Nous sommes le 15 février 2003. Un groupe de scientifiques manifeste contre la guerre sur une base de l’Antarctique. L’image fait le tour du monde. Parce qu’ils et elles sont loin d’être seulEs à manifester ce jour-là.
À Rome, la place qui doit accueillir la fin de la manifestation peut rassembler un million de personnes. Elle est bondée une heure avant le départ de la manifestation. Trente trains spéciaux et plus de 3 000 bus ont été affrétés. Le Guiness Book estime qu’il y a eu 3 millions de manifestantEs à Rome ce 15 février.
À Madrid, 2 millions de manifestantEs ; 1 million à Barcelone ainsi qu’à Londres ; plusieurs centaines de milliers à Berlin, Paris, Athènes.
À New York les autorités n’ont autorisé qu’un rassemblement. Mais la police ne peut contenir les centaines de milliers de manifestantEs (entre 400 000 et 1 million selon les estimations) qui convergent dans la First Avenue et débordent dans la Second et Third Avenue. Des manifestations ont aussi lieu à Chicago, Los Angeles, Seattle…
Au Canada, ce 15 février, il fait entre – 30 °C et – 40 °C. Mais 100 000 personnes bravent le froid à Montréal, 80 000 à Toronto et 40 000 à Vancouver.
En Tunisie les manifestantEs sont attaquéEs par la police, tandis qu’à Beyrouth et Damas le drapeau des États-Unis est brûlé par les manifestantEs.
À Tokyo, des survivantEs d’Hiroshima et Nagasaki défilent en tête.
Des manifestations et rassemblements ont lieu dans plus de 60 pays et plus de 600 villes, en Europe, aux États-Unis, en Amérique latine, en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie. Selon les estimations, entre 10 et 30 millions de personnes ont participé à ce que les chercheurs ont nommé la plus grande manifestation de l’histoire. Des rues du monde entier monte la même revendication, « Non à la guerre en Irak ! », dans ce qui devient ainsi, de fait, une démonstration contre le nationalisme, le sectarisme et l’islamophobie.
Le 17 février, traitant de cette journée, un éditorial du New York Times annonçait « qu’il existe désormais deux superpuissances sur la planète, les États-Unis et l’opinion publique mondiale ».
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« A c’est pour l’action, C pour la colère, G contre la guerre ! »
Retour sur la mobilisation antiguerre en France.
C'est le mouvement altermondialiste et ses rencontres internationales entre réseaux militants qui ont accouché de la plus grande manifestation de l’histoire.
La date du 15 février est fixée lors du Forum social européen, qui rassemble des dizaines de milliers de participantEs à Florence en novembre 2002 et finit par une manifestation gigantesque contre la guerre. L’appel devient mondial lors de la Conférence du Caire puis du Forum social mondial de janvier 2003 à Porto Alegre au Brésil.
L’évolution du mouvement altermondialiste vers la mobilisation antiguerre ne va pas alors sans résistances. En effet, ce mouvement est dominé par l’idée que la mondialisation néolibérale signifie à terme la disparition des États-nations et donc des conflits impérialistes. Dans cette optique la mobilisation contre la guerre est vue comme une diversion. S’y ajoute l’idée que toute résistance à la guerre ne pourrait que bénéficier aux courants islamistes réactionnaires.
ACG, l’aile marchante du mouvement antiguerre
Des mobilisations contre la guerre et des coalitions larges se forment progressivement dans de nombreux pays dès la fin de l’année 2001 et en 2002, à l’initiative de courants anti-impérialistes de la gauche radicale. En France il faudra attendre l’automne 2002 pour voir apparaître un collectif unitaire des organisations contre la guerre. Mais il tirera toujours en arrière, refusant d’intégrer la question palestinienne dans ses mots d’ordre, mettant à égale distance lutte contre la guerre et contre le terrorisme ou contre Saddam Hussein.
C’est dans ce vide que va émerger un ovni militant nommé « Agir contre la guerre » (ACG), à partir de quelques collectifs locaux créés après janvier 2002. Quand le collectif unitaire contre la guerre se crée, ACG a déjà essaimé, en particulier dans les universités parisiennes et quelques villes en région et va devenir l’aile marchante du mouvement.
L’action s’organise autour de trois slogans simples : « Pas d’attaque sur l’Irak, justice en Palestine, pas de participation française ». L’autre base des collectifs est le lien fait entre refus de la guerre et opposition aux politiques sécuritaires et racistes. Pour ACG la lutte contre la guerre en Irak est aussi une lutte contre le racisme et l’islamophobie. Dans ses cortèges des slogans sont chantés en français mais aussi en anglais et en arabe.
Après les manifestations du 15 février c’est ACG qui sert de moteur pour appeler à manifester immédiatement en cas d’attaque de l’Irak. Le 20 mars, jour de l’attaque, 80 000 personnes défilent à partir de la Concorde.
Face au reflux de la mobilisation
En France, plus rapidement que dans d’autres pays, l’occupation de l’Irak conduit à un reflux du mouvement qui n’a pas réussi à empêcher l’invasion et où les analyses anti-impérialistes n’ont pas gagné suffisamment d’influence. De nombreux courants affirment désormais que c’est le retrait des troupes d’occupation qui provoquerait le chaos au Moyen-Orient et défendent l’idée d’une reprise en main par l’ONU ou l’organisation d’une conférence internationale remettant en jeu la France, l’Allemagne, la Chine et la Russie !
ACG initiera des vagues d’action contre l’occupation de l’Irak, affrétera 9 cars de Paris pour le contre-sommet d’Annemasse en juin 2003, appellera, avec le MIB et la Confédération paysanne, à une manifestation en septembre, organisera un concert à l’Élysée-Montmartre, un an après le 15 février 2003, où 120 000 tracts appelant à une manifestation sont pris pour être distribués par les 1 500 participantEs. En juin de la même année, ACG est à l’initiative d’une manifestation de plusieurs dizaines de milliers de personnes contre la venue de Bush qui vient se réconcilier à Paris avec Chirac sur le dos de la population irakienne.
Une nouvelle génération militante s’est formée dans cette expérience qui fera aussi progresser, dans un contexte difficile, la lutte contre l’islamophobie. L’activisme débridé d’ACG souffrira pourtant d’un déficit à combiner celui-ci avec le renforcement, au sein du mouvement, d’un courant anticapitaliste et anti--impérialiste capable de tenir sur la durée. La tâche est toujours devant nous alors que, comme le mouvement antiguerre l’avait dit, le système impérialiste génère toujours plus de chaos, de racisme et de militarisme.
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Égypte : « La première répétition » de la révolution de 2011
Entretien avec Taher, révolutionnaire égyptien résidant actuellement en France.
Tu avais quel âge en 2003 ?
J’avais 17 ans. J’étais lycéen dans une petite ville à 300 km d’Alexandrie. Je n’ai commencé à militer que quelques années plus tard à la fac. Mais je me souviens des images des manifestations du 15 février dans le monde à la télé sur Al Jeezera.
Est-ce qu’il y a une filiation entre cette période et la révolution de 2011 ?
Bien sûr. La génération qui a fait la révolution s’est formée dans ces années-là, dans le mouvement de solidarité avec l’intifada en Palestine à partir de 2000 puis dans le mouvement contre la guerre en Irak. C’est dans ce mouvement que Moubarak a commencé à être attaqué publiquement. Il y avait un slogan « Ya Mubarak ya gaban, ya aamil el amrikan » (« Moubarak, lâche, agent des Américains »). Les choses partaient des universités. Le 21 mars ça a débordé et 20 000 à 30 000 manifestantEs se sont retrouvés sur la place Tahrir. Des photos de cette manifestation ont circulé en 2011 dans les journaux disant que ça avait été la première répétition !
Tu peux expliquer cette filiation ?
On m’a dit ensuite que dans le mouvement antiguerre il y a alors plusieurs courants. Et il y avait des débats ! Les deux courants les plus forts étaient les Nassériens qui argumentaient contre Moubarak sur des bases nationalistes et les islamistes qui se battaient contre les États-Unis parce que « c’est le diable ». Mais c’est aussi là qu’émerge un courant révolutionnaire qui argumente sur la base d’une analyse du capitalisme et, spécifiquement, de l’impérialisme.
Puis viennent dans les années qui suivent le mouvement pour des droits démocratiques et contre la volonté de Moubarak d’introniser son fils comme successeur. Dans ce mouvement il y a beaucoup de débats sur la place de la question démocratique et sur le rôle des travailleurEs. Cela devient concret en 2008 avec les grèves et l’insurrection ouvrière à Mahalla (centre de l’industrie textile).
Sans ce processus de luttes, d’expériences, de confrontations et de débats internes au mouvement, du mouvement contre la guerre aux grandes grèves en passant par le mouvement pour les droits démocratiques, on ne peut pas comprendre l’explosion de 2011 qui aboutit au -renversement de Moubarak.
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Le nouveau désordre mondial
Malgré l’ampleur inédite des manifestations, quelques semaines plus tard, le 20 mars, les États-Unis attaquent l’Irak.
Sous la pression de leurs opinions mais aussi en raison de leurs propres intérêts, de nombreux gouvernements ont refusé de participer dont ceux de la France, l’Allemagne, la Russie ou la Chine.
La chute de Saddam Hussein et la conquête militaire du pouvoir par l’armée américaine sera rapide. La population irakienne est exsangue après plus de dix ans d’embargo où 1 million de civils sont morts. Et elle n’a rien à défendre dans le régime en place.
Chaos géopolitique
Mais les États-Unis n’arriveront jamais, pas plus qu’en Afghanistan, à stabiliser la situation en Irak qui devient le siège d’une résistance populaire à l’occupation. Les occupants vont tenter de diviser la population selon des lignes confessionnelles. C’est finalement dans la prison d’Abu Ghraib, tristement célèbre pour les photos de ses prisonniers torturés et humiliés par des militaires US, que se rencontreront ceux qui vont créer l’État islamique.
Cet échec est devenu une défaite de l’impérialisme US de bien plus grande portée, à la mesure des objectifs stratégiques poursuivis avec l’invasion de l’Irak. Gilbert Achcar estime même que cette défaite est plus grave pour l’impérialisme US que celle du Vietnam dans les années 1970.
Avec les occupations de l’Afghanistan et l’Irak, l’hyper-puissance militaire US devait affirmer un « nouvel ordre mondial ». Elle devait imposer les États-Unis comme gendarmes de la planète pour menacer toute tentative de remise en cause de leur hégémonie politique et économique, contrôlant une région clef économiquement comme géostratégiquement pour contenir l’émergence de l’Europe et surtout de la Chine. Il s’agissait aussi d’affaiblir les prétentions régionales de l’Iran et tout rétablissement de la Russie. C’est l’opposé qui s’est produit, tandis qu’au chaos géopolitique s’est ajouté, depuis 2008, le spectre de la crise financière.
Denis Godard