Publié le Samedi 26 décembre 2015 à 10h24.

20 ans après, que reste-t-il du « plan Juppé » ?

Malgré le recul que la mobilisation lui avait imposé sur les retraites, le plan Juppé a ouvert une brèche qui n’a cessé de s’approfondir. Toutes les contre-réformes de la protection sociale, menées par les gouvernements de gauche comme de droite, ont depuis creusé le même sillon.

Lorsque, le 15 novembre 1995, Alain Juppé dévoile à la tribune de l’Assemblée Nationale son « plan de réforme de la Sécurité sociale », il reçoit un véritable triomphe. Au sein de la droite et du patronat on s’enthousiasme pour un plan « ambitieux » allant au-delà des « replâtrages ». 

Quant au PS, dans l’opposition, il est pour le moins embarrassé. Au sein du mouvement syndical, la CFDT, dirigée par Nicole Notat apportera de bout en bout un soutien indéfectible à Juppé et à son gouvernement.

Ce consensus n’est pas surprenant : Juppé avait formulé un projet global de contre-réforme libérale de la protection sociale répondant aux exigences des politiques d’austérité pratiquées dans toute l’Union européenne, par les gouvernements de droite comme de gauche. 

Il n’est pas étonnant dès lors que, de Jospin à Hollande en passant par Chirac et Sarkozy, toutes les « réformes » de la sécurité sociale qui suivirent aient consisté soit à réintroduire des mesures abandonnées en 1995, face au mouvement gréviste, soit à s’appuyer sur le plan Juppé pour le prolonger et l’aggraver.

Toutefois, la classe dirigeante et son personnel politique de droite et de gauche surent aussi, à leur manière, tirer les leçons des événements de 95. Imposer par surprise un plan global s’était avéré une méthode dangereuse. Aucun gouvernement ne s’y hasarda par la suite. Afin d’éviter des confrontations sociales d’ampleur, tous poursuivirent une « privatisation rampante » en échelonnant et en segmentant les « réformes » afin de les banaliser et de diviser les salariés. Même s’ils n’y sont pas toujours parvenus, comme l’ont montré les mouvements du printemps 2003 et de l’automne 2010.

Les précurseurs : Rocard et Balladur

Le soutien ouvert d’une partie du PS (la « deuxième gauche » rocardienne) et de la direction de la CFDT au plan Juppé vient de loin. C’est en effet à Michel Rocard, premier ministre socialiste de juin 1988 à mai 1991, que l’on doit le premier projet complet de contre-réforme de la protection sociale et le début de sa mise en œuvre avec en particulier la création de la contribution sociale généralisée (CSG) en remplacement d’une partie des cotisations sociales, ainsi que l’instauration du RMI, se substituant à une partie des allocations chômage. Rocard fut également à l’origine d’un « livre blanc » sur les retraites, qui inspira toutes les contre-réformes qui suivirent, mais qu’il n’eut pas le temps d’appliquer. Ce courant idéologique, influent dans le PS et hégémonique dans la direction de la CFDT, ne pouvait désavouer chez Juppé ce qu’il avait défendu auparavant. Tout au plus pouvait-il critiquer la méthode employée.

La droite revenue aux affaires prit donc le relais avec le gouvernement dirigé par Balladur qui imposa, sans réaction significative, au cours de l’été 1993, la première contre-réforme des retraites pour les salariés du privé (allongement de la durée de cotisation, calcul plus défavorable des pensions). La voie pouvait alors sembler libre pour une offensive éclair. C’est du moins l’appréciation que porta le tandem Chirac-Juppé.

Aux classes populaires de payer 

C’est avant tout autour de la défense de retraites que s’est développée la mobilisation de novembre-décembre 1995, alors que le plan Juppé s’attaquait à tous les aspects de la sécurité sociale. Rappelons-en ici les différentes facettes. 

Le plan Juppé, c’est d’abord une ponction massive sur les revenus des classes populaires. Les salariés, retraités, chômeurs et leurs familles étaient mis à contribution pour 82 milliards de francs de l’époque (12,6 milliards d’euros) de prélèvements supplémentaires. C’est sur eux que reposait à 88,7 % « l’effort » exigé, le reste se répartissant en 6,9 % pour les médecins, 3,2 % pour les entreprises et 1 % pour les revenus financiers. Ces chiffres réduisent à néant les arguties du gouvernement et de la CFDT parlant d’un effort « équitablement réparti » 

Le « remboursement de la dette sociale » (RDS) pesait sur l’ensemble des ménages, tout comme l’augmentation du taux de la CSG. Les allocations familiales étaient désormais intégrées au calcul de l’impôt sur le revenu, rendant ainsi 300 000 familles imposables. Enfin, les retraités imposables et les chômeurs dont l’allocation était supérieure au SMIC voyaient augmenter leurs cotisations maladie.

L’État rafle la mise

« En décidant que le Parlement allait donner les orientations de la protection sociale, il [l’Etat] rafle les 2 200 milliards de francs constitués par les cotisations sociales. » Cette formule de l’ancien dirigeant de FO, Marc Blondel, est pertinente, quelles qu’en soient les arrière-pensées.

La Sécurité sociale a été fondée en 1945 comme institution autonome, indépendante de l’Etat, chargée de gérer les cotisations sociales c’est-à-dire la partie « socialisée » du salaire finançant la protection sociale. En toute logique, la gestion de cette mutuelle unique universelle et obligatoire aurait dû revenir aux représentants élus des assurés sociaux et à eux seuls. Dès l’origine les patrons y ont néanmoins été admis de manière minoritaire (un quart).

Au fil des années, les élections des administrateurs ont disparu, le « paritarisme » a permis au patronat de gérer l’institution avec la participation complaisante d’un syndicat minoritaire (FO), la tutelle de l’Etat n’a cessé de se renforcer tant sur la gestion que sur la nomination des cadres dirigeants. La « gestion ouvrière » des origines n’est plus devenue que l’ombre d’elle-même.

Le plan Juppé, avec l’instauration des lois de financement de la sécurité sociale (LFSS) votées chaque année par le parlement, n’en marque pas moins une rupture. C’est désormais l’Etat qui fixe, par avance, les dépenses de sécurité sociale en fonction d’objectifs financiers prédéterminés. Dans le cadre des politiques d’austérité, il n’est plus question d’adapter les dépenses aux besoins en augmentant, si nécessaire, la part des cotisations sociales versée par les employeurs, mais de réduire celles-ci, en contenant les dépenses dans le cadre d’enveloppes fermées décidées par l’Etat. 

Pour la santé, un Objectif national des dépenses d’assurance maladie (ONDAM) est fixé. Dès lors, la présence de représentants des salariés au sein des caisses de sécurité sociale n’a plus d’autre fonction que de cautionner l’application de l’austérité. A l’étatisation de la sécurité sociale correspond de manière cohérente l’extension de la CSG, un impôt se substituant aux cotisations sociales. 

L’invention de la « dette sociale »

Avec l’invention de la « dette sociale » Juppé a opéré un fabuleux tour de passe-passe. Il a transformé le « déficit » de la sécurité sociale, conséquence d’une insuffisance de financement, des exonérations de cotisations ou de leur non paiement par les employeurs, en une « dette » que les salariés, retraités ou malades, insouciants et dépensiers, devraient désormais payer pour ne pas la laisser à leurs enfants.

Mais, comme pour la dette grecque, si les classes populaires sont mises à contribution, la « dette sociale » s’avère une affaire très juteuse pour les banques. Dans l’attente de son apurement définitif initialement fixé à 2009 et aujourd’hui reporté à… 2025, la Caisse d’amortissement de la dette sociale, alimentée par une  cotisation de 0,5 % du salaire, la CRDS (contribution au remboursement de la dette sociale), émet des emprunts sur les marchés internationaux dont les banques touchent les intérêts.

Après la contre-réforme imposée par Balladur aux retraites du privé, Juppé voulait au nom de « l’équité » faire subir le même sort aux fonctionnaires et aux salariés des « régimes spéciaux » (SNCF, EDF…). C’est cette partie de la réforme qui a mis le feu aux poudres, et sur laquelle le gouvernement a dû faire machine arrière. 

Santé et hôpital : un volet essentiel et méconnu

Aspect majeur de la réforme Juppé, ce volet a été imposé en 1995 sans aucun recul. L’instauration d’enveloppes fermées impose une maitrise comptable des dépenses de santé, même si elle se prétend « médicalisée ».

Celle ci s’adresse en théorie tant aux médecins libéraux qu’au secteur hospitalier. L’activité de la médecine de ville est encadrée et ne doit pas dépasser un certain volume, ce qui déclenchera une mobilisation des syndicats de médecins libéraux contre « l’étatisation ». Mais dans la réalité, ce volet de la réforme Juppé restera assez limité.

A l’inverse, la création des Agences régionales de l’hospitalisation, avec à leur tête un directeur tout-puissant, dotait le pouvoir politique d’un « bras armé ». Ces agences peuvent désormais restreindre les budgets hospitaliers, organiser les fermetures et restructurations de services, répartir à leur gré les crédits entre établissements publics et privés.

Avec la mise en place de procédures d’évaluation, d’accréditation de contractualisation, le plan Juppé se dotait des moyens pour transformer l’hôpital en entreprise « rentable » et économiquement « efficiente », et pour réduire sa place prépondérante dans le système de santé. Il jetait également les bases de « filières » et « réseaux » de soins concurrentiels, outils de la privatisation.

Toutes ces pistes ont ensuite été élargies et approfondies par les gouvernements suivants (plan « Hôpital 2007 » de Chirac, loi « Bachelot » de Sarkozy, loi « Touraine » de Hollande).

« Étatiste » ou libéral ?

A l’époque, le plan Juppé fut dénoncé par les syndicats de médecins libéraux qui y virent le « Gosplan » soviétique (!) et par des économistes ultralibéraux. A l’inverse, les défenseurs « de gauche » de ce plan approuvaient une nécessaire « régulation », seule capable de « sauver » un système menacé par l’explosion des dépenses.

Dans les deux cas, c’était faire un contresens complet, que l’on retrouve d’ailleurs aujourd’hui au sujet de la « loi Touraine ». Si pour Juppé hier, comme pour Hollande et Touraine, l’Etat intervient pour « réguler » les dépenses et organiser le système de santé, c’est dans le but de réduire la part du financement public et socialisé dans le cadre des politiques d’austérité, en ouvrant ainsi un large espace à l’investissement des capitaux privés (assurances, chaînes de cliniques…).

L’intervention préalable de l’Etat bourgeois pour restreindre et démanteler la protection sociale et l’hôpital n’est pas l’opposé de la privatisation, il en est au contraire la condition nécessaire. C’est pour ces raisons que le plan Juppé devait être combattu hier, comme doivent l’être aujourd’hui les contre-réformes de Hollande, Valls et Touraine.

Jean-Claude Laumonier