« Lénine, Trotski et leurs amis ont été les premiers qui aient montré l’exemple au prolétariat mondial ; ils sont jusqu’ici encore les seuls qui puisent s’écrier : J’ai osé ! ». Par cette phrase, Rosa Luxembourg mettait le doigt sur une leçon majeure de la révolution d’Octobre : si les crises révolutionnaires ont été historiquement nombreuses, rares sont les cas où elles ont pu permettre aux socialistes de prendre le pouvoir.
Pour ce faire, il est en effet nécessaire de disposer d’une direction capable « d’oser » au risque de tout perdre, ce que les dirigeants du parti communiste allemand n’ont par exemple pas su faire en 1923, lorsque leurs tergiversations leur ont fait perdre une occasion historique de prendre le pouvoir, condamnant la classe ouvrière allemande à subir les horreurs du nazisme.
Une stratégie pragmatique
Si les bolcheviks ont donc su « oser », il faut toutefois souligner que leur choix ne fut en rien la conséquence d’une stratégie longuement mûrie ou encore l’application d’un plan préparé. Dans la pensée de Lénine comme dans celle des principaux dirigeants bolcheviks, il n’a en réalité jamais existé de « scénario » bien défini, mais une stratégie fondamentalement pragmatique, une analyse en évolution permanente fondée sur l’analyse concrète de la situation concrète. C’est ce pragmatisme des dirigeants bolcheviks qui leur a permis d’emprunter des chemins nouveaux pour les amener à mettre au point une stratégie insurrectionnelle qui était alors totalement en rupture avec la doxa marxiste.
Ce point est d’autant plus notable qu’il faut rappeler que les thèses d’avril se refusaient tout autant à une participation à un gouvernement bourgeois qu’à un aventurisme de type blanquiste, en se prononçant contre toute stratégie insurrectionnelle et même contre la mise en place d’un « gouvernement ouvrier » qui, dans la Russie de 1917, aurait été socialement minoritaire. Tel qu’il fut conçu par les bolcheviks au printemps 1917, le mot d’ordre « tout le pouvoir aux soviets » ne constituait en réalité qu’une actualisation du concept de « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie », qui devait permettre de créer, non pas un régime ouvrier et socialiste, mais un pouvoir à caractère transitoire capable d’appliquer le programme démocratique que le gouvernement provisoire se refusait à envisager.
Course de vitesse avec la contre-révolution
Le génie des dirigeants bolcheviks a été de comprendre qu’il leur fallait modifier cette ligne stratégique puisque que le mot d’ordre « tout le pouvoir aux soviets » se révélait de fait inapplicable. L’échec des journées de juillet 1917 et surtout la répression du mouvement ouvrier qui les avait suivies avaient en effet démontré que les SR et les mencheviks basculaient à droite et se refusaient à rompre avec la bourgeoisie, ce qui rendait en pratique impossible la constitution d’un pouvoir soviétique. Le désastre de l’offensive de juin 1917 et la montée de la réaction kornilovienne démontraient aussi que le gouvernement Kerenski amenait la révolution dans l’impasse et ouvrait la porte à une restauration de type bonapartiste. C’est en homme pragmatique que Lénine fut amené à penser, dès le mois de juillet, que les thèses d’avril étaient désormais obsolètes et qu’il n’y avait plus d’autre solution que de tenter ce qui lui avait jusque-là semblé inimaginable, autrement dit une insurrection des avant-gardes de la révolution sous la direction des seuls bolcheviks.
Une telle stratégie semblait tellement aventuriste que Lénine y renonça au début du mois de septembre, en se persuadant que l’échec du putsch de Kornilov pouvait permettre le sursaut nécessaire pour convaincre les SR et les mencheviks de rompre avec Kérenski et mettre en place un gouvernement des soviets. Les faits l’amenèrent à changer une nouvelle fois d’avis à la mi-septembre, lorsqu’il constata que les SR et les mencheviks s’avéraient incapables de rompre leur soutien au gouvernement provisoire qui ne constituait pourtant plus qu’un pouvoir fantoche. La menace contre-révolutionnaire, l’insurrection des campagnes, le basculement des soviets d’ouvriers et de soldats dès le début du mois de septembre vers le bolchévisme, mais aussi les premières mutineries en Allemagne et en Italie l’amenèrent à reconsidérer sa position : la vacance du pouvoir lui semblait ouvrir une course de vitesse avec la contre-révolution et imposer aux bolcheviks de profiter des circonstances favorables pour passer à l’offensive en prenant le pouvoir.
« L’insurrection à l’ordre du jour »
Mises en minorité le 21 septembre, les positions de Lénine l’emportèrent lors du comité central qui se tint clandestinement dans la nuit du 10 au 11 octobre dans un appartement de Petrograd. Malgré l’opposition acharnée de Kamenev et de Zinoviev, qui considéraient que les bolcheviks allaient se renforcer progressivement et qu’ils finiraient par emporter la majorité à la future Assemblée constituante, le comité central mit, par 10 voix contre 2, l’insurrection à l’ordre du jour, en votant la motion suivante : « Le comité central reconnaît que la situation internationale […] de même que la situation militaire et l’obtention par le parti prolétarien de la majorité au sein des soviets, tout cela associé à l’insurrection paysanne, au changement d’attitude du peuple qui fait confiance à notre parti et enfin la préparation manifeste d’un nouveau putsch kornilovien […] met l’insurrection à l’ordre du jour. »
La majorité du comité central restait toutefois hétérogène. Pour Lénine, qui considérait que chaque heure qui passait faisait courir un risque supplémentaire, la motion du 10 octobre impliquait que le parti prenne le plus vite possible le pouvoir. Pour Trotski, la motion ne constituait qu’un choix stratégique qui ne pouvait être mis en application que lorsque les circonstances le rendraient réellement possible. Entre ces deux lignes, c’est une position de compromis qui l’emporta, Trotski imposant que la prise du pouvoir se fasse dans le contexte de la réunion du congrès des soviets et sous la direction formelle du soviet de Petrograd, tandis que Lénine obtint qu’elle ne fût pas soumise à l’avis du congrès et que l’insurrection précédât donc son ouverture.
Laurent Ripart