« Le peuple, c’est nous, ceux qui doivent partir, c’est vous ! »« La chute du mur a montré que les rêves peuvent devenir réalité », a lancé Angela Merkel lors de la cérémonie qui s’est déroulée le 9 novembre dernier, au Mémorial du mur, Bernauer Strasse à Berlin. La chancelière, qui a vécu jusqu’à l’âge de 35 ans derrière le Rideau de fer, symbolise la réunification de l’Allemagne qui a suivi la chute du mur. Elle symbolise aussi le contenu réel qu’a pris le « rêve d’Occident » des peuples d’Europe centrale et orientale à la fin des années 80, le désir d’accéder enfin à une vie plus confortable, à un certain bien-être, à la liberté. Ce rêve a été brisé. Et le mur de l’argent a remplacé « le mur de la honte ».
Ce rêve avait été porté par une immense foule en liesse rassemblée sur l’Alexanderplatz, soulevée par tous les désirs et les aspirations jusque-là étouffés et réprimés, une marée humaine, surmontée d’un flot de banderoles, exprimant toutes à leur façon l’irrésistible aspiration à la liberté et à la démocratie. Au total, durant le mois d’octobre 1989, plus de la moitié de la population de RDA avait manifesté.Cette irruption populaire était devenu irrépressible. La bureaucratie moscovite, occupée elle-même à tenter de se réformer, avait bien compris qu’il lui fallait céder. À la fin des années 1980, Gorbatchev se résigne à lâcher ses satellites. Les 7 et 8 octobre 1989, il vient à Berlin pour la commémoration du 40e anniversaire de la RDA, la République démocratique allemande. Sa présence encourage les premières manifestations qui ont lieu dans toutes les grandes villes. La jeunesse se dressait en réponse à la grande parade militaire à la stalinienne, avec délégations obligatoires des enfants des écoles, des travailleurs d’usines... Président de la République et secrétaire général du parti depuis 1971, Erich Honecker assistait à la parade avec tous les octogénaires et septuagénaires du régime.Dix jours plus tard, le gouvernement sombrait dans la crise. Le 18 octobre 1989, Honecker est limogé : « Pour des raisons de santé, le comité central a accepté, à la demande d’Erich Honecker, de le démettre de ses fonctions de secrétaire général, de président du Conseil d’État ainsi que de président du conseil national de défense de la RDA. » Les digues ont cédé...
La fin d’une monstrueuse caricatureComme l’ensemble des pays du glacis de l’URSS, la RDA n’avait rien de socialiste : elle n’avait pas connu de révolution mais l’occupation par les chars russes quand le régime nazi s’est effondré. Elle est née de l’offensive contre le bloc dit soviétique déclenchée par les USA et leurs alliés, justifiée au nom d’une croisade anticommuniste : la guerre froide.Malheureusement, l’irrésistible montée populaire qui a renversé le mur n’avait pas de direction. La classe ouvrière désorganisée, dominée par la dictature de l’appareil stalinien, n’était pas en mesure d’ouvrir une autre perspective pour faire que le rêve devienne réalité. Seule une petite minorité d’opposantEs, le plus souvent trotskistes, militait pour une Allemagne réunifiée socialiste. Dans une situation où le bloc dit communiste s’effondrait, où l’unification s’est faite sous l’égide d’un capitalisme qui paraissait triomphant, l’aspiration à la liberté et l’attrait du Mark ont été les plus forts.Les travailleurEs et les classes populaires, la jeunesse, ont cependant tourné une page sanglante de l’histoire pour en finir avec la monstrueuse caricature du communisme que représentait le stalinisme. Une étape indispensable sur la route des luttes d’émancipation, même s’ils n’ont pu empêcher que l’offensive libérale se mondialise...
Yvan Lemaitre
Yalta contre les peuplesEn 1945, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, la bureaucratie du Kremlin était au faîte de sa puissance. 10 ans auparavant, elle avait été en mesure d’éradiquer littéralement ce qui restait du parti communiste de Lénine-Trotski. Dans ces conditions la résistance du peuple soviétique à l’invasion nazie (Stalingrad, 1943) se fit au bénéfice du Kremlin, qui jouissait d’un prestige immense...
Sous couvert d’anti-nazisme, une coopération, vite conflictuelle, s’instaure entre Washington et le Kremlin. Lors des conférences de Yalta et Potsdam (1945), un nouvel ordre mondial fut mis en place par Roosevelt, Staline et Churchill, fondé sur la division de l’Europe et de l’Allemagne en deux. L’Europe de l’Est passe sous « influence » soviétique, l’Allemagne est dépecée par les puissances belligérantes.
La RDA est crééeEn Allemagne de l’Est, devant l’avance de l’armée de l’URSS, capitalistes et junkers (propriétaires fonciers) ont fui vers les lignes « alliées ». L’économie perd ses principaux propriétaires. Dès 1945, 200 très grosses entreprises devenaient « propriétés soviétiques ». 40 % de la capacité de production étaient mise « en régie » sous le contrôle des autorités d’occupation, 30 % seulement de la propriété industrielle restait propriété privée (surtout des petites entreprises). Enfin, le Kremlin procédait à des démontages d’usines considérables, dont l’outillage était envoyé en URSS.C’est dans ces conditions, « à froid », qu’allait se faire l’expropriation du capital. Un régime de caserne, d’oppression sinistre – la République « démocratique » allemande – est mis en place (1949). Walter Ulbricht, véritable proconsul de Staline, dirige le pays.Au milieu de ce territoire, Berlin, dont le sort avait été scellé à Yalta... Le secteur ouest de la ville demeurait sous contrôle des Américains et de leurs alliés, sans continuité territoriale avec la république fédérale de l’Ouest.
Berlin, juin 1953Staline meurt le 5 mars 1953, remplacé par Beria. En URSS, celui-ci tente une timide libéralisation. Dans ce contexte, le 16 juin 1953, les ouvriers du bâtiment de la Stalinallee se dressent, d’abord pour des motifs économiques : ils dénoncent l’augmentation des cadences, la faiblesse des salaires. Ces conditions leur ont été imposées par le gouvernement de la RDA, vu par tous comme un gouvernement d’occupation.Rapidement, le mouvement s’étend. 60 000 manifestantEs s’en prennent aux symboles du pouvoir stalinien, aux cris de « les rousski dehors ! ». Le mouvement prend un tour politique, anti-bureaucratique. Revendications sociales, politiques et nationales, tendent à se combiner.Ulbricht, faute de mieux, appelle Moscou à la rescousse. Les chars soviétiques finiront par noyer l’insurrection dans le sang, au prix de 80 morts, 25 000 arrestations. Mais, dès lors, la crise rampante de la bureaucratie allait s’accélérer. En URSS, fin juin, Beria est éliminé, ouvrant la voie à l’arrivée de Khrouchtchev au pouvoir.Au niveau international, l’appareil stalinien exulte de l’écrasement berlinois. Les partis bourgeois ne lèvent pas le petit doigt : il faut bien défendre le système de Yalta ! Quasiment seuls, les trotskistes prennent position en défense des ouvriers berlinois.
1956, année charnièreEn juin 1953, l’heure de la révolution politique en Europe de l’Est avait sonné. On le vit quelques mois plus tard : la crise du stalinisme rebondit en Pologne. En juin 1956, une insurrection éclate à Poznan : 50 morts, 500 blessés. Ces événements heurtent de plein fouet l’appareil qui se fissure : Gomulka arrive au pouvoir, porteur d’une ligne de « libéralisation » contrôlée. L’« octobre polonais » débute.Parallèlement, en Hongrie, les choses prennent un tour encore plus radical. Le 23 octobre, sur fond d’agitation étudiante et intellectuelle, une manifestation regroupe 200 000 travailleurs à Budapest et se heurte aux forces staliniennes locales. Se noue alors une situation révolutionnaire dans le pays : des conseils ouvriers sont créés et le parti stalinien se fracture. Au final, Khrouchtchev et ses chars noieront la révolution dans le sang. En Pologne aussi, le régime gagne un répit. Mais à partir de 1956, le stalinisme entame son agonie.
Le « mur de la honte »À Berlin, jusqu’en août 1961, on pouvait circuler entre les zones Est et Ouest (sous contrôle des « alliés »). 3 millions de personnes avaient ainsi fui la RDA depuis 1953. Pour Moscou, cela ne pouvait durer. Un sommet du pacte de Varsovie annonce des mesures pour « assurer autour de Berlin-Ouest une surveillance fiable et un contrôle efficace ».Dans la nuit du 12 au 13 août, la zone ouest de Berlin est enserrée de barbelés, vite transformé en mur. Elle devra désormais être secourue par un pont aérien. La RDA devient officiellement une prison à ciel ouvert...Les occidentaux laissent faire : le président des USA Kennedy qualifie même la construction du mur de « solution peu élégante, mais mille fois préférable à la guerre »... Le mur de Berlin devient le symbole du système de Yalta. Il cristallisera la haine des peuples d’Europe contre le stalinisme.
Pascal Morsu
Champagne et Alka-Seltzer !Je me souviendrai toute ma vie de ce meeting de la LCR à la Mutualité fin novembre 1989, où Ernest Mandel, de retour de Berlin, nous enthousiasma par son récit de la révolution allemande en cours...
Car il s’agissait bien de cela : une « irruption de millions de citoyens et de travailleurs sur la scène sociale et politique ».
Alors, oui, champagne !Les contradictions internes du système bureaucratique avaient craqué. Gorbatchev était intervenu pour écarter la direction du SED (le Parti communiste). Mais surtout le peuple de RDA se débarrassait de la chape de plomb qui avait pesé sur l’Allemagne de l’Est depuis la fin de la guerre. Fuites à l’Ouest, par la Hongrie ou par l’ambassade d’Allemagne à Prague, réunions clandestines puis publiques, manifestations qui submergeaient les colonnes policières, grèves qui paralysèrent le pays.Ernest Mandel nous présenta les événements en reprenant le fil de l’histoire, dans une double continuité : celle des révolutions anti-bureaucratiques de 1953, 1956, 1968, 1981, en Allemagne, Hongrie, Tchécoslovaquie et Pologne, mais surtout comme un soulèvement qui renouait avec les révolutions allemandes des années 20, celle du prolétariat le plus puissant d’Europe. Nous sentions un nouveau souffle révolutionnaire.Mais nous allions sous-estimer une fois de plus les effets négatifs des rapports de forces mondiaux instaurés par la contre-réforme néolibérale. Il y eut deux phases et deux dimensions croisées dans les événements de novembre 1989 : une révolte pour les droits sociaux et démocratiques (droit de circulation, d’expression, d’organisation) et le rejet des privilèges bureaucratiques, qui épousa naturellement l’aspiration à l’unité du peuple allemand. « Nous sommes le peuple », mot d’ordre tourné contre la bureaucratie qui niait les droits élémentaires, sera vite remplacé par un autre mot d’ordre : « Nous sommes un peuple ».Défendant un « socialisme à visage humain », les opposantEs de la première heure envisagèrent une RDA socialiste et démocratique débarrassée de la bureaucratie. CertainEs parmi eux, comme les quelques partisanEs de la IVe Internationale en Allemagne, prenaient en compte l’aspiration à l’unité allemande mais souhaitaient lui donner un contenu socialiste, se prononçant pour une unification socialiste.
Du point de rupture à la restauration capitalisteLa dynamique populaire balaya tous ces débats et nous eûmes une unification de l’Allemagne, historiquement et politiquement légitime... mais dans un cadre capitaliste. Ce processus allait s’étendre dans toute l’Europe centrale et l’Europe de l’Est jusqu’en URSS en 1991. Le bloc de l’Est s’effondrait. La conjonction des poussées populaires démocratiques et du pourrissement interne du système allait conduire à la restauration capitaliste et à la généralisation de l’économie de marché.Trotski avait déjà envisagé cette hypothèse, dans son programme de transition de 1938 : « Ou bien la bureaucratie, devenant de plus en plus l’organe de la bourgeoisie mondiale dans l’État ouvrier, renversera les nouvelles formes de propriété et rejettera le pays dans le capitalisme, ou la classe ouvrière écrasera la bureaucratie et ouvrira la voie vers le socialisme », expliquait-il.Survenus au début des années 1980, les changements fondamentaux dans l’économie mondiale aiguisèrent jusqu’au point de rupture les contradictions dans les pays staliniens. La mondialisation de la production, ainsi que l’introduction des nouvelles technologies de communication, comme la course aux armements imposée par l’impérialisme nord-américain, étouffèrent les sociétés bureaucratiques.La bureaucratie, dans les rapports de forces mondiaux dominés par la contre-réforme libérale des années 80, sera l’agent cynique – les anecdotes ne manquent pas – de la restauration capitaliste. Avec la perestroïka, nombre de bureaucrates se transformèrent en patrons !
Et ensuite Alka-Seltzer...Non seulement la restauration capitaliste submergea l’URSS et les pays de l’Est, mais surtout il n’y eut pas de résistance populaire à la hauteur de ce changement historique. Les masses ne se dressèrent pas pour défendre les « conquêtes d’octobre » et les acquis sociaux liés à la propriété nationalisée des moyens de production.La contre-révolution stalinienne avait détruit depuis longtemps ce qui, de près ou de loin, touchait à la révolution russe. Elle avait détruit les bases économiques mais surtout, pour des millions de gens, communisme et stalinisme étaient confondus, la conscience et l’espoir socialiste. Il n’y avait plus rien à défendre de ce système.25 ans plus tard, les événements de novembre 1989 ont eu un résultat contradictoire. D’un côté, le stalinisme qui avait étouffé la démocratie, écrasé la classe ouvrière dans les pays où il était au pouvoir, mystifié des millions de travailleurs dans le monde, était balayé. Cet obstacle sur la voie du socialisme disparaissait. Mais d’un autre côté, la chute du mur, l’explosion de l’URSS et du bloc de l’Est, permettaient une nouvelle phase de la globalisation où le capitalisme couvrirait, à partir de là, quasiment toute la planète.
François Sabado
« Fin de l’histoire » ou permanence de la révolution ?Un an après la chute du mur, la réunification allemande était acceptée par les grandes puissances et ratifiée. La RDA était absorbée, en fait annexée, par la RFA, la République fédérale d’Allemagne, l’Allemagne de l’Ouest. Le 3 octobre 1990, l’Allemagne fêtait son unité retrouvée, un traité de paix était signé, mettant fin à la Deuxième Guerre mondiale près d’un demi-siècle après...
Cette réunification a été le fruit d’un long combat, pas seulement à l’Est mais aussi à l’Ouest, en particulier de la jeunesse, pour extirper de la société les survivances du régime nazi.
La « reconstruction »... des profitsLes premiers pas dans le processus de réunification ont été réalisés près de vingt-cinq ans après la fin de la guerre, par Willy Brandt devenu en 1969 le premier Chancelier social-démocrate de la RFA. Il est porté par l’aspiration de la jeunesse et du monde du travail à rompre avec le terrible passé et aussi par la « détente » entre les grandes puissances. Il engage une « nouvelle politique à l’Est ». Les liens économiques s’intensifient, la frontière devient moins étanche, mais l’anticommuniste demeure une obsession hystérique : en 1972, le gouvernement SPD prend un décret d’« interdictions professionnelles » qui interdit aux communistes d’être fonctionnaires !Si la réunification cicatrise les terribles blessures du peuple allemand, séquelles de la folie des classes dominantes et de la barbarie nazie, les plaies de la domination et de l’exploitation capitalistes sont toujours à vif. L’économie entière est passée entre les mains du capital de RFA qui s’est réservé tout ce qui l’intéressait : fin 1993, 87 % des entreprises privatisées avaient été rachetés par des Allemands de l’Ouest. Sous couvert de reconstruire l’Est, les flots d’argent public ont servi surtout à « reconstruire »... les profits des capitalistes, et à amortir un peu le chômage qu’ils créent.Les patrons, eux, ont su utiliser la situation calamiteuse à l’Est pour en menacer en permanence les salariéEs de l’Ouest, faire taire leurs revendications ou les faire plier. Les capitalistes de l’Ouest ont surtout saisi l’occasion qui leur été donnée de s’ouvrir sur l’Europe centrale et orientale pour y implanter des usines, s’approprier des réseaux commerciaux, gagner des marchés...Le capital s’est approprié les fruits de la révolte du peuple allemand. Ce dernier croyait conquérir la démocratie et la liberté, alors que l’offensive libérale allait engager le monde dans une nouvelle ère de crise et de guerres.
De l’euphorie à la crise globaliséePeu de temps avant la chute du mur, alors que se profile l’effondrement de la bureaucratie stalinienne, Fukuyama, intellectuel conservateur nord-américain, lance l’idée de « la fin de l’histoire », le capitalisme et la démocratie devenant universels... S’il est vrai que le capitalisme s’est imposé à l’ensemble de la planète, son universalité comme but et fin de l’humanité est pour le moins en faillite. Il est aujourd’hui synonyme de crise mondiale, de lutte de classes acharnée contre les travailleurEs et les peuples, de guerres : une impasse dramatique pour l’humanité et la planète.Invité aux récentes cérémonies du 25e anniversaire, Gorbatchev, l’homme de la perestroïka, a accusé les grandes puissances occidentales d’avoir cédé « au triomphalisme et à l’euphorie », pour imposer leur « monopole de la direction du monde, sa domination. […] Le monde est au bord d’une nouvelle guerre froide. » La chute du mur, la réunification s’inscrivent dans cette offensive qui a débouché sur la guerre dans l’ex-Yougoslavie, aujourd’hui en Ukraine, l’élargissement de l’Otan à des pays de l’Est européen, les guerres en Irak, en Afghanistan, en Libye, en Syrie, et l’extension de la crise capitaliste à l’échelle de la planète. Ce n’est pas une nouvelle guerre froide qui se met en place, cette page a été bel et bien tournée, mais une crise permanente, économique, écologique, politique, militaire.L’effondrement de la bureaucratie qui avait liquidé la révolution par la terreur, combiné à la mondialisation capitaliste, a aussi créé les conditions d’une nouvelle phase de développement du mouvement ouvrier, de sa renaissance en effet-retour de l’expansion mondiale du capitalisme. Le capital n’a pas pu entièrement voler aux classes populaires, à la jeunesse les fruits de leurs luttes. Les peuples poursuivent leur inlassable combat pour la fin de l’exploitation, des guerres, du militarisme, la conquête de la démocratie et de la liberté, le bien-être. Si le capital a su garder l’initiative pour capter les bénéfices de la révolte des peuples, la révolution poursuit son œuvre, et prépare les conditions de son nouvel essor, mondialisé.
Yvan Lemaitre