L’irruption massive des salarié-e-s du secteur public sur la scène politique et sociale en novembre-décembre 95, alors que, depuis des années, la classe ouvrière subissait recul sur recul, était l’expression des transformations de conscience qui s’étaient opérées dans une fraction du monde du travail pendant les deux septennats de Mitterrand. Quelques mois auparavant, en avril de la même année, Arlette Laguiller, la candidate de Lutte ouvrière, avait recueilli 1,6 million de voix, soit 5,3 % des suffrages exprimés, un score inédit pour l’extrême gauche, qui indiquait ce même changement dans l’opinion ouvrière. Il s’agissait de solder les comptes de la politique de la gauche au pouvoir, un moment que les révolutionnaires n’ont pas su saisir pour franchir une étape significative pour aller vers un « Parti des travailleurs » pour reprendre l’expression lancée par Arlette Laguiller.
Transformations des consciences
La participation du PCF au gouvernement de 81 à 84, son soutien critique, ensuite, aux gouvernements d’Union de la gauche, le suivisme des syndicats à l’égard du Parti socialiste au pouvoir, avaient écœuré de nombreux militants communistes avant que la chute du Mur ne détruise le mensonge du socialisme réel en URSS et dans les pays de l’Est. Encore à 15 % au premier tour de la présidentielle de 1981, le PCF, à travers son candidat Robert Hue, recueillait seulement 8,64 % des voix en 1995 et ses effectifs militants avaient considérablement fondu. Beaucoup de celles et ceux qui avaient quitté le PCF, cependant, s’étaient repliés sur une activité syndicale. Ce furent eux, souvent, qui s’employèrent, en même temps que les militants d’extrême gauche, à étendre la grève en 1995.
Il y avait dans le mouvement une aspiration à aller vers un mouvement général du monde du travail et de la jeunesse, une grève générale comme en mai 68, ce qu’exprimait avec force le slogan « Tous ensemble ». Les barrières qui avaient divisé les salariés, celles maintenues par les appareils du mouvement ouvrier, en particulier celui du PCF, étaient tombées. On le voyait dans les manifestations, les cortèges se mélangeaient et étaient heureux de le faire, salariés du privé avec ceux du public ou avec les étudiants, syndicats réunis derrière une même banderole d’entreprise ou de secteur, et il en était de même dans les assemblées générales. Il est arrivé, dans de petites villes, que l’AG des cheminots, postiers ou électriciens agglomère autour d’elle pratiquement tous les salariés du public mais également des salariés du privé et des chômeurs. Des SDF se joignirent aux manifestations.
Ainsi, malgré ses limites, le mouvement des salariés du public fut regardé par toute la population travailleuse au sens large du terme, avec ou sans emploi, comme représentant toutes celles et ceux qui souffraient de l’exploitation et du mépris des classes possédantes et qui avaient soif de dignité. Il fut d’ailleurs suivi par le mouvement des sans-papiers à partir de l’été 1996, puis le mouvement des chômeurs pendant l’hiver 1997. De nouvelles perspectives s’ouvraient.
Le nécessaire regroupement des anticapitalistes et des révolutionnaires
La campagne d’Arlette Laguiller, en 1995, était en prise avec la situation sociale et politique et sut trouver un large écho. Elle dénonçait, à partir des affaires de corruption, la collusion entre le personnel des partis institutionnels et les milieux d’affaires, l’enrichissement « extravagant » d’une infime couche de la population et définissait un programme pour « réaliser l’unité » de luttes dont certaines avaient déjà éclaté et d’autres ne manqueraient pas de survenir. Elle se situait dans la perspective d’un « troisième tour social » pour imposer des revendications essentielles : 1500 francs pour tous, 35 heures sans diminution de salaire, interdiction des licenciements ; pour en garantir l’efficacité, les travailleurs devraient imposer le contrôle des comptes des entreprises et plus généralement des mesures d’autorité face au grand patronat.
Le bon score d’Arlette Laguiller, comme l’affluence à ses meetings, exprimait la rupture d’une fraction du monde du travail et de la jeunesse avec les partis de la gauche gouvernementale et une attente. Aussi l’appel que lança Arlette le soir du premier tour, « pour envisager les conditions de la création d’un bien plus grand parti que le nôtre, se plaçant résolument, et uniquement, sur le terrain de la défense politique des exploités », fut-il très entendu.
Malheureusement, Lutte ouvrière n’alla pas jusqu’au bout de cette initiative, au prix même d’une crise interne. Et il fallut attendre 1999 pour voir une liste commune de l’extrême gauche, LO-LCR, aux élections européennes. La collaboration entre les deux organisations, à ce moment-là comme en 2004 où il y eut aussi des listes communes aux élections régionales puis européennes, se borna à un accord électoral.
De fait, l’extrême gauche ne fut pas en mesure de prendre une initiative qui aurait pu indiquer largement qu’elle entendait se donner les moyens de répondre aux aspirations qui s’étaient exprimées tant sur le terrain des luttes sociales que sur le terrain politique. Il s’agissait de répondre à la rupture avec la gauche gouvernementale, au besoin de rassembler les forces, d’offrir un cadre militant ouvert et démocratique à toutes celles et tous ceux qui retrouvaient le chemin de la lutte après avoir placé leurs espoirs dans cette gauche qui les avaient trahis. Pour répondre au besoin d’unité, il aurait fallu que l’extrême gauche soit capable de rompre avec ses propres divisions pour prendre en compte les intérêts généraux du mouvement.
Une question plus que jamais d’actualité
Ainsi, c’est depuis 1995 que se pose cette question de la construction d’une représentation politique des exploité-e-s, quelque nom qu’on lui donne. Non seulement il n’y avait pas d’autre issue à la crise du mouvement ouvrier, à l’intégration de plus en plus poussée des appareils syndicaux et politiques au système, mais 1995 avait ouvert une période de remontée des luttes et de mobilisations – chômeurs, sans-papiers, salariés contre les licenciements ou les attaques contre les retraites et les lois de décentralisation en 2003, mobilisation contre le traité constitutionnel européen (TCE), mouvement étudiant contre le CIP en 2006.
Certes, ces luttes étaient défensives, elles s’inscrivaient dans la tendance longue des reculs imposés aux travailleurs et aux populations par les multinationales et leurs Etats pour reprendre toutes les concessions qu’ils avaient dû leur faire dans le passé. Mais ce sont les travailleurs et travailleuses, jeunes, militant-e-s qui imposèrent ces mobilisations, leur résistance, en dépit de la passivité complice des directions des grandes confédérations syndicales. Pendant toute cette période qui prit fin – si tant est qu’on puisse dater celle-ci précisément – en 2010, l’extrême gauche, regardée avec sympathie par une fraction significative de la classe ouvrière, obtint des scores électoraux au-dessus de ce qu’elle avait connus dans le passé.
C’est à la LCR qu’il est revenu de mettre en œuvre, à partir de l’été 2007, un projet de construction d’un parti anticapitaliste pour la transformation révolutionnaire de la société, le Nouveau parti anticapitaliste qui a été fondé au début de l’année 2009. Le NPA n’a pas renoncé à son projet de permettre le regroupement de l’ensemble des anticapitalistes et des révolutionnaires pour construire une force qui soit en mesure de peser dans la situation, alors que, tout le monde en est bien conscient, nous sommes entrés dans une période difficile. Que l’extrême gauche soit le seul courant politique à refuser de s’inscrire dans l’union nationale et à affirmer son indépendance par rapport au pouvoir en place en dit long sur ce qui rapproche les projets de ses organisations.
Mais il est clair que l’occasion manquée des années qui suivirent le mouvement de novembre-décembre 95 a constitué un lourd handicap, difficile à surmonter, alors que l’espoir qui était né à cette époque a perdu de sa force, que le recul s’est accentué, que les défaites se sont accumulées. Les leçons gardent leur pertinence face à l’offensive réactionnaire orchestrée par le gouvernement PS dont Marine Le Pen récolte les fruits pourris. Le front de toutes celles et tous ceux qui ne se plient pas à la guerre et à l’union nationale est une tâche urgente.
Galia Trépère