Publié le Jeudi 3 mai 2018 à 10h54.

« Il y avait une telle complicité entre les gens, ça paraissait merveilleux »

Alain Pojolat, 20 ans, salarié de la BNP à Paris.

En mai 68, je bosse depuis un an dans une grande banque, la BNP à Barbès. C’est une grosse boîte, il y a 6 000 personnes dans le bâtiment, et il y a un PC qui est extrêmement fort, avec 5 ou 6 cellules dans la boîte, et qui contrôle la CGT. Il y a aussi quelques gauchistes, à FO et dans la CGT, et quelques libertaires, et donc des idées politiques qui circulent.

Mais moi ce qui m’intéressait le plus, au début du mois de mai, c’est ce que j’entendais à la radio : on savait que ça chauffait au Quartier latin, des facs en ébullition, des manifestations spontanées, des étudiants qui s’organisent, et on était attirés par ce qui s’y passait. Ça voulait dire que pour une fois il y avait quelque chose d’un peu sérieux qui se développait. 

Il faut comprendre que le Quartier latin était, pour les gens qui habitaient Paris, un lieu particulier, très culturel. Il y avait des ciné-clubs, des salles d’art et d’essai, etc. Il y avait une espèce de liberté culturelle qui n’existait pas dans les autres quartiers de Paris. On est donc déjà attirés par le Quartier latin, et là encore un peu plus avec tout se qui s’y passe. Et là, début mai, je m’y suis rendu avec des potes.  

Donc le soir il y a des affrontements avec la police et, dans la journée, il y a de très grosses manifestations, le bras de fer avec le rectorat, avec les étudiants qui exigent le départ des forces de police comme préalable à toute négociation, etc.

Et puis il va y avoir la fameuse nuit des barricades, où je vais me retrouver : bagarre gigantesque avec les flics, des arbres sont coupés sur le boulevard Saint-Michel, un cinéma est dévasté pour faire des barricades avec les rangées de sièges… Une violence collective que je n’aurais jamais imaginée.    

Les barricades et les manifestations ne se sont pas concentrées exclusivement dans le Quartier latin. Je fréquentais beaucoup le 18e arrondissement, car c’était là où je bossais, et il y a eu plusieurs soirées, plusieurs nuits, avec des manifestations spontanées, et des barricades. Dans ces manifestations, il y avait surtout des jeunes, pas des étudiants, des jeunes qui venaient de banlieue, des jeunes ouvriers, qui venaient pour en découdre avec les flics et qui construisaient des barricades. Les mots d’ordre étaient essentiellement contre les flics et contre De Gaulle.

Tous ces événements c’était fantastique. Pour moi c’était inimaginable qu’on puisse foutre sur la gueule aux flics de façon collective, sans avoir peur. Il y avait une telle complicité entre les gens, ça paraissait merveilleux. Moi j’avais l’impression de découvrir le monde. Et à tout ça s’ajoutaient toutes les frustrations, à tous les points de vue, que le gaullisme nous avait imposées dans les années précédentes, et là on se disait : on peut faire sauter tout ça. J’ai compris à ce moment-là que quand on veut, quand on est nombreux, quand on est déterminés, on peut tout faire.