Ce texte est extrait de l’article « Les individus et les classes sociales : le cas de la Seconde Guerre mondiale » (1986).
L’approche marxiste classique sur « le rôle de l’individu dans l’histoire » a été ébauchée par Plékhanov dans son célèbre essai qui porte le même intitulé1. Bien qu’il soit fréquemment associé à un marxisme réducteur, le texte de 1898 de Plékhanov est, en réalité, une analyse notablement subtile et actuelle. Il y développe la thèse de base selon laquelle l’infrastructure des rapports de production imposent certaines limites matérielles sur la lutte des classes, mais que la manière par laquelle ces limites s’expriment véritablement prend toujours la forme d’une « réfraction » au travers des rôles particuliers joués par des organisations de masse et par leurs dirigeants. Dans de telles conditions, et tout particulièrement dans les tournants historiques décisifs ou les moments de crise, les particularités personnelles des individus peuvent influencer le type d’organisation et de direction de classe qui sont disponibles.
Instincts majoritaires de la classe dominante
En outre, Plékhanov ajoute deux éléments : premièrement, comme Hegel l’a suggéré, « le sort des nations dépend souvent d’accidents de second ordre » ; mais ces « accidents » sont entrelacés avec des rapports de forces et matériels particuliers qui, à leur tour, limitent la sphère d’autonomie du facteur individuel. En second lieu, les classes sociales, dans des moments de crise, requièrent « des talents de nature spécifique », un type particulier de direction. Généralement, dans ces moments là, une poignée ou plus d’individus qui personnifient et incarnent ces talents sont disponibles comme candidats pour devenir les nouveaux dirigeants de leur parti, classe ou nation. « On a pu observer à travers les âges que les grands talents apparaissent lorsque les conditions sociales favorables à leur développement existent. Cela signifie que chaque homme de talent qui surgit, que chaque homme dont le talent devient une force sociale, est le produit de rapports sociaux. À partir de cela, il est clair pourquoi les gens talentueux, comme nous l’avons dit, peuvent seulement changer individuellement certains traits des événements, mais non leur tendance générale ; car ils sont eux-mêmes le produit de ces tendances et que, sans ces dernières, ils n’auraient jamais dépassés la frontière qui sépare leur potentiel de sa réalisation2.»
L’histoire de la Seconde Guerre mondiale fournit de nombreux exemples de la perspicacité des thèses de Plékhanov. Dans le cas de la IIIe République française, les personnalités politiques qui ont conduit la France à la capitulation de 1940 avaient toutes été élues en 1936. Autrement dit, à l’exception de quelques députés communistes qui avaient été privés de leurs droits civils pour leur opposition à la guerre, ce fut un parlement de « gauche » qui a décidé, à une écrasante majorité, de remplacer la République par l’État français avec Pétain à sa tête. Comment expliquer ce fait ? L’ascension de Pétain n’a nullement été la conséquence inévitable de la victoire des chars allemands. Après la défaite du gros des forces militaires françaises en mai-juin 1940, d’autres voies d’action étaient parfaitement concevables3. Mais la substitution de la démocratie française par le régime de Pétain correspondait aux instincts majoritaires de la classe dominante française, qui était déterminée à utiliser la défaite de son armée pour revenir sur les acquis sociaux et se venger de l’humiliation subie lors de la victoire du Front populaire et de la grande grève de Juin 1936. Pétain a été le mécanisme qui lui a permis d’atteindre ce que son plus talentueux et réactionnaires idéologue, Charles Maurras, appelait « une divine surprise ». De plus, Pétain leur permettait également de sublimer idéologiquement la défaite, à travers la restauration culturelle atavique impulsée par Vichy sous le slogan de « Travail, Famille, Patrie ».
Trois conditions politiques essentielles
Bien entendu, dans des circonstances normales, un tel retournement radical du rapport des forces sociales et politiques entre le travail et le capital aurait été impossible en France. Pour qu’une transition entre une démocratie parlementaire décadente et une dictature militaire bonapartiste s’opère, trois conditions politiques étaient absolument essentielles. Premièrement, le dernier cabinet ministériel dirigé par Paul Reynaud devait renoncer au pouvoir sans résistance. En second lieu, le Président de la République devait faire appel à un partisan déclaré d’un régime autoritaire – dans ce cas-ci, au Maréchal Pétain – afin de former un nouveau gouvernement. En troisième lieu, la majorité du Parlement, sénateurs et députés, devait être disposée à enterrer la constitution de la IIIe République. Comme cela s’est effectivement passé, toutes ces conditions ont été accomplies sans hésitation lorsqu’a surgi la nécessité sociale de le faire, de sorte que la tendance générale en leur faveur est devenue hégémonique au sein de la classe dominante.
Jusqu’à la fin du mois de mai 1940, Paul Reynaud était considéré comme un homme politique obstiné et violent, habile à manipuler les cabinets et les députés. Malgré tout, il s’est laissé manœuvré par un vote ambigu dans son cabinet dans lequel il demandait, non un armistice, mais seulement les conditions pour un armistice avec l’Allemagne, attitude qui l’a placé en minorité et l’a conduit – en opposition complète avec sa nature – à renoncer au pouvoir. Parallèlement, jusqu’alors également, le président Lebrun était généralement vu comme une personnalité sans importance, inhabile, sans volonté propre, il avait justement été choisi pour ces raisons à ce poste honorifique car sa personnalité correspondait au fameux mot de Clémenceau ; « Si vous voulez un Président, choisissez le plus stupide ». Cependant, c’est cette personnalité insignifiante qui a pris la décision cruciale le 26 juin 1940. S’il avait choisi de faire appel à nouveau à Reynaud, la IIIe République aurait encore survécu pendant un temps. Mais, avec une volonté et une obstination totalement contraires à sa nature, et possiblement avec la complicité de Reynaud, c’est lui qui a imposé la dictature de Pétain.
« C’est Pétain qu’il nous faut » était le cri de guerre de l’extrême droite depuis 1936. Cependant, même si le vieux maréchal était assez populaire, son activité politique avait été limitée avant mai 1940, jusqu’à ce que sa candidature comme Premier Ministre fut orchestrée par un maître de l’intrigue et du chantage, Pierre Laval, et adoptée par une majorité écrasante des députés et des sénateurs (y compris, comme on l’a souligné, par de nombreux parlementaires de « gauche » de 1936). En vérité, Pierre Laval était disposé, au moins, depuis 1937, à manœuvrer et à intriguer frénétiquement ainsi contre la République. Il est également vrai que la complète démoralisation d’une bonne partie des parlementaires en juin 1940, comme résultat de la défaite totale et inespérée des troupes alliées, a facilité le succès d’une telle manœuvre.
En même temps, il est difficile de nier qu’un retournement radical des normes et des habitudes de comportement de centaines d’hommes politiques – dont six ou sept ont joué un rôle décisif dans cette tragi-comédie – ne pouvait se produire que parce qu’il était en accord avec les nécessités collectives et le souhait conscient de la majorité de la bourgeoisie française. Pour cette classe, il était non seulement devenu impératif de changer de camp en plein milieu de la guerre, mais également de liquider les conquêtes réformistes du mouvement ouvrier français.
Sauver le capitalisme français et l’État bourgeois indépendant
Une conjoncture symétrique, mais dans l’autre sens, a surgi quand la classe dominante française s’est retrouvée confrontée à l’imminence du Débarquement des Alliés en 1944. Cette fois-ci, le problème pour la majorité des capitalistes français, profondément discrédités aux yeux des masses pour leur collaboration avec les nazis, était de sauver à la fois le capitalisme français et l’État bourgeois indépendant (et son Empire) dans le cadre d’un rapport de forces très défavorable, à la fois vis-à-vis de la classe ouvrière française (largement armée comme conséquence du développement de la Résistance) que des autorités anglo-saxonnes. Une mutation radicale du personnel politique et des alliances était à nouveau à l’ordre du jour.
De nouveaux « hommes prédestinés », Charles De Gaulle et ses plus proches collaborateurs, étaient providentiellement disponibles pour mener à bien cette opération de sauvetage, apparemment miraculeuse. Sa réussite fut une surprise pour de nombreux contemporains, habitués à la pusillanimité des dirigeants français. Quand l’arrogant et inepte Feldmarchall Keitel a été amené à signer la reddition inconditionnelle de la Werhmacht en 1945 face au Commandement allié réuni, il a eu cette exclamation significative : « Comment ? Devant les Français aussi ? »
De Gaulle était certainement une personnalité exceptionnelle, avec une intelligence brillante et une volonté de fer supérieure à la majorité de sa classe, non seulement de France, mais d’Europe. Mais tant que ses vertus individuelles ne correspondaient pas aux nécessités auto-définies par la bourgeoisie française, il a été marginalisé, considéré comme un demi fou ou comme un dangereux aventurier. Certains le considéraient comme profasciste, d’autres, plus tard, l’ont condamné comme un sympathisant communiste. Même un homme politique aux jugements réputés et habituellement astucieux tel que Franklin D. Roosevelt ridiculisait fréquemment De Gaulle et ses prétentions à la gloire.
En juin 1944, les Alliés étaient sur le point d’imposer une occupation et une administration militaires à la France, qui auraient probablement conduit à une guerre civile comme en Grèce, voire pire. De Gaulle, qui avait à sa disposition de maigres forces militaires, a correctement jugé les nécessités du capitalisme français (et, naturellement, international) et a obtenu le succès en établissant, à travers un « coup de main » diplomatique, la renaissance d’un régime parlementaire et en y intégrant la Résistance communiste.
- 1. Cet essai a été publié dans G. V. Plekhanov, Fundamental Problems of Marxism, London 1969.
- 2. Ibid, p. 171.
- 3. Entre l’option majoritaire en faveur de Pétain-Leval et la minuscule minorité qui soutenait alors De Gaulle, il existait l’alternative de poursuivre la guerre à partir de l’Afrique du Nord, une position défendue autour de Mendès-France, Georges Mandel, et le président du Sénat, Jeanneney.