Jusqu’au 4 mars, le musée national du Moyen Âge présente « L’art du jeu / Le jeu dans l’art », belle exposition qui retrace l’histoire des jeux de table de Babylone à la Renaissance en confrontant trésors princiers et trouvailles archéologiques.
La part du jeu dans les activités humaines est trop souvent sous-estimée, quoique des vies s’y jouent parfois, ou que plus fréquemment des fortunes s’y dissipent ou s’y amassent. 600 millions d’euros pour les paris sportifs, plus d’un milliard pour les paris hippiques, 8,7 milliards pour le poker, tel était le bilan 2011 des « jeux en ligne autorisés » en France (compte non tenu des quelque 600 sites illégaux recensés par l’ARJEL). Aucune donnée comparable n’existe évidemment pour le Moyen Âge, mais les trouvères auteurs de Garin de Montglane (XIIIe siècle) n’hésitaient pas à représenter Charlemagne jouant la France aux échecs ! On doit à Rabelais une précieuse liste de 217 jeux qu’il fait pratiquer à Gargantua. Les 34 premiers sont des jeux de cartes, les 20 suivants des jeux de table, qui se menaient sur des échiquiers ou tabliers, plaisamment surnommés par les moines « Évangiles de bois » et quelquefois aménagés sur des plats de reliure, comme on peut le voir au musée de Cluny.
Tout chargé qu’il était d’appliquer la prohibition de ces jeux par l’Église, le clergé n’était pas le dernier à « desployer force chartes, force dez, et renfort de tabliers ». Sur ce qu’étaient les jeux des paysans et du menu peuple des villes, il va de soi que les documents sont beaucoup plus rares que du côté des élites princières, exigeant les matières les plus luxueuses pour leurs pièces et leurs plateaux d’échecs et de trictrac, dont cette exposition présente des spécimens tous remarquables par leur travail ou leur ancienneté. N’y avait-il pas dans ces objets quelque magie ? « Quand elle vit que les échecs eux-mêmes jouaient contre elle sans l’aide d’autrui, elle se mit en grande peine de jouer subtilement pour voir quelle en serait la fin, et elle savait des jeux d’échecs plus que femme de ce temps, mais elle ne sut jouer si bien qu’elle ne fût matée en l’angle. » Dans ce récit du XIIIe siècle, Lancelot remportera la partie et l’échiquier qu’il fera parvenir à Guenièvre. À son tour, elle va jouer et perdre, quoique les barons l’aient déclarée « meilleure à ce jeu » qu’eux tous.
Réelle ou seulement souhaitée par les élites médiévales, cette place éminente (et souvent dominante) des femmes à la table de jeu forme l’un des plus utiles rappels de cette exposition, à côté d’apports nouveaux dus à l’archéologie et à d’autres recherches impossibles à résumer ici. Les jeux livrent beaucoup d’aperçus éclairants sur la culture des sociétés qui les pratiquent ou les modifient, affirmait à raison Huizinga dans son fameux Homo ludens (1938). On verra comme cette exposition donne tort à ce grand historien quant à son non moins célèbre Déclin du Moyen Âge (1919), mal informé d’ailleurs de ses développements capitalistes. Règles révisées du jeu d’échecs où la Farzin persane, peu à peu transformée en Fierce, Fierge ou Vierge, reçoit les prérogatives actuelles de la Reine, floraison et diffusion des cartes à jouer, sur un principe et un support lointainement issus de Chine et transmis par les Mamelouks et les Arabes, quel appétit de nouveauté ! De ce point de vue, cet « automne du Moyen Âge » comme ses prédécesseurs fut certainement moins « vieux jeu » qu’on ne le pense.
Gilles Bounoure