Au milieu du 19e siècle, plus de 90 % de la population russe est paysanne. L’État tsariste, particulièrement despotique, s’est de longue date subordonné la noblesse et l’Église et a réduit la paysannerie au servage...
Bien que le servage soit officiellement aboli en 1861 par Alexandre II, la répression des révoltes paysannes, issues de l’absence d’amélioration des conditions de vie, se poursuit. Sur fond de famines récurrentes et de misère, la volonté de posséder réellement les terres cultivées se fait de plus en plus forte, et les premiers « populistes » considèrent que c’est de là qu’une révolution peut surgir en Russie.
À quoi sert la paysannerie ?
Au niveau stratégique, Marx s’était demandé si la propriété communautaire des campagnes, le « mir », pourrait servir de point d’appui à une transition vers le socialisme faisant l’économie de la transition capitaliste, Engels la considérant au contraire comme archaïque et en cours de décomposition. Lénine, menant bataille contre les populistes, défendra que l’agriculture russe est déjà profondément transformée dans le sens capitaliste.
Avant comme après 1905, les mencheviks, reprenant l’ancienne vision « standard » de Marx qui estimait malgré tout que les pays capitalistes avancées seraient la locomotive de la révolution prolétarienne, défendent que la révolution en Russie, pays arriéré au possible, devra d’abord être bourgeoise et démocratique, et que le mouvement ouvrier ne saurait y jouer un rôle de premier plan.
Lénine, pour qui le temps de la révolution socialiste n’est pas non plus venu, estime cependant que la bourgeoisie sera incapable de mener cette révolution, que son sujet sera bicéphale, ouvriers et paysans de concert, et que la forme du pouvoir politique à venir sera leur « dictature révolutionnaire et démocratique » commune.
Trotski, de son côté, avance dès 1905-1906 une première version de la théorie de la révolution permanente : une telle coalition est improbable car elle supposerait la capacité de la paysannerie à jouer un rôle politique suffisamment indépendant, au moins autant que la classe ouvrière, ce qu’il juge impossible. Seule la dictature hégémonique du prolétariat, alliée avec cette paysannerie pauvre comme appui, sera à même de prendre en charge les tâches démocratiques (comme la réforme agraire, la conquête des libertés civiles et politiques, etc.) mais sera conduite, de ce fait, à initier les tâches proprement socialistes en faisant intrusion dans la propriété privée. Ce par quoi il anticipe le processus à venir.
Pour le partage des terres
Le sort de l’insurrection des journées de février 1917 va dépendre de l’armée, qui est de composition essentiellement paysanne. Le basculement de la majorité des unités de soldats et de la garnison de Pétrograd, la fraternisation du moujik en uniforme, petit paysan arraché de force à sa terre et son village, et du métallo radicalisé, scellent le destin de l’État tsariste.
Dans les villes comme les campagnes, la chute de l’autocratie ouvre une ère d’espérance sans précédent. Le gouvernement provisoire continue cependant la guerre et lui subordonne tout le reste (d’abord sous la domination libérale-bourgeoise des cadets, puis sous la première coalition incluant mencheviks et SR).
Lénine, dans ses Thèses d’avril, redéfinit alors contre les « vieux bolcheviks » le caractère de la révolution. Jugeant que la dictature démocratique est déjà en partie réalisée, il condamne le gouvernement provisoire et exige « Tout le pouvoir aux soviets ». La dualité de pouvoir reflète une situation de « transition » entre la première étape, bourgeoise, et la seconde à venir, devant « remettre le pouvoir entre les mains du prolétariat et des couches pauvres de la paysannerie ». Convergeant dès lors avec les vues antérieures de Trotski, Lénine est également conscient que la nationalisation ou la socialisation des terres n’est pas à l’ordre du jour, c’est leur partage, revendiqué par les SR, que les bolcheviks mettent en avant.
À l’approche de l’été, les attentes ouvrières se voient de plus en plus déçues, les réformes sur la journée de travail, les salaires, le ravitaillement et bien entendu la paix, sont incessamment repoussées, de même que les aspirations paysannes, subordonnées à la protection de la grande propriété foncière. Le ressentiment s’attise et les campagnes s’enflamment, des milliers de soulèvements locaux règlent de fait le problème du partage et de l’expropriation, mettant à sac manoirs et grandes propriétés, pillant et saccageant ce qui ne pouvait être réapproprié, distribuant aux comités locaux les terres enfin conquises.
Lénine fait pression pour que le parti bolchevik soutienne ces insurrections paysannes. Le décret sur la terre prononcé le jour même de la prise du pouvoir en octobre, avalisant le fait accompli, proclame de façon parlante « l’abolition sans indemnité de la propriété privée et la remise de toutes les terres à la disposition des comités agraires locaux ».
Tensions et Nouvelle politique économique...
Au cours des années 1918-1921, pour faire face à l’effroyable guerre civile qui dévaste un pays déjà ravagé par la guerre et la famine, le « communisme de guerre » impose la nationalisation des industries et du commerce, l’interdiction de l’entreprise privée, etc. mais aussi le travail obligatoire des paysans, la réquisition de la production agricole au-delà du minimum vital, sans compter les enrôlements forcés au sein de l’Armée rouge. Les tensions avec la paysannerie renaissent en proportion.
Les bolcheviks opèrent à partir de mars 1921 le virage de la nouvelle politique économique (NEP) qui fait réémerger un large secteur privé dans le commerce, l’agriculture et l’artisanat. La production agricole est relancée et retrouve progressivement les trois quarts de son niveau d’avant-guerre, la vie citadine renaît et les relations entre le pouvoir bolchevique et les campagnes s’apaisent considérablement. Mais au prix de lourdes menaces pour la révolution, s’incarnant aux yeux des protagonistes dans la figure du paysan réenrichi, le koulak, autour duquel graviteront, de façon sinueuse, les années suivantes, jusqu’au tournant de la collectivisation brutale de la fin des années 1920 sous l’impulsion de Staline.
Trotski écrivait dans son Histoire de la révolution russe : « Pour que se fondât un État soviétique, il a fallu le rapprochement et la pénétration mutuelle de deux facteurs de nature historique tout à fait différente : une guerre de paysans, c’est-à-dire un mouvement qui caractérise l’aube du développement bourgeois, et une insurrection prolétarienne, c’est-à-dire un mouvement qui signale le déclin de la société bourgeoise. Toute l’année 1917 se dessine là. »
Par contraste, pour toute une série de raisons renforcées ou induites par la dégénérescence stalinienne, la suite de l’histoire de la Russie révolutionnaire sera incapable de réussir à nouveau ce grand écart.
Emmanuel Barot
Lire aussi « La révolution de 1917 face à la “question paysanne” », dans L’Anticapitaliste n°87 (mai 2017)