Publié le Lundi 26 novembre 2018 à 10h25.

Fin de la Première Guerre mondiale… ou préparation de la suivante ?

Ce devait être « la Der des Ders ». Mais en réalité, le prétendu « règlement » du premier conflit mondial du 20e siècle ne fut en rien, quand bien même il aurait mis un terme aux affrontements militaires qui avaient commencé en 1914, un pas vers l’apaisement des relations internationales et vers la construction d’un monde plus juste, plus égalitaire et moins générateur de violences.

Le « règlement » du conflit fut à l’image des sources de ce dernier, et de sa brutalité inédite. C’est bel et bien la rapacité sans limite du capitalisme qui était en effet responsable de cette guerre totale : 20 millions de mortEs, dont une moitié de civils, des millions de blesséEs et mutiléEs, des millions de déplacéEs, des régions ravagées, des populations exsangues… Et c’est cette même rapacité, et non une quelconque volonté de paix durable ou de stabilité, qui a prédestiné au règlement politique de la première grande boucherie capitaliste mondiale. 

 

Mourir pour des industriels

Une boucherie dont certains avaient déjà tiré des bénéfices : « Le chiffre d’affaires de Renault est multiplié par quatre entre 1914 et 1918. Citroën et Schneider réalisent une marge bénéficiaire de l’ordre de 40 %. En Allemagne, une commission parlementaire établit que les seize plus grandes entreprises houillères et sidérurgiques allemandes ont multiplié leurs bénéfices par au moins huit entre 1913 et 1917 ! Naissent à cette époque le futur constructeur automobile BMW, le chimiste Bayer, qui produit notamment le gaz moutarde. Krupp double ses bénéfices. Le fabricant d’armes Rheinmetall les multiplie par dix. En Grande-Bretagne, Shell approvisionne en essence le corps expéditionnaire britannique, fournit 80 % du TNT utilisé par l’armée : à la fin des années 1920, elle devient la première compagnie pétrolière mondiale. Dans les mines du Katanga au Congo belge, la production de cuivre s’intensifie. »1

Autant dire que les beaux discours que l’on entend régulièrement à l’occasion des commémorations de la Grande guerre, et qui nous ont encore été assénés lors du centenaire du 11 Novembre, à coups de « sens de la patrie » ou de « sacrifice collectif », n’ont pas grand chose à voir avec la réalité. Le silence assourdissant autour des rébellions, des mutineries, des « fusillés pour l’exemple », mais aussi des scènes de fraternisation entre soldats de « camps » opposés, comme ce match de football entre les soldats allemands et britanniques, à Noël 1914, dans le no man’s land qui séparait les tranchées, montre le chemin qui reste à parcourir et la nécessité de la poursuite d’une lutte de mémoire, contre les instrumentalisations patriotardes et chauvines. 

 

Faire payer et contenir l’Allemagne

Le règlement du conflit, qui est entré dans l’histoire sous le nom de « traité de Versailles », signé par l’Allemagne et les Alliés le 28 juin 1919, soit cinq ans jour pour jour après l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo, fut avant tout marqué par la volonté, notamment sous l’impulsion française, de « faire payer » l’Allemagne. Contre toutes les évidences, cette dernière fut ainsi désignée, avec ses alliés, comme unique « responsable » du conflit et « de toutes les pertes et de tous les dommages subis par les Gouvernements alliés et associés et leurs nationaux » (art. 231). Une formulation qui résultait d’un compromis entre la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis, et fondait juridiquement la question des réparations, dont le montant théorique était fixé à 132 milliards de marks-or. Et même si cette somme ne fut jamais versée, en intégralité, par l’Allemagne, les réparations seront un véritable boulet pour une économie déjà ravagée par la guerre, précipitant une crise dont les Nazis sauront tirer bénéfice… 

L’Allemagne est en outre amputée d’une partie significative de son territoire (15 %, et 10 % de sa population), au profit de la France, du Danemark, de la Belgique et de la Pologne, et ses colonies d’outre-mer lui sont confisquées. Mais il ne s’agit bien évidemment pas de rendre les territoires aux populations autochtones ! Elle seront, à de rares exceptions près, partagées entre les puissances  impérialistes européennes (France, Grande-Bretagne et Belgique), qui considèrent ainsi que des territoires conquis par la force peuvent servir de « monnaie d’échange » ou de « réparations », sans aucune considération pour les populations qui y vivent. 

Enfin, les capacités militaires de l’Allemagne sont considérablement limitées, afin de se prémunir, officiellement, de toute attaque future, mais aussi, objectif moins avouable, de se garantir une supériorité en cas de nouveau conflit ou de velléité expansionniste (notamment côté français), et plusieurs régions allemandes sont démilitarisées. En résumé, « une paix-sanction […] fut imposée à l’Allemagne pour la maintenir dans un état de faiblesse durable »2.

 

L’URSS exclue, la vague Révolutionnaire contenue

Mais le traité de Versailles ne fut pas seulement un instrument, aux mains des vainqueurs de la guerre, contre les vaincus, mais aussi un accord entre grandes puissances pour contenir la vague révolutionnaire alors en cours. L’écroulement des empires austro-hongrois et ottoman était en effet un facteur d’instabilité qui, couplé à l’écho international de la révolution russe, menaçait l’Europe centrale, et par extension toute l’Europe, de la « contagion révolutionnaire ». C’est à un véritable bouillonnement révolutionnaire que l’on assiste alors, et la sympathie pour le bolchevisme inquiète considérablement les bourgeoisies européennes. Nombre d’entre elles préféreront accepter la domination franco-britannique et les charcutages territoriaux plutôt que de voir des régions entières passer aux mains des rouges, marchant en cela sur les traces de l’Allemagne qui s’était résolue à un armistice en novembre 1918 non en raison d’une proche défaite militaire annoncée mais bien d’une vague révolutionnaire qui menaçait de franchir un point de non-retour (voir notre article sur la révolution allemande).  

Les négociations de Versailles, auxquelles l’URSS ne fut pas associée, au nom de la « trahison » qu’aurait représentée la paix de Brest-Litovsk en mars 1918, furent ainsi l’occasion d’un redécoupage destiné à constituer un rempart contre l’influence du bolchevisme, avec le démantèlement des empires et la création, entre autres, de la Yougoslavie et de la Tchécoslovaquie. Il s’agissait pour les vainqueurs de la guerre, en encourageant la création d’États ou l’expansion d’autres, de s’assurer de loyautés futures, et de mettre en place un « cordon sanitaire » face à la menace révolutionnaire. La quasi-totalité de ces États sont alors, ou seront par la suite, partie prenante de l’intervention militaire en URSS (qui durera jusqu’en 1920), en soutien aux Russes blancs contre le pouvoir bolchevik. 

 

De nouvelles relations internationales ?  

La fin de la guerre et le traité de Versailles sont, enfin, l’expression de l’évolution des rapports de forces internationaux, et notamment de la place désormais centrale des États-Unis d’Amérique. La France et la Grande-Bretagne sortent en effet affaiblies de la guerre, avec des millions de morts et des destructions considérables sur leur sol, tandis que les USA, qui ont rompu avec leur politique isolationniste, s’affirment comme la principale puissance mondiale, capable d’imposer ses vues aux pays européens. C’est ainsi que le président étatsunien Wilson s’opposera à certaines prétentions territoriales françaises et italiennes sur l’Allemagne (Clemenceau souhaitait ainsi l’annexion pure et simple de la Sarre), en échange de la garantie d’une intervention militaire US en cas de nouvelle attaque allemande. Mais après les défaites électorales de Wilson et des Démocrates, l’isolationnisme étatsunien reprendra ses droits et les USA refuseront de ratifier le traité de Versailles et les autres accords internationaux consécutifs à la Première Guerre mondiale, entre autres la création de la Société des nations (SDN). 

Appétits impérialistes maintenus, volonté d’écraser la contestation révolutionnaire, concurrence accrue entre grandes puissances, y compris au sein du camp des vainqueurs : autant de signes indiquant que la stabilisation de la situation internationale au sortir de la guerre n’était rien d’autre qu’une illusion, et que la « paix de Versailles » préparait bien des tragédies à venir. Le « nouveau partage du monde » issu de la guerre, réalisé sur le dos des peuples, comme l’illustre notamment le découpage/dépeçage du Moyen-Orient (voir l’article dans notre dossier), et motivé par les seuls intérêts capitalistes-impérialistes, ne satisfaisait en réalité à peu près personne, ni dans le camp des vainqueurs ni dans celui des vaincus. Ce qui se vérifiera 20 ans plus tard avec une nouvelle plongée dans la barbarie… 

Ainsi que l’exprime Eric J. Hobsbawm : « Nul n’est besoin d’entrer dans les détails de l’entre-deux-guerres pour voir que le règlement de Versailles ne pouvait en aucun cas être la base d’une paix stable. La paix était condamnée dès le départ et une nouvelle guerre pratiquement certaine. Les États-Unis se désengagèrent presque aussitôt et, dans un monde qui n’était plus ni eurocentrique ni déterminé par l’Europe, un règlement qui n’était pas ratifié par une grande puissance mondiale n’avait aucune chance de tenir. On verra que c’était vrai des affaires économiques du monde comme de la vie politique. Deux grandes puissances européennes, et en fait mondiales, étaient temporairement éliminées du jeu international ; mieux encore, on ne leur reconnaissait pas la qualité d’acteurs indépendants : l’Allemagne et la Russie soviétique. Dès le moment où l’une, l’autre, voire les deux, entreraient en scène, aucun règlement de paix approuvé uniquement par la Grande-Bretagne et la France car l’Italie demeurait elle aussi insatisfaite ne pouvait durer. Et tôt ou tard, inévitablement, l’Allemagne, la Russie ou les deux redeviendraient des acteurs de premier plan. »3

Julien salingue

 

  • 1. Patrick Le Moal, « La grande boucherie capitaliste », l’Anticapitaliste hebdo n°404.
  • 2. Eric J. Hobsbawn, l’Âge des extrêmes, Éditions André Versailles, p. 58 (édition 2008).
  • 3. Idem, p.60