« Durant un an, la victoire sans lutte du fascisme allemand a pesé sur le prolétariat international […]. C’est alors que, entouré à l’extérieur de puissants États réactionnaires, à l’intérieur de deux courants contre-révolutionnaires, le prolétariat autrichien se souleva » 1. « Ceux de Vienne ont toujours attendu, espérant que les militaires resteraient à l’écart. Ce fut une grosse erreur. Février était un soulèvement qui est né de l’âme du peuple, de la colère du peuple. » 2
Juillet 1927 constitua bien un point tournant. Certes, la social-démocratie demeurait une force considérable. Elle avait d’ailleurs progressé aux élections d’avril 1927 et constituait le groupe parlementaire le plus important, mais la crédibilité d’une action déterminée du Schutzbund était gravement atteinte.
Les courants de droite n’avaient jamais accepté les réformes sociales et la démocratisation de l’Autriche. Le bloc des partis bourgeois appuyé par la Heinwehr (milice armée financée par le patronat, les banques et également par Mussolini) passa donc à l’offensive. En 1929, la Constitution fut modifiée dans le sens d’un renforcement de l’exécutif ouvrant la possibilité de contourner le Parlement et de gouverner par décrets lois. La droite employa la « tactique du salami » : chacune de ses actions ne paraissait pas assez grave pour justifier l’insurrection armée, mais marquait un recul des positions de force des travailleurEs et démoralisait ces dernierEs. Par ailleurs, surtout à partir de 1931, la crise économique mondiale provoqua une hausse du chômage et mit en difficulté le « modèle social » viennois.
Dans le même temps, le glissement à droite d’une large partie de la direction sociale-démocrate et des responsables syndicaux se confirmait. Enfin, les nazis commençaient à émerger en Autriche ; partisans du rattachement à l’Allemagne, ils étaient en opposition au bloc des partis bourgeois et de la Heimwehr qui, soutenu par l’Italie, évoluait vers un « austro-fascisme ».
Vers la fin
Face à la crise, les syndicats sociaux-démocrates cautionnèrent d’incessants reculs sur le terrain de la défense des salaires et des conditions de travail. Sous l’impact du chômage (en 1933, un tiers de la population active n’avait pas de travail) mais aussi de la démoralisation, les effectifs syndicaux reculèrent tandis que les provocations -gouvernementales se multipliaient.
La Heimwehr fut intégrée au gouvernement du chancelier Dollfuss. En février 1933 eut lieu une grève des cheminots. Le gouvernement répondit en utilisant l’armée, en arrêtant les grévistes et en sanctionnant les travailleurEs. Le 4 mars 1933, tirant partie d’un blocage parlementaire, Dollfuss commença à gouverner par décrets. Le 15 mars, il fit intervenir la police pour empêcher la réunion de l’Assemblée. La Cour constitutionnelle fut également mise hors-jeu. Face à une telle violation de la Constitution, c’eût été le moment d’agir. Comme l’expliqua par la suite Otto Bauer lui-même, « nous aurions pu riposter le 15 mars en appelant à une grève générale. Jamais les conditions de succès n’avaient été meilleures. Les masses des travailleurs attendaient notre signal […]. Mais nous avons reculé, en plein désarroi, devant le combat ».
La voie vers l’austro-fascisme était ouverte. Le 31 mars, le Schutzbund fut dissous (mais continua de subsister), puis ce fut la censure de la presse, l’interdiction du Parti communiste (et du parti nazi : le projet de Dollfuss était un État autoritaire dans une Autriche indépendante, alors que les nazis voulaient l’union avec l’Allemagne), le rétablissement de la peine de mort, la création de camps pour les opposants politiques, la destitution des directions syndicales élues. Le SDAPÖ se contentait de protestations, surtout verbales, tandis que sa direction était déchirée : l’aile droite avec Karl Renner préconisait l’adoption d’une politique prétendument réaliste (abandon du programme révolutionnaire et recherche d’un accord de coalition gouvernementale). La démoralisation des travailleurEs et des militantEs sociaux-démocrates ne cessait de s’amplifier, atteignant même le Schutzbund.
En janvier 1934, Dollfuss était désormais décidé à se débarrasser du parti social-démocrate et la direction du parti le savait. Le 21, la vente de l’Arbeiter-Zeitung fut interdite et ensuite des perquisitions commencèrent pour saisir les armes du Schutzbund. Le 11 février, Fey, vice-chancelier et chef de la Heim-wehr de Vienne déclarait : « Demain, nous nous mettrons au travail, et nous allons faire un travail radical ». Au même moment, les dirigeants du Schutzbund de la ville de Linz décidèrent qu’ils résisteraient à toute tentative de les désarmer. La direction du parti essaya de les dissuader mais le message en ce sens ne parvint pas à Linz et, le 12 février, les policiers qui venaient perquisitionner les locaux du Parti socialiste essuyèrent des coups de feu.
Devant ces nouvelles, des grèves éclatèrent spontanément à Vienne et des membres du Schutzbund allèrent chercher leurs armes. La direction sociale-démocrate était surprise. Otto Bauer et Julius Deutsch (le chef du Schutzbund) se rallièrent à la nécessité de la grève générale et de l’insurrection. Mais c’est à reculons, avec une seule voix de majorité dans la direction, que fut enfin lancé un appel à la grève générale et à la mobilisation du Schutzbund. Parallèlement était tentée une ultime concertation avec le président chrétien-social du Land de Vienne… Pendant que les dirigeants discutaient, des heures précieuses avaient été perdues dans la confusion. Des armes furent par exemple distribuées, puis reprises car il fallait attendre…
« Nous étions nous-mêmes la direction »
Tandis que les dirigeants de la droite du parti restaient passifs, à l’écart de l’insurrection, ceux de la gauche ne tentèrent pas d’organiser et de diriger une offensive. Dans ce contexte, une partie seulement des troupes du Schutzbund viennois se mobilisa effectivement. Elles furent cantonnées dans leurs quartiers. Cela laissa le temps à l’adversaire de prendre position dans la plupart des points stratégiques et de les rendre imprenables. Pourtant, un rapport gouvernemental admit plus tard que « les premières heures de l’après-midi, jusqu’à environ 14 h 30, avaient représenté une certaine période de faiblesse » 3. Si, comme c’était prévu, le Schutzbund avait à ce moment-là occupé les ponts, les gares, les postes de police, les centres de communication, etc., le rapport de forces militaire aurait été différent.
Le prix à payer pour une mobilisation spontanée et improvisée, tardivement avalisée sans enthousiasme par la direction centrale, fut la démobilisation de larges secteurs et une mauvaise coordination entre les différents groupes insurgés. La grève générale fut un échec : la peur de perdre son travail pour un mouvement sans espoir était la plus forte. Les groupes du Schutzbund furent invités à se retirer dans les cités ouvrières. Un contemporain présent à Vienne insiste sur le fait que, contrairement à 1927, « ce ne seraient pas les travailleurs qui descendraient vers le centre, mais au contraire, les soldats du gouvernement qui gagneraient les faubourgs habités par les travailleurs » 4.
Le mouvement était largement livré à lui-même. Une formule résume la situation ressentie par bon nombre de combattants : « Nous étions nous-mêmes la direction » 5. L’armée se lança à l’assaut des quartiers ouvriers de Vienne. Les travailleurEs et les militantEs se défendirent avec courage, immeuble par immeuble, au point que le gouvernement décida d’avoir recours à l’artillerie. Des combats aussi violents se déroulèrent à Graz, à Steyr et dans de nombreuses villes industrielles. Les forces de répression mirent quatre jours à venir à bout de l’insurrection. Le nombre de morts du côté des combattantEs du Schutzbund et de la population ouvrière s’éleva à plusieurs centaines, tandis que répression et intimidation s’abattaient dans l’ensemble de l’Autriche.
L’expérience de l’Autriche de 1918 à 1934 est riche d’enseignements, tant dans ses différentes étapes que dans son aboutissement. La fin héroïque de Vienne la rouge contraste avec l’effondrement en 1933 du mouvement ouvrier allemand, social-démocrate et communiste. Après la défaite de 1934 vint, en mars 1938, l’Anschluss (rattachement à l’Allemagne nazie).
Il ne s’agit pas de refaire l’histoire et de condamner indistinctement ses acteurs. Une tactique autre que celle de l’« accumulation des forces » n’aurait pas automatiquement mené au succès. Les débats qui ont parcouru la gauche de la social-démocratie autrichienne ont d’ailleurs également traversé les bolcheviks russes en septembre-octobre 1917 avec des moments difficiles pour Lénine et ceux qui soutenaient son point de vue, dont l’un s’exprimait ainsi le 5 octobre : « Ils [ceux qui préconisaient d’attendre en mettant notamment en avant la crise économique] oublient la contre-révolution. Nous devons dire que si nous laissons passer le moment, il n’y en aura pas d’autres ». 6
Sur cette question du temps et du moment de l’action, voir aussi Daniel Bensaïd, « Les sauts ! les sauts ! les sauts ! », juillet 2002 : http://danielbensaid.org…
Documents
Voir les paragraphes consacrés à la période dans « Le mouvement ouvrier autrichien » sur le site du Maitron http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article197784
Ataulfo Riera, Charles Heimberg, « Il y a 80 ans : La chute de Vienne la Rouge » http://www.avanti4.be/debats-theorie-histoire/article/il-y-a-80-ans-la-chute-de-vienne-la-rouge
- 1. Kurt Landau, la Guerre civile en Autriche, 1934, réédité en 2008 par les Quaderni Pietro Tasso.
- 2. Interview de Franz Weiss (dont le père fut tué à Steyr en février 1934) dans le journal Wiener Zeitung du 5 février 2018 : https://www.wienerzeitun… ?em_cnt_page=2
- 3. Cité par Henri Marnier, « Il y a 80 ans, l’insurrection ouvrière du 12 février 1934 en Autriche », Lutte ouvrière, 28 février 2014.
- 4. George Clare, Dernière valse à Vienne, Payot, 1984, p. 162.
- 5. Cité par Irène Etzersdorfer, « Février 1934, dissolution des structures démocratiques en Autriche », Austriaca-Cahiers universitaires d’information sur l’Autriche, juin 1988.
- 6. Cité par David Mandel, Les soviets de Petrograd. Les travailleurs de Petrograd dans la révolution russe (février 1917-juin 1918), 2017, éditions Syllepse et Page 2.