Le parti bolchevik d’Octobre est issu d’une histoire complexe. Quatre organisations se succèdent à partir de 1903 : le Parti ouvrier social-démocrate russe, dont plusieurs fractions se disputent la direction jusqu’en 1911 ; la fraction bolchevique dans ce parti ; le Parti ouvrier social-démocrate russe (bolchevique) fondé en 1912, et le parti qui s’unifie en juillet dans le cours de la révolution de 1917.
La séparation entre bolcheviks et mencheviks sera longue, de 1905 à 1912. Dans de nombreuses villes, les militants de deux fractions continuent à agir en commun, parfois même jusqu’en septembre 1917. Dans la Russie tsariste, toute activité est clandestine, la majorité des militants n’ont que quelques mois d’activité avant d’être arrêtés ou de s’exiler, elle laisse peu de place à la différenciation entre révolutionnaires et réformistes.
Avant 1914, un parti de masse
C’est au cours de la remontée des luttes de 1912 à 1914 que le parti bolchevik devient un parti de masse majoritaire dans la classe ouvrière. Lors de l’élection de la Douma en 1912, avec une campagne autour des trois « baleines » : république démocratique, journée de 8 heures, et confiscation des terres, il gagne 6 des 9 curies ouvrières. En février 1912, son quotidien légal, la Pravda, est vendu entre 40 000 à 60 000 exemplaires, avec 6 000 abonnés. Au début de 1914, aux élections des assurances sociales, les listes des bolcheviks sont majoritaires, et ils dirigent en outre la majorité des petits syndicats existants. C’est devenu un parti révolutionnaire de masse dans une centaine de villes, regroupant entre 30 et 50 000 militantEs, majoritaire au sein de la classe ouvrière industrielle, elle-même très minoritaire. La guerre rasera tout cela.
La révolution de Février surprend les révolutionnaires, les bolcheviks comme les autres, dont les dirigeants sur place se rient de l’idée que c’est le début d’une révolution. Mais lorsque le soviet s’installe, ils y prennent leur place. Ils sont à ce moment minoritaires, car les grandes masses qui se sont mises en branle dans la révolution n’ont pas l’expérience des ouvriers organisés en 1914. Le nombre d’ouvriers a doublé à Petrograd depuis 1914, et les soldats qui jouent un rôle central dans le processus sont pour l’essentiel des paysans.
À partir d’avril, autour de leur orientation « tout le pouvoir aux soviets », les bolcheviks gagnent rapidement de l’influence dans les classes populaires en mouvement. Parmi les ouvriers, plus lentement parmi les soldats, et finalement dans la paysannerie, une conviction progresse : les conditions de vie ne changent pas, la guerre se poursuit, les classes possédantes sont opposées aux objectifs démocratiques et pacifistes, et déterminées à écraser la révolution au moyen d’une dictature militaire. C’est pour cette raison que la nécessité d’un gouvernement excluant toute influence des classes possédantes, position défendue par le parti bolchevik, devient tout au long de l’année 1917 majoritaire.
Les bolcheviks portés par la révolution
Les 10 000 militantEs (1 500 à Petrograd), qui se sont réorganisés en février, sont devenus en avril 79 000 adhérentEs (dont 15 000 à Petrograd). Portés par la révolution, ils valident les thèses d’avril défendues par Lénine. Lors du premier congrès national des soviets de juin, les bolcheviks ont moins de 15 % des délégués. La répression des journées de juillet, puis le putsch de Kornilov en août convainquent de plus en plus que la seule issue pour obtenir la paix, la terre et le pain, c’est le pouvoir aux soviets, que seuls les bolcheviks défendent.
Lors du congrès d’unification en juillet 1917, le parti intègre des courants révolutionnaires indépendants que constituent aussi bien l’organisation interrayons (dans laquelle milite Trotski) que les nombreuses organisations social-démocrates internationalistes jusque-là restées à l’écart, dans le cadre d’un mouvement de masse d’adhésions d’ouvriers, de soldats unis par une aspiration à l’action révolutionnaire immédiate. Lénine, avec ses 47 ans, est le doyen du comité central dont onze membres ont entre 30 et 40 ans, trois moins de 30 ans. Son benjamin, Ivan Smilga, a 25 ans : il est militant bolchevik depuis 1907. Le parti bolchevik d’Octobre, le parti de Lénine et de Troski, est né. Il regroupe à ce moment 170 000 militantEs (dont près de 40 000 à Petrograd) : « La force du parti unifié vient de la fusion totale de ces courants divers autant que de la diversité des itinéraires qui les ont menés, à travers des années de lutte idéologique, à la lutte en commun pour la révolution prolétarienne. »1
Vers l’insurrection
Contrairement à bien des idées reçues, ce qui caractérise ce parti, c’est sa relative flexibilité, sa réceptivité aux humeurs dominantes des masses. Il acquiert à partir de juin la majorité dans les comités d’usine, puis en août dans les soviets de Petrograd et Moscou.
Dès septembre, de son exil, Lénine exhorte les bolcheviks à prendre le pouvoir. Il écrit des notes au comité central, aux comités de Pétrograd et de Moscou, des articles, une brochure titrée Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir ? Cette orientation entre en résonance avec les aspirations de la majorité des soviets des grandes villes mais, au sein du parti bolchevik, le débat fait rage, un certain nombre de dirigeants dont Zinoviev et Kamenev défendant une posture « attentiste » d’une majorité à l’Assemblée constituante. La réunion de la direction du 10 octobre décide l’insurrection armée par 10 voix contre 2.
Au congrès des soviets qui s’ouvre le 25 octobre, sur 670 délégués, 300 sont bolcheviks, 193 SR dont plus de la moitié SR de gauche et 82 mencheviks dont 14 internationalistes. Le bureau est composé de 14 bolcheviks et 7 SR de gauche, les 4 postes mencheviks ne sont pas occupés.
Il y a une écrasante majorité pour un gouvernement du soviet autour du parti bolchevik.
Patrick Le Moal
- 1. Pierre Broué, le Parti bolchevique, p. 89.