Publié le Mercredi 21 mars 2018 à 00h05.

D’où vient le « mouvement du 22 mars » ?

La simultanéité mondiale des mouvements de jeunes des années 1960 correspond à une remise en cause généralisée de l’ordre politique établi après la Seconde Guerre mondiale. Le Mouvement du 22 mars, qui va jouer un rôle particulier en mai-juin 1968, est né de la conjonction de la radicalisation anti-impérialiste et du refus de l’ordre moral dans une université qui explose.

Dès l’année 1965 la guerre du Vietnam est le principal amplificateur des revendications contre l’ordre mondial : la révolution vietnamienne refuse le partage du monde et combat seule pour le « socialisme ». La guerre menée par l’État le plus puissant du monde contre un pays peuplé de paysans pauvres, au nom du danger du communisme, cristallise l’indignation morale devant les atrocités commises, l’énormité des moyens mis en œuvre, et surtout sape le bien-fondé de la division est-ouest du monde. Des mobilisations massives contre cette guerre aux USA, au Japon, en Allemagne de l’Ouest… résonnent avec celles qui se développent en France, où elles se situent dans la tradition de l’opposition à la guerre d’Algérie. En janvier 1968 l’offensive du Têt polarise l’intérêt et l’activité de l’avant-garde étudiante. Des manifestations européennes ponctuent cette radicalisation, à Bruxelles, à Berlin.

Pas un jour sans un débrayage d’amphi

Au plan universitaire, à la rentrée 1967, le gouvernement avait engagé une offensive visant à instaurer une sélection à l’entrée à l’université (déjà !), pour orienter les étudiants en fonction des disponibilités et éliminer les autres. Le 9 novembre, l’Unef appelle à une manifestation contre la sélection à l’occasion de la « rentrée solennelle » : 5 000 étudiantEs s’affrontent aux gardes mobiles. Dans les facs, pas un jour sans un débrayage d’amphi, les occupations de bureaux se multiplient. À l’université de Nanterre, 10 000 étudiantEs sont en grève générale pour une semaine, élaborent des cahiers revendicatifs. Dans les cités universitaires, les étudiantEs abolissent les règlements intérieurs et imposent la liberté de circulation filles/garçons et les libertés politiques. La tension monte à Nanterre et, le 29 janvier, le doyen appelle la police pour faire disparaître une exposition contre la répression : ils sont chassés de l’université à coups de bancs, de pierres et de planches.

C’est dans ce contexte de montée régulière de la radicalisation que le 20 mars, lors d’une manifestation organisée par le Comité Vietnam national (CVN), « pour la victoire du peuple vietnamien contre l’impérialisme américain », trois cents jeunes saccagent le siège de l’American Express. Six militants sont arrêtés, dont Xavier Langlade, de la Jeunesse communiste révo­lutionnaire (JCR), étudiant à Nanterre. En réaction, le 22 mars, les militantEs s’emparent de l’émetteur central de l’université, badigeonnent de slogans les murs intérieurs. Une assemblée générale de 600 à 700 étudiantEs exige la libération des militants interpellés. Il est décidé d’occuper, le jour même, le dernier étage de la tour universitaire où siège le conseil de la faculté : « Là, 142 des 150 occupants votaient une journée d’action pour le vendredi 29 consistant à remplacer les cours par des débats sur les luttes anti-impérialistes, les luttes étudiantes/luttes ouvrières, les luttes étudiantes dans les démocraties populaires, université et université critique »1. Le doyen suspend les cours pour deux jours, et 500 étudiantEs participent à des débats dans un campus désert, gardés à vue par deux colonnes de CRS. Le mouvement du 22 mars était né. La semaine suivante, une nouvelle journée est organisée le 2 avril avec un représentant du SDS2 allemand : 1 200 étudiantEs scandent « Che Che Guevara, Ho Ho Ho Chi Minh ».

Un mouvement de masse

La totale liberté d’expression politique est gagnée dans la faculté. « S’est constitué un mouvement de masse auquel participent de nombreux éléments inorganisés et certains groupes (anarchistes et JCR surtout) au prix de concessions réciproques et sur la base d’une expérience politique commune qui est le point de départ au débat, sans que l’accord sur une "ligne" soit un préalable à l’action. Dans ce mouvement, les militants faisaient l’expérience de la démocratie directe, les "inorganisés" censuraient l’affrontement intergroupusculaire habituel de sorte que s’est produit un dégel des frontières entre groupes et surtout un élargissement considérable de la sphère d’influence des militants d’avant-garde »3. Dénoncé par les maoïstes comme 100 % réactionnaire car il détournait les étudiantEs de la voie juste (« servir le peuple »), ignoré par les militants lambertistes et les prédécesseurs de Lutte ouvrière, mais soutenu par la JCR (malgré les réticences initiales de certains de ses membres), le mouvement du 22 mars va devenir une très importante force d’impulsion politique.

Le 27 mars, Daniel Cohn-Bendit, membre du 22 mars, est interpellé. Conflits et incidents se multiplient. Après une manifestation massive de la CGT le 1er Mai, la première autorisée depuis 10 ans, la fermeture de l’université est décidée le 2 mai, alors que huit étudiants sont convoqués devant un conseil de discipline.

Le Mouvement du 22 mars quitte alors son bastion, le 3 mai, pour se rendre à la Sorbonne. À la mode nanterroise, des débats et groupes de discussion se succèdent dans la cour et les amphis, jusqu’à l’entrée des policiers qui arrêtent des centaines d’étudiantEs. La première manifestation de protestation commence immédiatement, qui s’affronte à la police dans le Quartier latin. Le cycle qui va conduire à la nuit des barricades est enclenché.

Patrick Le Moal

 

  • 1. Daniel Bensaïd et Henri Weber, Mai 68, une répétition générale, p. 100.
  • 2. Union socialiste allemande des étudiants
  • 3. Bensaïd et Weber, op. cit., p. 101.