C’est une réalité peu connue en Europe : les luttes du mouvement ouvrier ont été non seulement la cause première du coup d’Etat de 1976, mais aussi un facteur essentiel de la chute de la dictature militaire, sept années plus tard.
Le principal acteur de la montée des luttes de l’après 1968 a été en Argentine une avant-garde ouvrière classiste et combative, indépendante de la bureaucratie syndicale péroniste. Pendant toute l’année 1969, un soulèvement ouvrier d’une radicalité inédite s’est développé face à la dictature du général Onganía dans les principaux centres urbains de « l’intérieur » (régions) du pays, Tucumán, Rosario et Córdoba. Le « Córdobazo », notamment, tint l’armée en haleine pendant des jours. Ses 16 morts et plus de 2000 emprisonnés signifièrent le début de la fin de cette dictature.
Le retour et la réélection de Perón, en 1973, ne mirent pas fin aux mobilisations, qui se combinèrent alors avec les actions de guérilla des Montoneros (gauche péroniste) et de l’ERP (Armée révolutionnaire du peuple1). Le gouvernement utilisa les actions de la guérilla, coupées de la masse des travailleurs, pour justifier sa répression brutale de l’avant-garde ouvrière.
Dans un contexte de forte crise économique, sociale et politique, les principaux secteurs de la vieille oligarchie argentine optèrent alors pour la solution du coup d’Etat afin de museler et fragmenter le mouvement ouvrier. L’Argentine (comme un peu plus tôt le Chili) devint un banc d’essai des théories néolibérales. La politique économique du gouvernement militaire s’est basée sur l’ouverture du pays au capital étranger et la libéralisation du marché des capitaux. Ses conséquences ont été la désindustrialisation, la hausse du chômage et un développement exponentiel de la dette extérieure.
La sainte-alliance du patronat, de l’armée et de l’Eglise catholique
Si le soutien politique au « Processus de réorganisation nationale » provenait pour l’essentiel de Washington, le savoir-faire répressif a été le produit de quinze années d’accords militaires avec les gouvernements français. Les militaires argentins avaient été entraînés à l’Ecole de guerre par les futurs membres de l’OAS, parmi eux le général Aussaresses, tortionnaire du peuple algérien. Toutes les méthodes de la guerre d’Algérie ont été appliquées en Argentine : usage systématique de la torture, disparition forcée de dirigeants politiques, syndicaux et étudiants – y compris des femmes enceintes dont les bébés, nés en captivité, furent ensuite remis comme butin de guerre à de « bonnes familles ».
Les militaires eurent pour alliés de grandes entreprises impérialistes – comme Ford et Mercedes Benz – ainsi que leurs associés nationaux. Ces entreprises transmettaient à l’Etat des listes de délégués syndicaux et de travailleurs « problématiques », tout en lui fournissant des véhicules, de l’argent, du personnel, un libre accès à leurs usines et des infrastructures pour détenir et torturer les suspects. Il s’agissait de briser les solidarités de classe et de détruire tout germe d’auto-organisation ouvrière. De son côté, l’Eglise catholique fournit les aumôniers qui assistaient aux séances de torture en bénissant les tortionnaires.
La répression physique se doubla d’une répression légale. La CGT et de nombreux syndicats firent l’objet d’« interventions » de l’armée, le droit de grève fut suspendu et on autorisa les licenciements de fonctionnaires. Le contrat de travail fut modifié au détriment des travailleurs, et les régimes spéciaux supprimés. Toute contestation fut considérée comme de la « subversion ».
La résistance ouvrière
Face au coup d’Etat, la bureaucratie syndicale péroniste s’est divisée entre ceux qui ont simplement collaboré et ceux qui ont joué les conseillers de la dictature. Les travailleurs en ont été réduits à résister de façon moléculaire et dispersée à partir de leurs lieux de travail. Ils ont combiné les méthodes de la résistance péroniste des années 1950 – sabotage et « grève du zèle » – avec des mesures nouvelles telles que le « travail dans la tristesse »2, ou le fait d’entonner l’hymne national pour dissuader l’armée de pénétrer dans l’usine.
En avril 1976, la junte militaire intervint dans le syndicat de l’électricité, en réduisant les salaires et en licenciant plus de 200 travailleurs dont le dirigeant du syndicat, Oscar Smith. Grèves sur le tas, travail « dans la tristesse » et sabotages commencèrent en octobre 1976, pour ne s’arrêter qu’en mars 1977, lors de la séquestration de Smith.
Septembre et octobre 1976 virent l’entrée en grève des dockers, des ouvriers de Ford, Renault, General Motors et Fiat, tandis que les actions de sabotage se multipliaient. A la fin de l’année, Renault annonçait que sa production avait chuté de 85 %, et General Motors que 25 % de ses automobiles sortaient défectueuses de la chaîne de production. L’entreprise sidérurgique Dalmine reconnaissait que 30 % de ses tôles présentaient des fissures.
En 1977, les grèves s’étendirent à tout le pays. A Rosario, on assista à une convergence des ouvriers de l’industrie et des travailleurs de la campagne. A Rosario, la grève sur le tas des travailleurs de IKA-Renault fut durement réprimée, avec quatre morts. En septembre, les grèves touchaient 21 secteurs d’activité. Aucune de ces actions ne se mena dans un cadre syndical, qu’il soit national ou provincial : les travailleurs entraient en lutte seuls.
La « contre-révolution démocratique »
En janvier 1977, la prise de fonctions de Carter à la présidence des Etats-Unis entraîna un tournant dans la politique extérieure US. Convaincue que les travailleurs se résigneraient à la misère en échange de libertés démocratiques formelles, l’administration Carter lança une politique de « contre-révolution démocratique ». Elle fut soutenue dans cette voie par l’Eglise catholique, la social-démocratie et la démocratie-chrétienne européennes, mais aussi le stalinisme et les directions guérilléristes d’Amérique latine. Le programme de cette autre « sainte-alliance » était d’obtenir la paix sociale à travers une sortie négociée des dictatures militaires, vers une démocratie bourgeoise respectant les droits de l’homme.
Dès lors, les pressions commencèrent sur le « processus ». Patricia Derian, nommée par Carter au poste de coordinatrice des droits de l’homme, envoya à Buenos Aires son collaborateur Tex Harris, qui rédigea aussitôt des rapports alarmants. En août 1977, Derian s’entretint avec les principaux dirigeants du « processus », ainsi qu’avec les organismes de défense des droits de l’homme. Carter rencontra un peu plus tard Videla qui lui promit, en échange de prêts, la libération de 4000 prisonniers politiques et la fin des disparitions.
Mais un an après, même si le nombre des disparitions avait commencé à diminuer, la plupart des prisonniers politiques étaient toujours en prison. En septembre 1978, Videla accepta le principe d’une visite de la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH), qui ne se concrétisa cependant qu’un an plus tard. Ses répercussions furent alors considérables. Les généraux durent reconnaître l’existence des disparus et le fait qu’ils les avaient assassinés. A partir de là, le nombre des disparitions diminua et des centaines d’emprisonnés furent relâchés.
Des luttes ouvrières incessantes
La situation des travailleurs ne cessait de se détériorer, entraînant un accroissement des luttes. Selon la revue Mercado, il y eut 1300 conflits en octobre 1978 dans la seule province de Buenos Aires. Le 27 janvier 1979 se déroula la première occupation d’usine depuis 1976. Au cours des dix premiers mois de 1979, 500 000 journées individuelles de travail furent perdues pour faits de grève. Un secteur de la bureaucratie appela pour le 27 avril de la même année à la première grève générale sous la dictature, tout en évoquant « les liens d’amitié qui unissent au peuple les Forces armées de la Nation » : la grève fut suivie par 40 % des travailleurs.
Les occupations d’usine, les grèves appelées par des coordinations ouvrières clandestines dans le métro, chez les marins, les travailleurs de l’Etat et dans les transports, continuèrent en 1980. La méthode privilégiée était celle de la « grève surprise », une action de courte durée mais d’une grande efficacité. Convoquée par une fraction de la CGT (la « CGT Brésil », du nom de la rue où elle avait son siège), la grève générale de juillet 1981 fut un succès. Le 7 novembre fut organisée une grève avec un rassemblement devant l’église de San Cayetano, sous le mot d’ordre « pain, paix et travail » : la cérémonie officielle qui avait été prévue se transforma en un meeting antigouvernemental de 20 000 personnes, durement réprimé.
Les grèves appelées par le même secteur de la CGT se succédèrent pour culminer, le 30 mars 1982, dans une journée de protestation étendue à tout le pays, avec à Buenos Aires un rassemblement Place de Mai (devant le siège du gouvernement). Scandant « la dictature militaire va s’achever » et « luttons pour qu’ils s’en aillent », les travailleurs firent face à la police qui tentait de les empêcher d’accéder à la place, en formant des petits groupes qui se dispersaient rapidement et désorientaient les forces de répression. Les employés travaillant dans cette zone lançaient des projectiles sur la police depuis les fenêtres de leurs bureaux. Les affrontements durèrent trois heures. Il y eut dans tout le pays un mort, 2500 blessés et 4000 détenus.
Acculée par le mouvement de masse, la dictature chercha alors une échappatoire en envahissant les îles Malouines, la vieille enclave coloniale britannique située au large du pays, sur le plateau continental argentin.
La défaite de l’armée argentine aux Malouines a servi de catalyseur dans une situation qui était devenue pour la dictature de plus en plus intenable, avec la multiplication des actions de protestations des travailleurs et le combat inlassable des organismes des droits de l’homme. S’il faut souligner une faiblesse de l’avant-garde ouvrière de cette époque, c’est d’ailleurs de ne pas avoir réussi à unifier sa mobilisation avec celle de ces organismes, alors que ce sont justement les travailleurs qui subissaient le plus gros de la répression.
Mais l’isolement des luttes ouvrières et leur déficit d’organisation n’ont pas permis une telle convergence. Il reste que, comme l’a écrit Sabrina Rios, l’action des travailleurs « a constitué la base matérielle de la chute du régime militaire instauré en 1976, en poussant les autres secteurs sociaux à se dresser contre le gouvernement militaire et en rendant impossible, durant toute cette période, l’instauration du consensus social qui aurait été nécessaire à la survie du régime. »3
Virginia de la Siega
- 1. Branche armée du PRT, Parti révolutionnaire des travailleurs, qui décida cette même année de se désaffilier de la Quatrième Internationale (secrétariat unifié) dont il était jusqu’alors la section argentine.
- 2. Lorsque l’armée intervenait pour les obliger à travailler, les travailleurs répondaient « nous sommes tristes parce que nos camarades ont été licenciés » ou « parce que nous n’avons pas touché notre salaire ».
- 3. « El movimiento obrero durante la última dictadura militar, 1976-1983 » Sabrina Yael Rios, Université nationale de General Sarmiento, pages 14-15.