Publié le Lundi 26 novembre 2018 à 10h38.

La condition des femmes pendant la Première Guerre mondiale

Françoise Thébaud est historienne, auteure d’un ouvrage qui fait référence sur le sujet, « les Femmes au temps de la guerre de 14 »1. Professeure émérite de l’université d’Avignon, spécialiste de l’histoire des femmes et du genre, co-fondatrice de la revue « Clio, femmes, genre, histoire ». Elle répond à nos questions sur la situation des femmes pendant la guerre et après. Contraintes de remplacer les hommes partis au front, qu’ont-elles gagné en termes d’émancipation et de droits ?  Propos recueillis par Régine Vinon.

Dans sa préface à votre ouvrage, Michelle Perrot parle de partages inégaux jusque dans la mémoire. Lorsqu’on pense à la Première Guerre mondiale, on se réfère aux soldats et à leurs souffrances. Leurs noms s’affichent sur tous les monuments aux morts du pays. Des femmes, on parle par allégorie, la victoire, la veuve éplorée. Au delà de ces clichés, votre livre nous fait partager une réalité longtemps ignorée dans sa complexité : la condition des femmes pendant la guerre. Vous démontez de nombreuses idées reçues. Dans un premier temps, pouvez-vous nous dire quel était l’état des luttes féminines avant guerre ?

Avant guerre, il y avait déjà un mouvement féministe organisé depuis plusieurs décennies. À l’échelle nationale, mais aussi internationale. Les deux plus grandes associations étaient le Conseil national des femmes françaises, membre du Conseil international des femmes et l’Union française pour le suffrage des femmes, née en 1909 et membre également d’une internationale. Ces féministes organisées avaient déjà obtenu certaines choses, sous la 3e République, notamment en termes d’éducation des filles et de droit au travail. En 1907, les femmes purent ainsi disposer librement de leur salaire. Elles virent aussi l’ouverture de certains métiers qualifiés comme la profession d’avocate, métiers qui concernaient les plus aisées. Par ailleurs, les féministes s’insurgeaient contre le Code civil de Napoléon, notamment le fameux article 213 qui aujourd’hui nous fait bondir : « La femme doit obéissance à son mari, le mari protection à sa femme ». La femme mariée est alors une mineure juridique et certaines féministes ont brûlé en place publique le Code civil lors de son centenaire, en 1904.

La grande revendication dans les premières années de la décennie 1910, juste avant la guerre, et cela dans tous les pays d’Europe de même qu’aux États-Unis, c’est la revendication des droits politiques, et notamment le droit de vote. On assiste à la naissance de l’Alliance internationale pour le suffrage des femmes et de sa déclinaison française. Les militantes suffragistes arrivent à gagner à leur cause certains hommes : en France, à la Chambre des députés, s’est créé un groupe des droits de la femme, où il n’y a bien sûr que des hommes. Certaines suffragistes proposent de procéder par étapes, en commençant par ce qui leur semble le plus facile à obtenir, à savoir le vote local, car on dira alors que les femmes peuvent aider à la vie municipale, participer à la vie de la commune ; avant de se mobiliser pour  obtenir le vote national. D’autres veulent tout tout de suite, ce qu’elles appellent « le suffrage intégral ». Toutes espèrent voter aux municipales de 1916 qui n’eurent pas lieu car, bien sûr, on ne vote pas pendant la guerre. 

 

Quelle a été la réaction des féministes au moment de la déclaration de guerre ? Vous parlez de l’union des classes et des sexes.

La réaction a été identique dans tous les pays belligérants : lorsque la guerre éclate, ces féministes qui se réunissaient en congrès internationaux avant guerre et considéraient, pour les Françaises ou les Britanniques, qu’une féministe allemande était leur sœur de combat, vont devenir majoritairement ultra-patriotes. Les socialistes, internationalistes avant guerre, vont de même entrer dans l’Union sacrée. C’est pourquoi je parle d’union des classes et des sexes. Socialistes et féministes suspendent à la fois leurs revendications et leur internationalisme. Jane Misme, la dirigeante du principal journal du mouvement féministe, la Française, publié depuis 1906, écrit en décembre 1914 : « Tant qu’il y aura la guerre, les femmes de l’ennemi seront aussi l’ennemi. » Même les suffragettes britanniques, beaucoup plus radicales en actes que les Françaises, très critiques envers leur gouvernement avant guerre, vont se rallier, transformant même le nom de leur journal The Suffragette en Britannia ! Comme dans le mouvement socialiste, seule une minorité de féministes résiste et reste pacifiste, se réunissant dans un congrès international à La Haye en avril 1915. Ce congrès est à l’origine d’un mouvement qui existe toujours, la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté. De leur côté, des militantes de l’Internationale des femmes socialistes se rassemblent à Bern en mars 1914 à l’initiative de Clara Zetkin2, et lancent un appel aux femmes diffusé en France par Louise Saumoneau, une militante socialiste française : « Où sont vos maris, vos fils ? Pourquoi doivent-ils s’entretuer et détruire avec eux tout ce qu’ils ont créé ? Qui bénéficie de ce cauchemar de sang ? Tout juste une poignée de profiteurs de guerre. Puisque les hommes ne peuvent plus parler, c’est à vous de le faire. Travailleuses de tous les pays en guerre, unissez-vous ! ». Louise Saumoneau est très critique vis-à-vis des femmes, majoritairement patriotes. Elle voudrait que les femmes soient pacifistes et adopte un curieux mode d’action, en les injuriant dans ses publications ! Parmi les pacifistes, citons également Hélène Brion, une institutrice, syndiquée CGT, dont nous reparlerons peut-être.

 

On a longtemps dit que la guerre de 14 avait permis l’entrée massive des femmes dans le monde du travail. Vous semblez dire que c’est une idée reçue ? En réalité, beaucoup de femmes travaillaient avant guerre. 

Avant 1914, en France, les femmes forment déjà plus d’un tiers de la population active. C’est un taux beaucoup plus élevé qu’en Allemagne ou au Royaume-Uni. Malgré l’idéologie dominante qui affirme que le rôle de la femme est d’être une mère au foyer, la réalité sociale est bien différente. En France, on a besoin du travail des femmes parce que les Français font peu d’enfants. Ils ont restreint les naissances avant les autres Européens. Le pays est déjà une terre d’immigration, ce qui contredit bien des discours actuels, et on accepte le travail des femmes, tandis que dans les classes populaires, on a besoin d’un salaire supplémentaire. Les femmes sont paysannes bien sûr, mais aussi domestiques, ouvrières, dans des secteurs qu’on qualifie de féminins à l’époque : textile, habillement, tabac, allumettes. Elles travaillent peu dans les administrations ou les banques alors qu’aujourd’hui, la figure de la femme au travail est l’employée du tertiaire. Il y a en outre plusieurs centaines de milliers de travailleuses à domicile, particulièrement surexploitées et pour lesquelles se mobilisent des syndicalistes et des féministes (ce qui allait aboutir à la loi du 10 juillet 1915 instituant des minima de salaire horaire ou à la pièce). 

Les Françaises travaillaient déjà beaucoup avant guerre. Est-ce que la guerre les met encore plus au travail ? J’insiste sur le fait que dans un premier temps, la guerre, qui devait être courte, désorganise l’économie. Les entreprises ferment, des femmes sont mises au chômage. Dans les premiers mois, voire plus, la guerre se caractérise non par un surtravail des femmes, mais par une mise au chômage, qui crée de grandes difficultés dans les milieux populaires. De nombreuses femmes perdent le salaire du mari mobilisé, et parfois le leur. L’État essaie bien de remplacer l’homme absent en donnant une allocation de femme de mobilisé, mais bien plus faible qu’un salaire masculin, ou même féminin, qui était déjà la moitié environ d’un salaire masculin. Le début de la guerre pour les femmes des milieux populaires est donc un moment très difficile. 

Pour les femmes des milieux aisés, la guerre est un grand moment de philanthropie féminine car il y a beaucoup de personnes à soutenir et aider, notamment les réfugiés qui fuient l’avancée allemande et les femmes restées seules alors que leurs maris sont au front. 

Ce n’est que dans un deuxième temps, à partir du printemps 1915, lorsqu’on comprend que la guerre va durer, qu’il faut remettre le pays au travail, pour approvisionner l’armée en nourriture, habits et munitions. Désormais, la main-d’œuvre féminine est indispensable. Les femmes retournent au travail et remplacent les hommes partout où c’est possible, y compris à partir de l’automne 1915 dans les industries d’armement. Ce sont les fameuses « munitionnettes ».

Les métiers que font les femmes les rendent plus visibles dans l’espace public. Elles sont serveuses de café. Avant, il n’y avait que des hommes. Elles sont factrices, c’étaient des facteurs, employées de banque, d’administration, livreuses de charbon, conductrices de tramway. C’est cette visibilité qui est nouvelle, due à l’entrée des femmes dans des secteurs masculins. 

 

Les femmes trouvent des débouchés plus importants car de nouveaux secteurs s’ouvrent à elles. Vous dites aussi les souffrances des paysannes.

Si la guerre a fait dans un premier temps perdre leur travail à de nombreuses salariées, des femmes ont été mobilisées dès le début du conflit : les paysannes. L’appel du 7 août 1914 du président du Conseil René Viviani, « Aux femmes françaises », ne s’adresse de fait qu’aux paysannes. C’était l’époque des moissons, il fallait les achever, ne pas oublier les vendanges et préparer la terre pour les récoltes futures. Les femmes des campagnes sont au travail tout de suite et vont beaucoup souffrir pendant la guerre. Elles remplacent en effet à la fois les hommes et les bêtes réquisitionnées par l’armée. On voit souvent des femmes attelées à plusieurs pour tirer une herse ou autre engin agricole. Par ailleurs, les paysans, majoritairement versés dans l’infanterie, paient le plus lourd tribut à la guerre et les voiles de deuil sont très portés dans les villages.

Pour l’industrie et le commerce, les chiffres du ministère du Travail indiquent une croissance du travail féminin de plus 20 % à la fin 1917 par rapport à avant-guerre. On assiste donc bien à un surtravail des femmes pendant la guerre, mais également à un phénomène de transfert d’un secteur à un autre. Les femmes ont dorénavant la possibilité de dire « Je suis mal payée là, je vais voir ailleurs ». Une anecdote parlante : il y a une crise des bonnes qui a donné lieu à beaucoup de caricatures. En effet, être bonne à l’époque était un travail particulièrement aliénant, et aux gages très faibles. Elles partent donc en masse pour aller s’employer ailleurs. Les patronnes se plaignent et cela fait le bonheur des caricaturistes.

Les femmes remplacent les hommes dans presque tous les métiers. Quasi absentes de ces secteurs avant 1914, elles entrent dans le secteur métallurgique, mécanique, chimique, qui travaille pour la Défense nationale. C’est souvent ce qui donne l’impression que la guerre a mis les femmes au travail. Dans les usines de guerre, elles représentent 1/4 de la main-d’œuvre fin 1917, à savoir 400 000 sur 1,6 million. À côté de la main-d’œuvre coloniale et étrangère qu’on a fait venir (Kabyles, Indochinois, Chinois), à côté des jeunes ou des travailleurs âgés qui ne sont pas mobilisés, à côté aussi des 500 000 ouvriers qualifiés qu’on a fait revenir du front pour encadrer cette main-d’œuvre inexpérimentée. 

 

Les femmes travailleuses ont-elles obtenu un salaire égal à celui des hommes, ou du moins une diminution de l’écart de salaires en vigueur ?

Ce n’est jamais salaire égal pour travail égal, le travail des femmes étant traditionnellement considéré comme un salaire d’appoint. Les usines de guerre représentent un cas particulier, car si les femmes y vont, c’est parce qu’elles savent que ça paie bien. Les salaires à l’usine de guerre sont plus élevés que ceux versés dans les métiers traditionnellement féminins. Notamment parce que c’est un secteur stratégique, et parce que le ministre de l’armement, un socialiste réformiste, Albert Thomas, répond aux premiers mouvements sociaux en mettant en place des tarifs négociés entre les syndicats, les entrepreneurs et l’État. Ces tarifs sont assez élevés, mais ils sont toujours, à travail égal, moins élevés pour les femmes. Cependant, il y a même des féministes, connaissant mal le monde ouvrier, qui disent que les munitionnettes sont des privilégiées parce qu’elles peuvent s’acheter des bas de soie ou des oranges, objets et mets de luxe à l’époque ! En même temps, elles ne restent pas très longtemps à l’usine de guerre, où il y a un fort turnover, parce que le travail y est extrêmement dur. Travail intensif parce qu’il faut produire toujours plus et toujours plus vite, et aussi parce que toutes les lois sociales ont été suspendues pendant la guerre. Il n’y a ainsi plus de limitation horaire, plus de jours de congé, plus d’interdiction du travail de nuit, les trois grandes lois sociales d’avant guerre étant mises entre parenthèses. Ces femmes peuvent travailler 11, 12 heures par jour, de jour comme de nuit, sans repos. C’est également un travail dangereux et les accidents sont nombreux. 

Des médecins donnent l’alerte, en disant que des jeunes filles meurent d’épuisement, et des aménagements sont demandés. À partir de 1917, se mettent en place dans les plus grandes entreprises des dispensaires, des cantines. Le grand problème dont s’inquiètent certaines féministes, le ministre socialiste, mais aussi ceux qui appartiennent au mouvement nataliste ou hygiéniste actif depuis le début du 20e siècle, ce sont les effets sur la natalité de ce travail féminin. Un accoucheur célèbre de l’époque disait : « L’usine est tueuse d’enfants, il faut interdire l’usine de guerre aux femmes. » On trouve là les deux devoirs de la femme : produire et garder sa capacité procréatrice. 

 

Devant ces conditions difficiles, des grèves vont se développer. Sur quelles revendications principalement ? Seront-elles victorieuses ? 

Avant la guerre, en 1913, il y avait de nombreuses grèves. Mais au début du conflit, l’Union sacrée se traduit par une trêve sociale. Cependant, les contemporains vivent quelque chose qu’ils n’avaient pas imaginé : l’inflation causée par la planche à billets. Or les salaires ne suivent pas la montée des prix. Les premières revendications portent sur l’augmentation des salaires ou l’obtention d’une indemnité de vie chère. Comme les hommes sont majoritairement mobilisés, et que les ouvriers mobilisés à l’arrière ne peuvent faire grève, les premiers mouvements de grève sont souvent le fait des femmes. L’agitation sociale est encore faible en 1916 mais en 1917 et 1918, on constate des vagues importantes de conflits. Des grèves à motif salarial, ou contre les cadences, et parfois aussi l’attitude des contremaîtres, même si on ne parle pas encore de harcèlement sexuel. À partir de fin 1917, des conflits prennent un tour pacifiste, car la population en a assez de la guerre. Ces derniers sont fortement réprimées. Les grèves « économiques » se concluent bien souvent par des arrangements, les grèves pacifistes, non. On va alors accuser les femmes de tuer leurs maris. Vous empêchez l’approvisionnement en munitions, vous contribuez à la mort de vos maris ! 

Une figure de résistance à la guerre est intéressante : Hélène Brion, une institutrice, hostile à la guerre car féministe. Syndiquée à la CGT, secrétaire générale du syndicat des instituteurs et institutrices, elle est la porte-parole du courant pacifiste né en 1915 au sein du syndicat. Elle est aussi membre de la SFIO et féministe. Son combat, raté d’ailleurs, fut de faire entendre la cause des femmes à l’intérieur des organisations ouvrières. Féministe avant tout, elle soutient que l’exploitation des femmes est plus forte du fait de l’homme que du fait du patron. Arrêtée pour propagande défaitiste en novembre 1917, elle est traduite en Conseil de guerre. À son procès, elle déclare : « Je comparais ici comme inculpée de délit politique, or je suis dépouillée de tous droits politiques. L’accusation prétend que sous prétexte de féminisme, je fais du pacifisme. Elle déforme ma propagande pour les besoins de sa cause : j’affirme que c’est le contraire […]. Je suis ennemie de la guerre parce que féministe, la guerre est le triomphe de la force brutale, le féminisme ne peut triompher que par la force morale et la valeur intellectuelle. Il y a antinomie entre les deux ». 

On assiste à un double discours sur les femmes pendant la guerre. D’une part, on vante leur travail, leur dévouement et leur patriotisme. Mais bien vite, vous dites que le ton va changer.

En effet, il existe un double, voire un triple discours pendant la guerre. Le premier est louangeur. Les féministes jouent un rôle important à ce sujet. Qualifiant les femmes de « combattantes de l’arrière », elles valorisent leur travail, soulignent leurs compétences avec l’idée que, messieurs, en retour, vous allez nous accorder des droits. Au début de la guerre, de nombreux essayistes adoptent également ce discours louangeur. Et puis, progressivement, notamment à partir de 1917-1918, perce un discours d’anxiété sur les risques de « masculinisation des femmes » : elles vont perdre leur féminité et cela va créer de l’anarchie sociale ; si les femmes font comme les hommes, que va devenir la société qui fonctionne sur la division entre les sexes ? Enfin, lorsqu’on sent que la guerre touche à sa fin, les femmes commencent à être qualifiées de « profiteuses de guerre ». Il faut qu’elles rendent la place aux soldats qui reviennent.... 

 

Intégrées dans le monde du travail pendant le conflit, elles vont être licenciées après la guerre. Que se passera-t-il pour elles ? Tout redeviendra-t-il comme avant ?

Les licenciements les plus brutaux s’effectuent dans l’industrie de guerre. On n’a plus besoin des femmes dans ce secteur. Dès novembre, on leur demande de partir avec une indemnité, indemnité dégressive pour chaque jour passé à l’usine, pendant 30 jours. Pour les autres secteurs, il faut distinguer le discours ambiant et la réalité. Le premier est le suivant : mesdames, rentrez dans vos foyers ou dans vos métiers traditionnellement féminins. Mais en même temps, les hommes ne sont pas démobilisés (la démobilisation dure très longtemps, un an, un an et demi) et certains sont envoyés en Russie, ou sur des conflits périphériques dans lesquels la France est impliquée. Et, bien sûr, il y a 1,4 million de morts, 10 % de la population active masculine de 1913. Qui manquent forcément à la production. La réalité impose donc que les femmes continuent de travailler. 

Quant à la question de leur émancipation à travers la guerre, elle est discutée par les historiens et les historiennes, et la réponse est toujours nuancée. Il y a ceux qui disent « oui, mais… », et d’autres, parmi lesquels je me compte, qui insistent sur le « non, mais… ». La volonté sociale dominante est le retour à un ordre traditionnel des sexes, avec des femmes qui sont mères et au foyer. C’est le credo de la chambre bleu horizon élue après guerre, peuplée d’anciens combattants. Il traduit le fait que le mouvement nataliste, né fin XIXe dans une France malthusienne avant ses voisins européens mais parfois moqué (des « pères lapins »), est devenu crédible et influence une grande partie des élites politiques. Ce malthusianisme que des lois vont tenter de combattre n’est pas facile à expliquer : on peut invoquer le fait que la France rurale ne veut pas trop morceler la terre alors que tous les enfants sont égaux devant l’héritage ; on peut aussi rappeler l’existence d’un militantisme de la « libre maternité », présent notamment dans l’anarcho-syndicalisme de l’époque, dont des membres multipliaient les conférences et proposaient des solutions aux femmes : « Pas d’enfants pour le capital et pour la guerre ». Le fait est que la population française stagne à 40 millions d’habitants, et va stagner à ce niveau jusqu’en 1945, avant ce qui a été appelé le « baby boom ». 

 

Vous évoquez les mesures répressives prises contre les femmes et le paradoxe du « Moins punir pour mieux punir ».

Entre 1914 et 1918, le faible nombre de naissances se conjugue à l’hécatombe démographique de la guerre. C’est elle qui rend crédibles les thèses des mouvements natalistes. La classe politique, gauche comme droite, est convertie à une politique nataliste. Seul, une petite minorité reste néo-malthusienne ; les communistes, qui le sont au début des années 1920, ne le seront plus après. Les Chambres adoptent des lois incitatives (début de l’État-providence) et répressives qui traverseront le XXe siècle. Ainsi, la loi du 31 juillet 1920 interdit la vente d’objets contraceptifs (sauf le préservatif qui protège des maladies vénériennes) et toute information sur la contraception et l’avortement. Les médecins n’ont pas le droit de parler contraception avec leurs patientes. Puis une loi de mars 1923 correctionnalise l’avortement, répondant à une demande paradoxale des natalistes. L’avortement était un crime dans le code pénal et leurs auteurEs, quand ils ou elles étaient arrêtés, étaient traduits en Cour d’assises. Or, avant guerre, les jurés issus de la population acquittaient le plus souvent avortées et avorteurEs, considérant que c’était une forme de contraception et que, si les femmes ne pouvaient élever les enfants, elles pouvaient avoir recours à l’avortement. La société était tolérante. Pour lutter contre ces acquittements par des jurés populaires, il fallait correctionnaliser l’avortement, en faire un délit jugé en tribunal correctionnel où des juges de métier appliqueraient la loi. De fait, l’avortement est plus pourchassé et puni entre les deux guerres, et au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, qui constitue la pire période de lutte et de répression contre l’avortement. 

 

En guise de conclusion, si on veut résumer votre « non, mais… » : cela veut dire que les femmes n’ont pas gagné grand chose, mais que rien n’était plus comme avant ?

En effet, aucune des revendications féministes d’avant guerre n’est satisfaite. Pas de modification du Code civil et pas d’obtention du droit de vote. Le seul acquis : un décret de 1924 invite les lycées de jeunes filles à ouvrir des classes de baccalauréat. Auparavant, les lycées de jeunes filles du XIXe siècle ne formaient pas au bac. Ce décret va aider les jeunes filles des milieux bourgeois à entrer à l’université et leur offrir des opportunités professionnelles. À ce titre, l’exemple de Simone de Beauvoir est significatif. Elle passe son bac en 1925. Son père est un bourgeois traditionnel sur la question des rôles masculins et féminins mais, rentier appauvri par l’inflation de guerre, il sait ne pas pouvoir doter ses filles et les pousse à faire des études et à avoir à métier. 

Ainsi, on adopte des mesures répressives pour obliger les femmes à être mères, on ne donne pas satisfaction aux revendications féministes mais, en même temps, le retour à un ordre traditionnel est impossible car il y a des postes de travail à prendre. On voudrait que le travail des femmes diminue, mais la guerre a inauguré la féminisation du secteur tertiaire, qui va s’accentuer tout au long du XXe siècle. Pendant le conflit, s’est développé un discours sur les qualités des femmes au travail, qualifiées de « qualités féminines ». Pour le tertiaire, elles étaient vues comme plus polies, plus à l’heure, mieux habillées, ayant un meilleur rapport à la clientèle. Et pour l’industrie, on les disait plus aptes à des travaux monotones et parcellisés. On va ainsi les retrouver après la guerre dans les grandes usines qui commencent à se tayloriser. Elles acceptent mieux que les anciens ouvriers qualifiés, qui travaillaient dans des petites unités, ces nouvelles formes de travail. Et elles sont moins syndiquées. 

Ceux ou celles qui parlent d’émancipation mettent aussi en avant le phénomène des garçonnes, qui est avant tout une mode capillaire et vestimentaire qui libère indéniablement le corps : cheveux courts, jupes raccourcies, vêtements moins amples. Le corps des femmes est moins entravé. C’est pour ça qu’on a l’image des Années folles, où hommes et femmes dansent sur des rythmes venus d’Amérique, comme le charleston. 

 

Et pour terminer, les femmes françaises seront lanterne rouge pour le droit de vote en Europe ! 

Tout au moins, alors que de nombreuses Européennes et les Américaines obtiennent le droit de vote à l’issue du conflit, les Françaises n’obtiennent les droits politiques qu’en 1944, peu avant les Italiennes mais bien avant les Suissesses. En même temps, la question du droit de vote des femmes est compliquée en France. À la Chambre des députés, le débat contradictoire de mai 1919 se conclut par un vote majoritairement positif. Mais le Sénat, où le parti radical est majoritaire, refuse de discuter de la question et se contente de voter un hommage aux femmes. Pour ce parti laïciste, qui s’est défini contre l’Église, a voulu la séparation de l’Église et de l’État, les femmes sont trop inféodées à l’Église, trop proches de leur confesseur et risquent, si elles votent, de mettre en danger la République. Par ailleurs, les radicaux considèrent que la nature des femmes les éloigne de la chose politique : c’est une question de « sexe du cerveau », affirment même certains. Dans l’entre-deux-guerres, à quatre reprises après 1919, un vote positif de la Chambre se heurte à un vote négatif du Sénat. Il faudra attendre 1944, et une assemblée non élue, issue de la Résistance, pour que finalement ce droit élémentaire soit accordé aux Françaises.

 

Françoise Thébaud  

  • 1. Françoise Thébaud, les Femmes au temps de la guerre de 14, préface de Michelle Perrot, petite Bibliothèque Payot, 2013 (réimpression 2018).
  • 2. Clara Zetkin, figure historique du féminisme socialiste, membre de la social-démocratie allemande, adhère à la Ligue spartakiste. Elle est députée au Reichstag pendant la République de Weimar. Elle est à l’origine de la journée internationale des femmes, pour le vote des femmes.