Publié le Dimanche 20 mars 2016 à 13h03.

Argentine 1969 - 1976 : De l’insubordination ouvrière au coup d’Etat militaire

Le coup d’Etat de 1976 en Argentine a eu moins d’impact politique, dans la gauche et l’extrême gauche hexagonales, que celui de Pinochet au Chili trois ans plus tôt. Son degré de sauvagerie, néanmoins, est comparable : 30 000 disparus, des milliers de militants, jeunes et travailleurs torturés, tués. Pour ce qui est de l’objectif politique, il était également similaire.

A l’encontre du discours officiel des militaires, comme de la vision liée à une lecture « guérillérisante » des gauches radicales latino-américaines, la question n’était pas tant de mettre fin à une conflictualité qui aurait été réductible à l’existence de puissantes organisations politico-militaires (fondamentalement, pour la gauche péroniste, les Montoneros, et pour la gauche guévarisante, le PRT-ERP). 

L’objectif du coup d’Etat, c’était la mise au pas d’un mouvement ouvrier et d’une jeunesse qui s’inscrivaient, depuis 1969, dans un cycle d’insubordination extrêmement tempétueux et violent, remettant tendanciellement en cause la domination des capitalistes dans le pays, et que le retour du péronisme au pouvoir, tuteur et référent historiques du monde du travail, après dix-huit années de proscription, n’arriva même pas à con- tenir. 

Nous nous contenterons, ici, d’évoquer quelques moments clefs qui inscrivent cette période au sein de ces « années 1968 » ayant secoué le monde, et qui permettent de comprendre la spécificité argentine de cette poussée ouvrière et populaire, sa portée et ses limites.1

 

Insubordination ouvrière et soulèvements populaires (1969-72)

L’événement le plus emblématique de cette période est le soulèvement et semi-insurrection connu sous le nom de Cordobazo, qui cristallise l’alliance entre les étudiants et la classe ouvrière de la ville de Cordoba, l’un des premiers centres industriels du pays. L’augmentation de 500 % du prix des restaurants universitaires dans plusieurs villes de province, dont Corrientes et Rosario (où il y aura également des soulèvements), ainsi que la tentative d’en finir avec les « samedis anglais » à Cordoba (où les salariés étaient payés huit heures pour quatre heures travaillées le samedi), combinés à l’autoritarisme borné et rétrograde du régime militaire d’Ongania, ont rendu la situation explosive, ce qui ne va pas tarder à s’exprimer au grand jour.

Les directions syndicales sont contraintes d’appeler à une grève générale pour le 29 mai 1969. Dès le matin, les cortèges d’ouvriers, notamment de l’automobile, aux côtés des travailleurs de l’énergie, avec leur combatif syndicat Luz y Fuerza et le non moins emblématique dirigeant Agustín Tosco, partent des usines pour défiler au centre-ville. De leur côté, les étudiants, qui réclament l’unité entre étudiants et travailleurs et la chute de la dictature d’Ongania, arrivent également en cortège, déterminés à faire face à la répression. Dès que les manifestants apprennent l’assassinat de Maximo Mena, lycéen et ouvrier de l’automobile qui manifestait dans les rue de Cordoba, la rébellion s’empare de la ville : barricades, occupations et même francs-tireurs qui menacent les forces de répression du haut des immeubles.

La police est finalement contrainte de se retirer du centre-ville et de se replier. Ce n’est qu’avec l’intervention de l’armée que cette semi-insurrection prend fin, les derniers retranchements étudiants tombant trois jours après le début de la grève. Cet événement marque le début de la fin de la dictature d’Ongania. Des soulèvements ouvriers et populaires se produisent ensuite dans plusieurs villes importantes de province, l’enjeu étant pour les militaires argentins que cette vague de mécontentement n’atteigne pas Buenos Aires et sa grande banlieue industrielle.

Le phénomène sous-jacent profond est un processus de réorganisation de la classe ouvrière à la base, contre la politique des directions syndicales péronistes qui sont peu ou prou, quoi qu’elles en disent, associées au régime et à sa politique. L’exemple le plus emblématique de cette première phase est probablement celui de Sitrac-Sitram, les deux syndicats « lutte de classes » des deux usines Fiat de Cordoba. En mars 1970, le site de Fiat Concord est occupé par ses travailleurs, qui contestent l’autorité de leur direction syndicale et la destituent. S’ensuit une période intense de luttes revendicatives et de démocratisation par en bas des structures syndicales, accompagnées de méthodes de lutte très dures impliquant des piquets de grévistes armés pour défendre les sites de production lorsqu’ils sont occupés, avec le personnel de direction, en otage, à l’intérieur.

Jusqu’à la dissolution des deux syndicats et l’occupation militaire des sites de production, en octobre 1971, les nouveaux dirigeants de Sitrac-Sitram s’opposent à la bureaucratie syndicale péroniste et se basent sur la méthode des assemblées générales pour définir leurs revendications et actions. Ils défendent l’indépendance politique par rapport à l’Etat, aux patrons et aux partis de la bourgeoisie. Ils vont jusqu’à poser la nécessité de lutter pour le socialisme. Il s’agit de l’expression d’une tendance chez les travailleurs à l’indépendance de classe et à une rupture avec l’idéologie péroniste de conciliation de classes, prônée par les directions syndicales. De manière générale, ce phénomène de radicalisation dans le mouvement ouvrier et la lutte contre la dictature tendait à prendre une dynamique anticapitaliste, avec l’idée que pour faire tomber la dictature il fallait remettre en cause la propriété capitaliste.

 

De la tentative de contenir la radicalisation au retour de Perón (1972-74)

Afin de tenter de contenir ce processus d’insubordination ouvrière qui se traduit par la multiplication de différents « azos », semi-insurrections ou émeutes qui s’emparent de plusieurs villes de province après mai 1969, le général Lanusse, au pouvoir à ce moment-là, propose le Grand accord national (GAN), qui est censé faire baisser la pression par le recours à des élections auxquelles participerait le péronisme, pour la première fois après dix-huit années de proscription.

L’objectif est clairement de contenir la lutte de classes et d’éviter que la classe ouvrière, péroniste dans sa majorité, continue de se radicaliser et d’avancer dans son niveau de conscience au fur et à mesure que son auto-organisation et son expérience dans la lutte avancent. Perón va s’appuyer sur sa capacité à contenir la lutte de classes pour imposer une issue négociée. Les élections anticipées auront lieu en 1973 et le candidat de Perón y est largement victorieux.

Malgré le courage et la combativité exprimée par ces secteurs, l’avant-garde qui se forge avec le Cordobazo reste isolée face aux illusions qui existent dans des secteurs très importants de la classe ouvrière par rapport à ce que signifierait le retour de Perón au pouvoir, en tant que retour à « l’âge d’or de l’Etat-providence et des salaires élevés » de la période ayant précédé le coup d’Etat anti-péroniste de 1955.

Néanmoins, après l’arrivée du nouveau gouvernement péroniste, les luttes se poursuivent contre la politique « austéritaire » de pacte social qui est mise en place dès l’installation du nouveau gouvernement, à travers un accord entre le patronat et la toute-puissante CGT péroniste. Ces luttes commencent alors à concerner Buenos Aires et sa grande banlieue industrielle.

On pense, pour ne citer qu’un exemple, au combat des ouvriers de l’industrie navale, au nord de la capitale, dès mai 1973. La veille de l’intronisation du nouveau gouvernement, les ouvriers d’Astarsa occupent leur lieu de travail suite au décès d’un ouvrier, qui a succombé à ses blessures après avoir été brûlé lors d’un accident dans l’usine. Aux cris de « Nous voulons un chantier naval, pas un abattoir », les ouvriers occupent les lieux pour protester contre des conditions de travail déplorables qui sont à l’origine de plusieurs décès de travailleurs. Ils demandent à ce que les ouvriers puissent contrôler les mesures de sécurité mises en place par l’entreprise, ainsi que la réintégration de tous leurs camarades licenciés depuis 1965. Après avoir obligé la direction à négocier devant l’entrée de l’usine en présence des médias, ils obtiennent gain de cause et décident de mettre fin à l’occupation. Il s’agit clairement d’une victoire de la base ouvrière, car les directions syndicales l’avaient laissée seule dans la lutte. Dans cette usine parmi les plus combatives de la période, plusieurs militants seront ensuite assassinés et victimes de disparitions.

 

Un affrontement entre révolution et contre-révolution (de 1974 au coup d’Etat)

Des secteurs importants de l’avant-garde ouvrière, dirigés notamment par la gauche péroniste (Montoneros d’un côté, Péronisme de base de l’autre), mais aussi par des organisations se réclamant du marxisme comme le PRT (guévariste), le PCR (maoïste), le PST ou PO (trotskystes), cherchent à s’organiser et vont constituer, peut-être même sans en avoir pleine conscience, un embryon de direction alternative face aux directions syndicales péronistes.

En avril 1974, une réunion de coordination des organisations ouvrières combatives, regroupant des représentants d’usines et de syndicats de différents endroits du pays, se tient à Villa Constitución, une concentration ouvrière importante et d’une grande combativité. Sont présents les principaux référents syndicaux antibureaucratiques, Agustín Tosco de Luz y Fuerza, René Salamanca de l’automobile et la plupart des composantes de l’extrême gauche. La Jeunesse péroniste (JP) et les Montoneros (branche armée de la gauche péroniste), qui n’ont pas complètement rompu avec un gouvernement péroniste pourtant en plein virage autoritaire et droitier, boycottent cette rencontre, ce qui pèsera énormément par la suite sur les possibilités de coordonner une contre-offensive sous le gouvernement d’Isabel Perón.

Après le décès de Perón, en juillet 1974, ce que le vieux général avait déjà du mal à contrôler devient parfaitement incontrôlable, sur le plan tant social que politique, pour sa veuve qui intensifie alors la politique répressive de Perón, avec la montée en puissance des commandos de l’Alliance anticommuniste argentine (Triple A).

Ce tableau se complète avec une situation économique qui se dégrade. En juin 1975, le nouveau ministre de l’économie, Celestino Rodrigo, annonce un plan d’austérité brutal contre les travailleurs et les classes populaires. Le plan Rodrigo prévoit de geler les salaires par décret et d’empêcher les négociations paritaires annuelles, d’augmenter le prix des produits de première nécessité et de dévaluer fortement le peso. Le monde du travail répond en imposant à ses propres directions syndicales une grève générale à l’hiver 1975 : la première grève générale contre un gouvernement péroniste.

La construction des coordinadoras (coordinations) rappelle celle des cordones industriales (cordons industriels) chiliens peu de temps avant, même si ces derniers avaient atteint un niveau d’organisation et de développement supérieur. Organisées autour de plus de 130 sections syndicales ou unions locales du Grand Buenos Aires, de la capitale, de Córdoba ou de Rosario, elles constituent l’aile marchante du mouvement de pression qui permet d’imposer la grève générale des 7 et 8 juillet qui finit par gagner et empêcher la mise en place du plan Rodrigo. La détermination de la classe ouvrière force également la démission de Lopez Rega, principal représentant de la droite péroniste au sein du gouvernement et instigateur – avec le blanc-seing de Perón – de la Triple A. 

Dans ce contexte, le péronisme et la bureaucratie syndicale ne parviennent plus à canaliser la montée ouvrière. Dans les journaux, la bourgeoisie commence à parler de « soviétisation » de l’Argentine, en faisant référence aux coordinadoras, et Ricardo Balbin, leader du parti radical, affirme après la grève générale de 1975 qu’il faut « en finir avec la guérilla d’usine ». C’est à ce moment-là que la haute bourgeoisie décide de préparer le coup d’Etat.

 

L’objectif des militaires : en finir avec l’insubordination ouvrière

Au rebours du discours qui cherche à présenter les événements comme un simple affrontement entre la guérilla et les forces de répression de l’Etat, le coup d’Etat militaire a eu comme objectif de mettre au pas l’avant-garde ouvrière. La bourgeoisie a alors décidé de mettre en place le terrorisme d’Etat à une échelle nouvelle, de massacrer toute une génération militante afin de couper court à l’expérience d’auto-organisation de la classe ouvrière et d’imposer un plan économique d’attaques contre les travailleurs et les secteurs populaires.

Cela préfigurait la période néolibérale, dont les mesures les plus importantes et déterminantes furent imposés sous les gouvernements démocratiques ayant succédé aux juntes militaires, d’abord le gouvernement Alfonsin, du parti radical (1983-89), puis le gouvernement Menem, péroniste de droite néolibérale (1989-1999).

Cette période restera gravée dans le marbre de l’histoire du mouvement ouvrier et du mouvement révolutionnaire. Des tendances à la guerre civile se manifestaient sur deux plans : d’un côté, l’action directe des masses travailleuses et leur auto-organisation ; de l’autre, la contre-révolution incarnée par la Triple A et la répression brutale de l’Etat. La question du pouvoir était clairement posée.

Pour les générations militantes qui cherchent à se battre aujourd’hui, il est indispensable d’apporter une réponse sur les raisons de la défaite. Malgré la période d’insubordination ouvrière, les innombrables grèves, occupations d’usines et soulèvements populaires, malgré les coordinadoras et l’existence d’une large avant-garde ouvrière qui voulait en finir avec le capitalisme, il n’a pas été possible de gagner face à des classes dominantes prêtes à tout pour perpétuer leur domination. 

Les choix stratégiques des uns et des autres n’ont pas permis qu’il en soit autrement. Ceux qui défendaient la guérilla pensaient que la question du pouvoir pouvait se résoudre uniquement à partir de la question militaire et ont fait le choix de construire des organisations politico-militaires, très présentes pour certaines dans les principales usines du pays, mais agissant en substitution au monde du travail dans son ensemble.

D’un autre côté, certains ne pensaient pas qu’il était possible de disputer la direction politique de la classe ouvrière et de la jeunesse au péronisme ; à l’image de Tosco, l’un des principaux dirigeants de l’avant-garde ouvrière, qui rejeta l’idée de faire partie de cette aile marchante pro-indépendance de classe, quand celle-ci aurait pu défendre une candidature indépendante de la classe ouvrière aux élections de mai puis de septembre 1973 et, surtout, structurer un premier mouvement de coordination des luttes à partir d’avril 1974. Alors qu’il y avait un enjeu important à permettre aux masses de faire l’expérience de leur direction péroniste, à leur proposer d’avancer dans la construction de leur propre parti et de développer les organismes de double pouvoir – une tendance bien réelle qui s’était cristallisée autour des coordinadoras.

Laura Varlet

  • 1. Pour une étude plus approfondie, nous renvoyons à l’ouvrage de recherche de F. Aguirre et R. Werner, « Insurgencia obrera en la Argentina : 1969-1976 », ainsi qu’à l’excellent documentaire, disponible en ligne, « Memoria para reincidentes ».