La violence de l’actuelle offensive néolibérale est telle que le programme du Conseil national de la Résistance, avec la mise en place de la sécurité sociale, les nationalisations, etc., apparaît comme une avancée considérable...
A y regarder de plus près, et tout en défendant les acquis qui en sont issus, ce programme était celui d’une union nationale constituée contre le risque de montée révolutionnaire à la Libération, en accrochant le PCF au train de la reconstruction capitaliste dirigé par le général de Gaulle. Loin d’être un programme révolutionnaire, il s’apparentait à la politique mise en place aux Etats-Unis au début des années 1930 contre la dépression, et était très inspiré par le programme du Front Populaire. Quel a été son effet ?
Au moment de la Libération, l’activité économique était pratiquement au point mort, les infrastructures (ponts, ports, chemins de fer..) détruites, l’appareil industriel à bout de souffle, deux millions d’hommes se trouvaient encore en Allemagne1. Il fallait rétablir les voies de circulation, les approvisionnements en eau, gaz et électricité (en 1945, la production électrique était tombée à 50 % de celle de 1938, et celle de charbon à un cinquième), déblayer les ruines, construire pour un million de sans-logis, faire repartir la production et assurer la survie de la population. La production agricole était moins atteinte : 80 % de la moyenne d’avant guerre2, mais les difficultés de transport réduisaient les villes à la famine, l’inflation rongeait les salaires. Les manifestations de ménagères, qui avaient été nombreuses sous l’Occupation, reprirent dès le début de 1945.
La place des communistes au gouvernement, comme celle de Marcel Paul à la production industrielle (1945-1946), d’Ambroise Croizat au travail (1945-1946), de Charles Tillon à l’armement (1946), de François Billoux à la reconstruction et à l’urbanisme (1946), aura pour fonction de garantir la paix sociale. On le verra, le PCF joua ce rôle avec assiduité, en promettant l’application de réformes importantes pour les travailleurs, celles du programme du CNR.
Le programme du CNR
Adopté le 15 mars 19443, il prévoyait, outre les libertés syndicales:
« a) Sur plan économique :
- l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie [...]
- l’intensification de la production nationale selon les lignes d’un plan arrêté par l’Etat après consultation des représentants de tous les éléments de cette production ;
- le retour à la nation des grands moyens de production monopoliste, fruit du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques ;
- [...] la participation des travailleurs à la direction de l’économie.
b) Sur le plan social :
- le droit au travail et le droit au repos, [...] la garantie d’un niveau de salaire et de traitement qui assure à chaque travailleur et à sa famille la sécurité, la dignité et la possibilité d’une vie pleinement humaine [...]
- un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’Etat ;
- la sécurité de l’emploi, la réglementation des conditions d’embauchage et de licenciement [...]
- l’élévation et la sécurité du niveau de vie des travailleurs de la terre par une politique de prix agricoles rémunérateurs [...]
- une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours. »
La dynamique des luttes à la Libération
Si la situation de la classe ouvrière est alors catastrophique au plan économique, son attitude « s’explique beaucoup moins par ses conditions matérielles d’existence et leur évolution que par ses aspirations et ses espérances politiques ».4 Elle est unifiée dans la CGT qui rassemblera jusqu’à 6,5 millions d’adhérents en 1947, soit 45 % des salarié-e-s ! Les travailleurs qui avaient résisté au régime vychissois et à l’occupation ont des exigences : de fortes augmentations de salaires, que les patrons s’empressent d’accepter, mais surtout ils veulent épurer les entreprises.
Le préfet du Pas-de-Calais écrit, à la fin de la guerre, que règne dans les mines « un climat quasiment anarchique », que « d’innombrables ouvriers sont pleins d’ardeur révolutionnaire » et que sont « considérés comme collaborateurs les chefs brutaux, méprisants »5.
Dans de nombreuses entreprises se mettent en place des comités de gestion ou de production. Presque toujours élus par les travailleurs après avoir été présentés par l’organisation syndicale, leur pouvoir va du simple rôle consultatif au contrôle, voire à la direction de l’entreprise, parfois au travers de gestions mixtes ou tripartites, par exemple dans des usines d’aviation.
A Tulle, le comité départemental de libération confie la direction de l’usine Brandt à un conseil d’ouvriers après l’arrestation de ses dirigeants6. A Toulouse, le maire municipalise les tramways, le gaz, l’électricité, l’eau et le théatre du Capitole. A Montluçon, de nouvelles directions choisies parmi les résistants sont nommées dans les usines de la ville. De même dans les sept mines du bassin d’Alès, les chantiers marseillais, des aciéries du Nord, les établissements Fouga, les forges de Tamaris à Alès...
A l’usine d’aviation Caudron, un comité ouvrier élu s’affronte à la direction. Devant ses blocages, l’assemblée du personnel décide de désigner une nouvelle direction qui met en place une organisation autogérée de l’usine7, qui durera quatre années.
A Berliet, l’expérience de gestion directe sera beaucoup moins démocratique. L’usine est mise sous séquestre après l’arrestation de Marius Berliet et de ses quatre fils (elle leur sera rendue en 1949), mais le contrôle communiste très marqué par une gestion de type « soviétique russe » sera d’une autre nature.
Le facteur clé qui a joué contre l’extension et la centralisation de ces formes de contrôle ouvrier a été l’attitude de la CGT et du PCF. Loin de les soutenir, de les développer, de les radicaliser, les directions de la CGT et du PCF ont « surtout le souci de ne prendre aucune initiative gestionnaire qui n’ait été approuvée par les Commissaires de la république, et à fortiori qui ait pu être en opposition directe avec la volonté de ces derniers »8. Elles défendaient le programme du CNR, tout ce programme, mais rien que ce programme. En conséquence, ces différentes intiatives ont été étouffées, enterrées, laissées à leurs difficultés.
Les nationalisations
Car c’est à un autre niveau que se sont prises, dès la fin de 1944, les premières décisions de nationalisation (Renault, Houillères du Nord-Pas-de-Calais), annonçant celles des grandes entreprises financières (2 décembre 1945), des principales compagnies d’assurance et de presque tout le secteur de l’énergie (8 avril 1946). Mais quelle était la dynamique de ces nationalisations ?
Le régime de Vichy avait déjà instauré des rapports nouveaux entre l’Etat et les entreprises, différents du libéralisme d’avant-guerre. Des comités d’organisation, sous le contrôle de la grande bourgeoisie, avaient planifié l’économie, travaillé à faire disparaitre les secteurs non rentables pour accélérer la concentration industrielle.
Les grands industriels, les milieux modernistes du capital comprenaient que la situation de la Libération imposait une forme de planification, un « mal inévitable ». La seule limite qu’ils mettaient est que devait être préservée l’initiative privée des entrepreneurs : « les jeunes patrons exaltent l’expérience britannique des nationalisations dans laquelle la gestion des entreprises est totalement autonome et où le personnel n’a qu’un rôle consultatif »9.
Pour l’union nationale réalisée dans la Résistance, avec de Gaulle et le PCF, la modernisation de l’économie était le moyen de préserver l’indépendance du pays, de restaurer sa « grandeur » et sa « place dans le monde ».
Mais ce patriotisme était chargé d’un contenu potentiellement explosif : il remettait en cause une partie de la grande bourgoisie dès lors qu’il était lié à une politique d’épuration radicale. La dynamique des nationalisations, vers des mesures anticapitalistes ou vers une nouvelle organisation du capital pour la modernisation de l’économie française, dépendait donc de la façon dont ces nationalisations étaient faites.
Or on allait passer rapidemment de la guerre aux trusts, de la confiscation des biens des traitres de la fin de l’année 44 aux impératifs d’une modernisation de l’économie et à une politique productiviste à partir du début 194510. L’épuration n’a pas remis en cause le pouvoir des grands capitalistes, sauf pour quelques-uns particulièrement impliqués dans la collaboration.11
Les nationalisations, finalement assez limitées, furent adoptées au parlement à la quasi unanimité. Elles maintenaient une gestion traditionnelle au sein des entreprises nationalisées et en indemnisaient les actionnaires. Cette indemnisation montre à quel point les revendications d’expropriation sans indemnité ni rachat de la résistance communiste finirent par disparaître dans le cadre juridique choisi par la bourgeoisie.
Dans ces usines nationalisées, les travailleurs n’avaient pas plus de pouvoir que dans les entreprises capitalistes. Les déclarations sur la nécessité d’autres rapports sociaux et humains dans l’entreprise n’empêchèrent pas le fonctionnement capitaliste de réapparaître dans sa banale réalité. Il est parfois affirmé que c’est le poids des communistes dans le CNR qui a obligé la bourgeoisie française à ces nationalisations. Mais si De Gaulle avait bien compris le rôle de pacificateur que pouvait jouer la direction du PCF, la place des nationalisations dans le redémarrage de l’économie avait d’autres racines.
Il y a eu, à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, des nationalisations très étendues dans de nombreux pays d’Europe de l’ouest, y compris des pays sans aucune influence communiste. L’Autriche nationalisa ainsi les mines, les principales usines métalllurgiques, l’électricité, l’industrie de l’aluminium, des engrais et une partie de la construction mécanique. La Grande-Bretagne a nationalisé l’industrie charbonnière, qui périclitait, et mis en place un système de protection sociale. « En France comme ailleurs, les nationalisations étaient opérées dans des secteurs arriérés de l’industrie lourde, il s’agissait d’entreprises gravement atteintes par la guerre et que les entrepreneurs privés ne pouvaient remettre sur pied par eux-mêmes [...] L’Etat était contraint d’être directement ou indirectement l’entrepreneur principal de la Reconstruction, [...] de reconstituer et de remettre à neuf l’industrie lourde. »12
L’indemnisation favorisa la constitution de holdings financiers et renforça ceux qui existaient déjà. Les trusts en furent les principaux bénéficiaires. En outre, l’intervention de l’Etat reflua dans le reste de l’économie par rapport à ce que Vichy avait instauré. « Les nationalisations sont compensées par un retour en force du libéralisme, de la domination de l’argent et du marché »13.
Le volet social des réformes est illustré par le congé maternité, la création le 22 février 1945 des comités d’entreprise (qui n’ont pas de fonction de gestion des entreprises) et surtout les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945 fondant la Sécurité sociale. Mais on le voit, il n’y eut aucune mesure visant à généraliser, favoriser le contrôle ouvrier, et encore moins la prise par les travailleurs du pouvoir de décision dans l’économie.
« Produire, un devoir de classe »
C’est le discours qu’ont tenu les directions de la CGT et du PCF. En septembre 1944, au moment où naissait le mouvement de remise en marche des entreprises sous contrôle syndical ou des salariés, le secrétaire général de la CGT et membre du bureau politique du PCF, Benoît Frachon, lançait la « bataille pour la production ». Le PCF affirmait de son coté que les travailleurs devaient d’abord retrousser leurs manches avant de revendiquer, car leur mission était de reconstruire la nation, notamment pour faire obstacle aux revanchards allemands.
Le discours-manifeste prononcé par Maurice Thorez, secrétaire général du PCF et ministre, le 21 juillet 1945 à Waziers, devant les délégués des organisations communistes du bassin minier du Nord et du Pas-de-Calais, est une synthèse de la politique communiste. Il s’agissait de marquer les esprits et de mettre tout le poids du PCF pour un objectif prioritaire, l’avenir de la France : « hier, l’arme, c’était le sabotage, mais aujourd’hui l’arme du mineur, c’est produire pour faire échec au mouvement de réaction ».
Tous ceux « qui ont provoqué la défaite poursuivent un plan diabolique de désorganisation et de désagrégation de notre économie nationale ». En conséquence, contre eux, il ne faut pas faire grève : « on veut à chaque fois faire la grève, pour épurer ou pour soutenir. On pourrait au fond en définir le seul but : faire la grève pourvu qu’il y ait un prétexte [...] Ce n’est pas sérieux. »
Il énumère les propositions pour augmenter la production et critique l’effort insuffisant des mineurs, les absences injustifiées à cause des médecins, ces « adversaires de la classe ouvrière, qui sont les ennemis des nationalisations » et donnent facilement des billets d’arrêt de travail pour pousser à la désorganisation : « au lieu de produire, on désorganise la production, on fait tort à ses camarades, et pour quelle raison ? Parfois pour un oui ou pour un non, pour une égratignure. Je dis que c’est un scandale. »
Il s’attaque aux jeunes : « On m’a signalé l’autre jour que dans un puits [...] une quinzaine de jeunes gens, des galibots, ont demandé de partir à six heures pour aller au bal. Je dis que c’est inadmissible [...] je m’adresse aux jeunes [...] il faut surmonter la crise de la moralité qui sévit en général dans notre pays et qui atteint particulièrement notre jeunesse [...] il faut avoir le goût de son ouvrage, parce qu’il faut trouver dans son travail la condition de sa propre élévation et de l’élévation générale ; les paresseux ne seront jamais de bons communistes, de bons révolutionnaires, jamais, jamais. »
C’est un discours d’ordre, de canalisation de toute action indépendante, de respect des institutions, défendu par le parti qui a la confiance de l’immense majorité des travailleurs, qui les représente. Travaillez, le gouvernement s’occupe du reste. Le PCF sera efficace dans cette fonction d’éteignoir. Il visait à s’installer durablement au gouvernement, comme parti responsable, pour influencer l’action gouvernementale tout en restant dans l’esprit des accords de Yalta.
La bourgeoisie utilisera à fond ce rôle du PCF pour éviter une montée révolutionnaire. Malgré les difficultés économiques, elle cédera sur la mise en place du système de sécurité sociale et d’autres mesures importantes, pour s’assurer de ce soutien et éviter le pire. Puis, une fois l’économie redémarrée, une fois qu’elle se sera refaite une santé politique, elle s’en débarrassera. La vie reprendra...
Patrick Le Moal
- 1. La France comptait 41,5 millions d’habitants en 1939, 39,7 millions en 1945.
- 2. « La France depuis la guerre, 1944-1947 », Alexander Werth, Gallimard, 1957, page 72.
- 3. La première édition clandestine du 24 mars était titré « les jours heureux par le CNR ».
- 4. « Conflits, pouvoirs et société à la Libération », Grégoire Madjarian, Bourgois coll. 10/18, 1980, page 331.
- 5. Idem, page 166.
- 6. Idem, page 168.
- 7. « Mes années Caudron. Une usine autogérée à la Libération », Simonne Minguet, Syllepse, 1997.
- 8. Grégoire Madjarian, op. cit., page 179.
- 9. Idem, page 239.
- 10. Rappelons que la conférence de Yalta s’est tenue en février 1945.
- 11. C’est ainsi que Louis Renault est mort en prison avant son procès.
- 12. Grégoire Madjarian, op. cit., page 244.
- 13. Idem, page 252.