Publié le Vendredi 19 février 2021 à 15h03.

Commune(s), de Quentin Deluermoz

Aux côtés de Johann Chapoutot, Ludivine Bantigny ou encore Arnaud Houte, Quentin Deluermoz fait partie de cette génération originale d'historienEs de moins de 50 ans, plutôt marqués à gauche et qui se démarquent par leur volonté de comprendre les événements et les évolutions historiques depuis les perceptions de leurs contemporains, nécessitant de mobiliser une importante érudition historique. Cette manière de faire de l'histoire (souvent appelée « histoire culturelle ») a déjà un demi-siècle. Mais la particularité de cette génération c'est de revisiter avec ces outils méthodologiques l'histoire sociale et politique des 19e et 20e siècles. En tenant compte des recherches les plus récentes et en repartant « par le bas », depuis les sources (parfois les moins évidentes), elles et ils cherchent à reconstituer les représentations qui président aux logiques d'action et d'interprétation de celles et ceux qui ont fait et vécu les événements.

Une Commune, des communes 

Commune(s) de Quentin Deluermoz, sous-titré « Une traversée des mondes au 19e siècle », pourrait être le modèle de ce type d'approche historique : au croisement des espaces et des temporalités. Comment comprendre, autrement qu'en articulant les échelles de ces deux dimensions, qu'une insurrection parisienne de 72 jours marque si durablement les pratiques et les imaginaires politiques à travers les époques et les frontières ? Car on pourrait donner de nombreux exemples, du Rojava au mouvement des Gilets jaunes jusqu'à Occupy Oakland et aux grèves de juin 2006 à Oaxaca au Mexique, dans lesquels la Commune de Paris a explicitement ressurgi. De ce point de vue, et plus qu'aucune autre révolution, la Commune n'est pas morte et son corps est toujours chaud.

Pour la recherche historique, la Commune de Paris n'est pas un événement méconnu, au contraire ! La Bibliographie de Robert Le Quillec, parue en 2006, recense plus de 5 000 ouvrages consacrés à l’événement. Il est aujourd'hui quasiment possible de reconstituer les combats de la Semaine Sanglante faubourg par faubourg et rue par rue. Alors qu'est-ce que Commune(s) apporte de nouveau ?

D'abord la compréhension de la Commune comme un événement proprement international et transnational. De bien des manières la Commune ne se limite pas à Paris. Entre 1870 et 1871 d'autres insurrections et d'autres Communes ont existé : en Martinique, en Algérie, à Lyon, à Marseille ou encore à Thiers ou au Creusot. Ces Communes, dont Deluermoz écrit les histoires singulières, étaient liées par un projet politique communal et fédératif d'inspiration internationaliste.

Le projet de République universelle a uni des êtres humains par-delà les nations à peine constituées, car depuis le 4 septembre 1870, six mois avant le début de la Commune, se sont déjà rassemblés dans l'Armée des Vosges des combattantEs républicains et internationalistes polonais, italiens, espagnols et même uruguayens, roumains ou étatsuniens. Ces internationaux républicains composent une partie importante des cadres militaires de la Commune, comme par exemple le polonais Jaroslaw Dombrowski. La Commune est aussi le centre de l'attention médiatique internationale : un journal comme le Times of India couvre les événements parisiens quotidiennement. En fait, en analysant les télégrammes de l'agence de presse Reuters, l'auteur montre que les informations circulant sur le réseau à propos de la Commune concernent entre 50 et 65 % du volume total d'informations tous pays confondus ! Durant ces quelques semaines, Paris, capitale de la modernité et des révolutions, est bien le centre de l'attention mondiale et les journaux du monde entier, quelles que soient leurs opinions, traitent au jour le jour les événements et traduisent chaque affiche de la Commune et chaque déclaration de Thiers.

En fonction des contextes géographiques, la Commune est chargée de nouvelles significations. Ainsi les nordistes américains voient dans la Commune une forme de mutinerie contre l'État central, semblable à la révolte des États du Sud qui a conduit à la guerre de Sécession dont les Américains sortent à peine (1865). La Commune est même désignée par un journaliste de l'Independant le « french Ku Klux Klan ». Elle est un contre-modèle pour la démocratie représentative américaine des Best Men qui redoutent la démocratie directe de la Commune. À l'inverse, à la suite de la « glorieuse révolution » de 1868, l'opposition parlementaire entre les carlistes (monarchistes) et les républicainEs espagnols, va se cristalliser autour de l'identification et du soutien à la Commune. Le choix du pluriel dans le titre est donc pleinement justifié : en plus des Communes d'Alger ou de Lyon, il y a autant de Communes qu'il y a de réceptions de la Commune de Paris.

Ouverture des possibles 

Ensuite, l'originalité du travail de Deluermoz contraste avec le reste de l'historiographie par son travail sur les temporalités qui s'inspire directement de Walter Benjamin. Ainsi, si comprendre la Commune de Paris implique évidemment d'articuler les temporalités politiques et militaires de la guerre de 1870, l'auteur n'omet pas celles, plus longues, du 19e siècle et de ses révolutions, ou encore, celle de la longue durée, anthropologique, qui voit dans la Commune une actualisation moderne des puissants désirs utopiques que l'on retrouve dans toutes les sociétés humaines. Ces temporalités, que nous devons embrasser ensemble, et auxquelles il faut « joindre la dynamique de crise comme perception plurielle des futurs » ne prennent pas la forme d'un tout homogène mais « de l'effraction, de l'éclat, des contradictions, du télescopage ». Selon Deluermoz, « la Commune est avant tout mouvement, révolution en train de se faire, brutalement interrompue. C'est pourquoi il est impossible de l'assigner à une signification simple ou arrêtée. L’insurrection parisienne est marquée par un affaiblissement de l'organisation sociale antérieure dont divers traits persistent en même temps qu'émergent d'autres dynamiques et possibilités. Elles prennent çà et là la forme d'ébauches et de réalisations partielles. » Pour l'auteur, l’événement de la Commune est une hétérochronie, « un autre agencement des temps, singulier et instable ». C'est le lieu de la discordance des temps, formule empruntée à Daniel Bensaïd pour caractériser ce moment d'ouverture des possibles. De cet événement et de ses résonances à travers le temps et l'espace, Deluermoz livre une histoire qu'à défaut de mieux on qualifiera de « profonde ». Le titre du livre prend alors tout son sens, car si la Commune de Paris a été contemporaine d'autres Communes, celles-ci, bien réelles, n'ont pas besoin de parenthèses. Les pluriels contenus dans ce (s) sont aussi ceux des futurs non advenus.