Publié le Vendredi 22 janvier 2021 à 10h23.

La semaine sanglante

Alors que les soldats révolutionnaires étaient supérieurs en nombre aux troupes réactionnaires au début de la Commune, les fédérés ont hésité puis finalement refusé d’aller écraser l’armée de la bourgeoisie, à Versailles. Thiers et ses sbires n’auront pas ces scrupules : ils vont plonger, chaque arrondissement, chaque rue, chaque maison dans la terreur et la mort. Hommes, femmes, enfants, vieux, le bains de sang va emporter près de 100 000 habitantEs de Paris (36 000 selon Thiers), dont les corps sont jetés dans des fosses communes ou dans la Seine, ou abandonnés dans les rues. L’horreur est telle que des journaux réactionnaires belges, anglais et même versaillais (le Temps, le Siècle ou le Figaro) demandent l’arrêt de la boucherie. Les derniers combat cesseront le 28 mars, mais les assassinats de rue se poursuivront jusqu’au 15 juin. Après c’est la justice militaire qui fusillera pendant des années après la révolution communeuse.

 

L’égorgement commençait en silence. Assi allant du côté de la Muette vit dans la rue Beethoven des hommes qui, couchés à terre, semblaient dormir. La nuit étant claire, il reconnaît des fédérés et s’approche pour les éveiller, son cheval glisse dans une mare de sang. Les dormeurs étaient des morts, tout un poste égorgé.

L’Officiel de Versailles n’avait-il pas donné la marche pour la tuerie, on s’en souvient.

 

Pas de prisonniers ! Si dans le tas il se trouve un honnête homme réellement entraîné de force, vous le verrez bien ; dans ce monde-là, un honnête homme se distingue par son auréole ; accordez aux braves soldats la liberté de venger leurs camarades en faisant sur le théâtre et dans la rage même de l’action ce que le lendemain ils ne voudraient pas faire de sang-froid.

 

Tout était là. On persuada aux soldats qu’ils avaient à venger leurs camarades ; à ceux qui arrivaient délivrés de la captivité de Prusse, on disait que la Commune s’entendait avec les Prussiens et les crédules s’abreuvèrent de sang dans leur rage.

Afin que comme au 18 mars l’armée ne levât pas la crosse en l’air, on gorgea les soldats d’alcool mêlé, suivant l’ancienne recette, avec de la poudre et surtout entonné de mensonges ; à l’histoire trop vieille du mobile scié entre deux planches, on avait joint je ne sais quel autre conte aussi invraisemblable.

Paris, cette ville maudite qui rêvait le bonheur de tous, où les bandits du Comité central et de la Commune, les monstres du Comité de salut public et de la sûreté n’aspiraient qu’à donner leur vie pour le statut de tous, ne pouvait pas être compris par l’égoïsme bourgeois, plus féroce encore que l’égoïsme féodal, la race bourgeoise ne fut grande qu’un demi-siècle à peine, après 89. Delescluze, Dijon furent les derniers grands bourgeois semblables aux conventionnels.

Les hommes énergiques de la Commune chacun à son poste, le fardeau du pouvoir tombé de leurs épaules, le respect de la légalité anéanti par le devoir de vaincre ou de mourir ; les illusions de l’éternel soupçon dissipées dans la grandeur de leur liberté reconquise redevinrent eux-mêmes. Les aptitudes se dessinaient sans fausse modestie, sans vanités étroites :

Paris, peut-être soutiendrait la lutte ! qui sait ?

 

Le dix pièces de la Porte Maillot qui n’avaient pas cessé depuis six semaines tonnaient toujours, et comme toujours, un artilleur tué sur sa pièce était remplacé par celui qui se précipitait.

Jamais plus de deux servants par pièce.

 

Un marin Craon tenait encore en mourant les deux tire-feu qui lui suffisaient pour deux pièces, un de chaque main.

Presque tous les héros de ce poste sont restés inconnus.

 

Ils seront vengés ensemble à la grande révolte, le jour où sur un front de bataille large comme le monde, l’émeute se relèvera.

À l’aube du 21, la Muette était enlevée, l’armée entourait presque Paris venant rejoindre les 25 000 hommes qui s’y étaient glissés pendant la nuit.

Tout ce qui s’est passé dans ces jours-là, s’entasse comme si en quelques jours on eût vécu mille ans.

Le tocsin sonne à plein vol, la générale bat dans Paris. Les fédérés du dehors se repliaient sur Paris, on doute de l’entrée des Versaillais ! L’Observatoire de l’Arc-de-Triomphe dément la nouvelle, mais l’idée de défendre Paris domine.

Vers trois heures du matin,  Dombrowski arrive au Comité de salut public, il ne comprend pas l’accusation de suite, enfin il se rend compte : — Quoi ? dit-il, on a pu me prendre pour un traître ? Tous le rassurent, lui tendent la main.

Dereure qui avait été envoyé près de lui comme Johannard près de La Cécilia, Leo Meillet près de Wrobleski ne lui avait pas avec raison parlé de ces odieux soupçons.

Il voit que la confiance est restée, mais le coup est porté,  Dombrowski se fera tuer.

A la mairie de Montmartre, La Cécilia pâle, décidé à tout tenter pour la lutte, cherche à organiser la défense.

Nous nous retrouvons là, plusieurs du Comité de vigilance, le vieux Louis Moreau, Chevalot.

Avec Louis Moreau et deux autres, nous convenons d’aller nous rendre compte, pour faire sauter la butte quand les Versaillais seront entrés ; car nous sentons bien qu’ils entreront, tout en répétant : Paris vaincra ! ce dont nous sommes sûrs, c’est qu’on se défendra jusqu’à la mort.

Sur la porte de la mairie, des fédérés du 61e nous rejoignent.

 

— Venez, me disent-ils, nous allons mourir, vous étiez avec nous le premier jour, il faut y être le dernier.

Alors, je fais promettre au vieux Moreau que la butte sautera, et je m’en vais avec le détachement du 61e au cimetière Montmartre, nous y prenons position. Quoique bien peu, nous pensions tenir, tenir longtemps.

Nous avions par places crénelé les murs avec nos mains.

 

Des obus fouillaient le cimetière devenant de plus en plus nombreux.

L’un de nous dit que c’était surtout le tir de la butte, qui, étant trop court, tombait sur nous, au lieu d’aller jusqu’à l’ennemi ; dès le 17 mai, on avait reconnu que ce tir était mauvais, et pendant la matinée, sons doute pour ce motif, on ne s’en était pas servi.

Presque tous les fédérés blessés l’étaient par la butte, on en avertit en les emportant à l’ambulance.

La nuit était venue, nous étions une poignée bien décidés.

 

Certains obus venaient par intervalles réguliers ; on eût dit les coups d’une horloge, l’horloge de la mort.

Par cette nuit claire, tout embaumée du parfum des fleurs, les marbres semblaient vivre.

Plusieurs fois nous étions allés en reconnaissance, l’obus régulier tombait toujours, les autres variaient.

Je voulus y retourner seule, cette fois l’obus tombant tout près de moi, à travers les branches me couvrit de fleurs, c’était près de la tombe de Mürger. La figure blanche jetant sur cette tombe des fleurs de marbre, faisait un effet charmant, j’y jetai une partie des miennes et l’autre, sur la tombe d’une amie, madame Poulain, qui était sur mon chemin. En retournant près de mes camarades près de la tombe sur laquelle est couchée la statue de bronze de Cavaignac, ils me dirent : cette fois, vous ne bougerez plus. Je reste avec eux, des coups de feu partent des fenêtres de quelques maisons.

Je crois que le jour est venu. Nous avons encore des blessés d’obus. La poignée se réduit et voici l’attaque ; il faut du renfort. On demande qui ira. Je suis déjà loin, ayant passé par un trou de mur. Je ne sais comment on peut aller aussi vite, et pourtant je trouve le temps long ; j’arrive à la mairie de Montmartre ; sur la place pleurait un jeune homme qu’on ne veut pas employer, il n’a pas de papiers, rien, — il me le raconte ; mais je n’ai pas le temps. — Venez, lui dis-je, et en demandant du renfort à La Cécilia, je lui montre le jeune homme, qui, lui dit-il, est étudiant, il n’a pas encore combattu, et il veut combattre.

La Cécilia le regarde, — il lui fait bon effet. — Allez, dit-il. — Avec cinquante hommes de renfort nous regagnons le cimetière, le jeune homme en est : il est heureux. En avant près de moi, marche Barois, les balles pleuvent, nous marchons vite, on se bat au cimetière. En arrivant nous entrons par le trou, ils ne sont plus là que quinze, et de nos cinquante nous ne sommes plus guère, le jeune homme est mort. — Nous sommes de moins en moins ; nous nous replions sur les barricades, elles tiennent encore.

Drapeau rouge en tête, les femmes étaient passées ; elles avaient leur barricade place Blanche, il y avait là, Elisabeth Dmitrief, madame Lemel, Malvina Poulain, Blanche Lefebvre, Excoffons. Andrée Leo était à celles des Batignolles. Plus de dix mille femmes aux jours de mai, éparses ou ensemble, combattirent pour la liberté.

J’étais à la barricade qui barrait l’entrée de la chaussée Clignancourt, devant le delta ; là, Blanche Lefebvre vint me voir.

Je pus lui offrir une tasse de café, en faisant ouvrir d’un ton menaçant, le café qui était près de la barricade. Le bonhomme fut effrayé ; mais comme il nous vit rire, il s’exécuta assez poliment, et on le laissa refermer puisqu’il avait si peur.

Blanche et moi nous nous embrassâmes, et elle retourna à sa barricade.

Un peu après passa  Dombrowski à cheval avec ses officiers.

 

— Nous sommes perdus, me dit-il,

 

— Non ! lui dis-je ;

 

il me tendit les deux mains : c’est la dernière fois que je l’ai vu vivant.

C’est à quelques pas de là qu’il fut blessé mortellement, nous étions encore sept à la barricade, quand il passa de nouveau cette fois, couché sur une civière presque mort, on le portait à Lariboisière où il mourut.

Bientôt, des sept, nous n’étions plus que trois.

 

Un capitaine de fédérés, grand brun, impassible devant le désastre, il me parlait de son fils, un enfant de douze ans à qui il voulait laisser son sabre en souvenir. — Vous le lui donnerez, disait-il, comme s’il eût été probable que quelqu’un survécût.

 

Nous nous étions espacés tenant à nous trois toute la barricade, moi au milieu, eux de chaque côté.

Mon autre camarade était trapu, les épaules carrées, il avait les cheveux blonds et les yeux bleus ; il ressemblait beaucoup à Poulouin, l’oncle de madame Eudes, mais ce n’était pas lui.

Ce Breton-là encore, n’était plus de ceux de Charette, il mettait à sa foi nouvelle la même ardeur que sans doute il avait mise à l’ancienne quand il y croyait.

Il y avait dans cette face pâle le même sourire de sauvage, qu’avait le noir d’Issy aux dents blanches de loup. Celui-là non plus, nous ne l’avons pas revu.

A nous trois, on n’eût jamais cru que nous étions si peu ; nous tenions toujours. Tout à coup voici des gardes nationaux qui s’avancent, on cesse le feu. — Je m’écrie : — Venez, nous ne sommes que trois !

Au même moment, je me sens saisir, soulever et rejeter dans la tranchée de la barricade comme si on eût voulu m’assommer.

On le voulait en effet ! car c’étaient les Versaillais vêtus en gardes nationaux.

Un peu étourdie, je sens que je suis bien vivante, je me relève, plus rien, mes deux camarades avaient disparu. Les Versaillais étaient en train de fouiller les maisons près de la barricade, je m’en vais, ailleurs encore, comprenant que tout était perdu ; je ne voyais plus qu’une barrière possible, et je criais : — Le feu devant eux ! le feu ! le feu ! La Cécilia n’a pas eu de renforts pourtant. On se battait encore, celles des femmes qui n’avaient pas été tuées place Blanche, se rabattirent sur les plus proches, place Pigalle.

On venait d’élever une barricade dans des rues derrière la chaussée Clignancourt, à main droite en venant du delta, les Versaillais, un moment pouvaient être pris entre deux feux, pendant que les gens peu expéditifs qui étaient là, discutaient, il n’était plus temps.

Dombrowski après avoir été porté à l’Hôtel-de-Ville fut emporté pendant la nuit vers le Père-Lachaise. En passant à la Bastille, on le déposa au pied de la colonne, où à la lueur des torches qui lui faisaient une chapelle ardente, les fédérés qui allaient mourir vinrent saluer le brave qui était mort.

Il fut enterré le matin au Père-Lachaise où il dort couché dans un drapeau rouge.

— Voilà, dit Vermorel, celui qu’on a accusé de trahir !

 

Il ajouta :

 

— Jurons de ne sortir d’ici que pour mourir.

 

Son frère, ses officiers, une partie de ses soldats étaient autour de lui.

Les Batignolles, Montmartre, étaient pris, tout se changeait en abattoir, l’Élysée Montmartre regorgeait de cadavres. Alors, s’allumèrent comme des torches les Tuileries, le Conseil d’État, la Légion d’honneur, la Cour des Comptes.

Qui sait, si n’ayant plus leur repaire il serait aussi facile aux rois de revenir.

 

Hélas ! ce sont les mille et mille rois de la finance qui sont revenus avec la bourgeoisie.

Ce qu’on voyait alors, c’était surtout le souverain ; l’empire nous avait habitués ainsi.

Le despotisme commençait à avoir de multiples têtes ; il continua ainsi.

M. Thiers, sitôt qu’il connut la prise de Montmartre, le télégraphia à sa manière en province. Les flammes dardant leurs langues fourchues, lui apprirent que la Commune n’était pas morte. C’est l’heure où les dévouements ont pris leur place, l’heure aussi des représailles fatales, quand l’ennemi comme le faisait Versailles, tranche les vies humaines comme une faux dans l’herbe. Tandis qu’au Père-Lachaise on saluait pour la dernière fois Dombrowski, Vaysset, qui pour mieux conspirer avait sept domiciles à Paris, fut conduit devant toute une foule, sur le Pont-Neuf et fusillé par ordre de Ferré, pour avoir tenté de corrompre Dombrowski, il dit ces paroles étranges :

Vous répondrez de ma mort au comte de Fabrice. P... commissaire spécial de la Commune, dit alors à la foule :

Ce misérable, au nom de Versailles, a voulu acheter nos chefs militaires. Ainsi meurent les traîtres.

 

Tout quartier pris par Versailles était changé en abattoir. La rage du sang était si grande, que les Versaillais tuèrent de leurs propres agents allant à leur rencontre.

 

Les survivants du combat ont encore le XIe arrondissement. Des membres de la Commune et du comité central se sont réunis à la bibliothèque. Delescluze se lève tragique ; de sa voix pareille à un souffle, il demande que les membres de la Commune, ceints de leur écharpe, passent en revue les bataillons. — On applaudit.

Et comme venus à l’appel, des bataillons entrent par poussées dans la salle, le canon tonne, cette scène est si grande, que ceux qui entourent Delescluze croient à la possibilité de vaincre.

On demande le directeur du génie, il est absent, peut-être mort.

Le comité de salut public agira sans attendre les absents, la mort est partout, chacun doit combattre jusqu’à ce qu’il tombe.

Au faubourg Antoine, il y a trois pièces, les rues environnantes ont des barricades.

Place du Château-d’Eau, un mur de pavés et deux pièces. Brunel est au premier, Ranvier aux Buttes Chaumont.

Wrobleski à la Butte aux Cailles. On a confiance.

 

Il y a des fédérés aux portes Saint-Denis et Saint-Martin. Qui sait si Delescluze n’a pas raison ? La Commune vaincra ! Du moins, Paris mourra invaincu.

Des femmes entassées sur les marches de la Mairie du XIe cousent en silence des sacs pour les barricades.

 

À la salle de la Mairie les membres de la sûreté sont là ; ils seront à la hauteur du péril.

Comme Delescluze, Ferré, Varlin, J.-B. Clément, Vermorel, ont confiance (en la mort sans doute !)

Une tourmente de mitraille enveloppe de tous côtés, elle souffle terrible place du Château-d’Eau, c’est à ce moment que Delescluze y apparaît.

Lissagaray, témoin de la mort magnifique de Delescluze, la raconte ainsi :

 

Avec Jourde, Vermorel, Theisz, Jaclard, et une cinquantaine de fédérés, il marchait dans la direction du Château-d’Eau.

Delescluze, dit Lissagaray, dans son vêtement ordinaire, chapeau, redingote et pantalon noirs, écharpe rouge autour de la ceinture, peu apparente, comme il la portait ; sans armes, s’appuyant sur une canne.

Redoutant quelque panique au Château-d’Eau, nous suivîmes le délégué, l’ami.

Quelques-uns de nous s’arrêtèrent à l’église Saint-Ambroise pour prendre des cartouches. Nous rencontrâmes un négociant d’Alsace, venu depuis cinq jours faire le coup de feu contre cette assemblée qui avait livré son pays ; il s’en retournait la cuisse traversée. Plus loin, Lisbonne blessé qui soutenait Vermorel, Theisz, Jaclard. Vermorel tomba à son tour grièvement blessé. Theisz et Jaclard le relèvent, l’emportent sur une civière. — Delescluze serre la main du blessé et lui dit quelques mots d’espoir.

A cinquante mètres de la barrière le peu de gardes qui ont suivi Delescluze s’effacent, car les projectiles obscurcissent l’entrée du boulevard.

Le soleil se couchait derrière la place. Delescluze sans regarder s’il était suivi, s’avançait du même pas, le seul être vivant sur la chaussée du boulevard Voltaire. Arrivé à la barricade, il obliqua à gauche et gravit les pavés.

Pour la dernière fois cette face austère encadrée dans sa courte barbe blanche, nous apparut tournée vers la mort.

Subitement Delescluze disparut, il venait de tomber foudroyé sur la place du Château-d’Eau.

Quelques hommes voulurent le relever, trois ou quatre tombèrent, il ne fallait plus songer qu’à la barricade, rallier ses rares défenseurs. Johannard au milieu de la chaussée, élevant son fusil et pleurant de colère, criait aux terrifiés : — Non, vous n’êtes pas dignes de défendre la Commune.

La pluie tomba, nous revînmes laissant abandonné aux outrages d’un adversaire sans respect de la mort le corps de notre pauvre ami ; il n’avait prévenu personne, même ses plus intimes. Silencieux, n’ayant pour confident que sa conscience sévère, Delescluze marcha à la barricade comme les anciens montagnards allèrent à l’échafaud.

(Lissagaray, Histoire de la Commune.)

 

Le sang coulait à flots dans tous les arrondissements pris par Versailles. Par places, les soldats lassés de carnage s’arrêtaient comme des fauves repus.

Sans les représailles, la tuerie eût été plus large encore.

 

Seul le décret sur les otages empêcha Gallifet, Vinoy, et les autres, d’opérer l’égorgement complet des habitants de Paris.

Un commencement d’exécution de ce décret fit retirer aux pelotons d’exécution, des prisonniers qu’à coups de crosse de fusil on poussait au mur, où par tas restaient les morts et les mourants.

Nous avons rencontré en Calédonie, quelques-uns de ces échappés de la mort.

Rochefort raconte ainsi ce qui lui fut dit par un compagnon de route ou plutôt de cage dans les antipodes ; il racontait ceci :

 

On venait d’exécuter une quinzaine de prisonniers, son tour était venu, il avait été collé au mur un mouchoir sur les yeux, car ces supplicieurs y mettaient parfois des formes.

Il attendait les douze balles qui devaient lui revenir et commençait à trouver le temps un peu long, — tout à coup un sergent vint lui délier le bandeau fatal, tout en criant aux hommes du peloton d’exécution : — Demi- tour à gauche.

Qu’y a-t-il ? demanda le patient.

Il y a, répondit d’un ton plein de regret le lieutenant chargé de commander le feu, que la Commune vient de décréter qu’elle aussi fusillerait les prisonniers si nous continuions à fusiller les vôtres, et que le gouvernement interdit maintenant les exécutions sommaires.

C’est ainsi que trente fédérés furent en même temps que celui-là rendus à la vie, mais non à la liberté, car on les envoya sur les pontons d’où mon camarade de geôle partit en même temps que moi pour la Nouvelle- Calédonie.

(Henri Rochefort, Aventures de ma vie, 3e volume.)

Les exécutions sommaires reprirent après le triomphe de Versailles ; les soldats eurent comme des bouchers les bras rouges de sang ; le gouvernement n’avait plus rien à craindre.

On verra combien du côté de la Commune le nombre des exécutions fut infime ! devant les trente-cinq mille, officiellement avoués, qui sont plutôt cent mille et plus.

Reconnu par un bataillon qu’il avait insulté, et accusé sur nombreux témoignages, d’intelligence avec Versailles, le comte de Beaufort fut passé par les armes, malgré l’intervention de la cantinière Marguerite Guinder, femme Lachaise, qui fit tout au monde pour le sauver. Elle fut plus tard accusée de sa mort et même d’avoir insulté son cadavre, comme si cette généreuse femme eût dû subir une punition pour avoir voulu sauver un traître !

Chaudey arrêté depuis quelques semaines sous l’inculpation d’avoir le 22 janvier ordonné de mitrailler la foule, n’eût pas été fusillé sans le redoublement de cruautés de Versailles, malgré la dépêche à Jules Ferry datée de l’Hôtel-de-Ville le 22 janvier, à 2 heures 50 de l’après-midi.

 

Chaudey consent à rester là, mais prenez des mesures le plus tôt possible pour balayer la place ; je vous transmets du reste l’avis de Chaudey.

Cambon

 

Et malgré même, des propos tels que ceux-ci : Les plus forts fusilleront les autres sans les égorgements de Versailles — il avait semblé avant son emprisonnement être moins hostile. Que sa mort comme toutes les autres, comme toutes les fatalités de l’époque retombe sur les monstres qui égorgeant à même le troupeau firent des représailles un devoir !

Qu’on fouille les puits ! les carrières, les pavés des rues, Paris entier est plein de morts et tant de cendres ont été jetées aux vents, que partout aussi elles ont couvert la terre.

Ceux qui formaient le peloton d’exécution des premiers otages, farouches volontaires qui jusqu’alors avaient été les plus doux des hommes, ne s’écriaient-ils pas : Moi, je venge mon père. Moi, mon fils ; moi, je venge ceux qui n’ont personne !

Pensez-vous si la bataille recommence que tout souvenir soit enseveli sous la terre et que le sang versé ne fleurisse jamais.

 

La vengeance des déshérités ! elle est plus grande que la terre elle-même.

Les légendes les plus folles coururent sur les pétroleuses, il n’y eut pas de pétroleuses — les femmes se battirent comme des lionnes, mais je ne vis que moi criant le feu ! le feu devant ces monstres !

Non pas des combattantes, mais de malheureuses mères de famille, qui dans les quartiers envahis se croyaient protégées, par quelque ustensile, faisant voir qu’elles allaient chercher de la nourriture pour leurs petits (une boîte au lait, par exemple) étaient regardées comme incendiaires, porteuses de pétrole, et collées au mur ! — Ils les attendirent longtemps leurs petits !

Quelques enfants, sur les bras des mères, étaient fusillés avec elle, les trottoirs étaient bordés de cadavres.

Comme si on eût pu dire à des mères, nous voulons mourir invaincus sous Paris en cendres ?

L’Hôtel-de-Ville brûlait comme un lampadaire ! en face, un mur de flammes fouettées par le vent, elle se reflétait, la flamme vengeresse dans les lacs de sang, passant sous les portes des casernes, dans les rues, partout.

Bientôt de la caserne Lobau le sang en deux ruisseaux s’en alla vers la Seine : longtemps il y coula rouge.

Millière sur les marches du Panthéon tombe en criant : Vive l’humanité ! Ce cri fut prophétique, c’est celui qui aujourd’hui nous rassemble.

 

Rigaud fut assassiné rue Gay-Lussac où il demeurait, à l’heure même où le quartier fut pris. P. ce même commissaire de la Commune qui assistait à l’exécution de Vaysset, passant rue Gay-Lussac dans le silence d’épouvante qui régnait après la victoire de l’ordre, leva les yeux, vers un logement, où demeuraient des amis de Gaston Dacosta, une personne était à la fenêtre regardant à terre, elle semblait lui indiquer quelque chose.

Il aperçut alors un cadavre, étendu les bras en croix contre le trottoir ; son uniforme était ouvert, ses galons arrachés, les pieds blancs et petits étaient nus, ayant été déchaussés suivant l’usage de Versailles ; — la tête était toute pleine de sang, qui d’un petit trou au front ruisselait sur la barbe et le visage, le rendant méconnaissable.

Un témoin oculaire lui raconta que Rigaud en arrivant devant la maison qu’il habitait, portait son uniforme de commandant du 114e bataillon, qu’il avait pour le combat.

Son intention était de brûler les papiers qui étaient dans son logement.

Les soldats l’avaient suivi à son uniforme ; ils entrèrent presque en même temps que lui et feignirent de prendre le propriétaire, un nommé Chrétien pour un officier fédéré afin que la peur lui fît livrer celui qu’ils avaient vu entrer.

Comme Chrétien protestait, Rigaud entendit, et s’écria : — Je ne suis pas un lâche, et toi, sauve-toi.

 

Il descendit fièrement, détacha sa ceinture, donna son sabre et son revolver, et suivit ceux qui l’arrêtaient.

Au milieu de la rue ils rencontrèrent un officier de l’armée régulière qui s’écria :

Quel est encore ce misérable ? et s’adressant au prisonnier l’invita à crier : Vive Versailles !

Vous êtes des assassins, répondit Rigaud. Vive la Commune !

Ce furent ses dernières paroles, l’officier, un sergent, prit son revolver et lui brûla la cervelle à bout portant, la balle avait fait au milieu du front ce petit trou noir d’où coulait le sang.

Pendant longtemps personne ne voulut croire à la mort de Rigaud, certains assuraient l’avoir vu à la tête de son bataillon, mais comme il était très brave il fallut bien à sa longue absence, reconnaître qu’il était mort.

Depuis l’entrée de l’armée de Versailles, les gardes nationaux de l’ordre excitaient l’armée à la tuerie : les uns ayant trahi, les autres ayant peur qu’on ne les prît pour des révoltés, ils eussent égorgé la terre, ces imbéciles ayant la férocité des tigres.

La plupart cherchant à donner des gages à Versailles, indiquaient dans les quartiers envahis les partisans de la Commune, faisant fusiller ceux à qui ils en voulaient.

Les coups sourds des canons, le crépitement des balles, les plaintes du tocsin, le dôme de fumée traversé de langues de flammes disaient que l’agonie de Paris n’était pas terminée et que Paris ne se rendrait pas.

 

Tous les incendies d’alors ne furent pas le fait de la Commune, certains propriétaires ou commerçants afin d’être richement indemnisés de bâtisses ou de marchandises dont ils ne savaient que faire, y mirent le feu.

D’autres incendies furent allumés par les bombes incendiaires de Versailles, ou s’enflammèrent.

Celui du ministère des finances fut à l’aide de faux attribué à Ferré, qui ne l’eût pas nié s’il l’eût fait : — il gênait la défense.

Parmi les volontaires du massacre qui donnent des gages de fidélité à Versailles en l’assistant dans la tuerie, furent, dit-on, un vieux, ancien maire d’un arrondissement, un chef de bataillon qui trahissait la Commune, des brassardiers simples amateurs de tuerie ; ils conduisent les meutes versaillaises en démence eux- mêmes.

La chasse aux fédérés était largement engagée, on égorgeait dans les ambulances ; un médecin, le docteur Faneau qui ne voulut pas livrer ses blessés, fut lui-même passé par les armes.

— Quelle scène !

 

L’armée de Versailles rôde essayant de tourner par le canal, par les remparts, les derniers défenseurs de Paris.

La barricade du faubourg Antoine est prise, les combattants fusillés, quelques-uns, réfugiés dans la cour de la cité Parchappe attendent : ils n’ont pas d’autre asile ; l’institutrice, mademoiselle Lonchamp leur montre un endroit du mur où ils peuvent s’échapper par un trou qu’ils agrandissent, les voilà sauvés.

 

Versailles étend sur Paris un immense linceul rouge de sang ; un seul angle n’est pas encore rabattu sur le cadavre.

Les mitrailleuses moulent dans les casernes. On tue comme à la chasse ; c’est une boucherie humaine : ceux qui, mal tués, restent debout ou courent contre les murs, sont abattus à loisir.

Alors on se souvient des otages, des prêtres, trente-quatre agents de Versailles et de l’Empire sont fusillés.

Il y a dans l’autre poids de la balance des montagnes de cadavres. Le temps est passé où la Commune disait : il n’y a pas de drapeau pour les veuves et les orphelins, la Commune vient d’envoyer du pain à 74 femmes de ceux qui nous fusillent. Il n’était pas éloigné pourtant de bien des jours, mais ce n’était plus l’heure de la miséricorde.

Les portes du Père-Lachaise où se sont réfugiés des fédérés pour les derniers combats sont battues en brèche par les canons.

La Commune n’a plus de munitions, elle ira jusqu’à la dernière cartouche.

La poignée de braves du Père-Lachaise se bat à travers les tombes contre une armée, dans les fosses, dans les caveaux au sabre, à la baïonnette, à coups de crosse de fusil ; les plus nombreux, les mieux armés, l’armée qui garda sa force pour Paris assomme, égorge les plus braves.

Au grand mur blanc qui donne sur la rue du Repos, ceux qui restent de cette poignée héroïque, sont fusillés à l’instant. Ils tombent en criant : Vive la Commune !

 

Là comme partout, des décharges successives achèvent ceux que les premières ont épargnés ; quelques-uns achèvent de mourir sous les tas de cadavres ou sous la terre.

Une autre poignée, ceux des dernières heures ceints de l’écharpe rouge s’en vont vers la barricade de la rue Fontaine-au-Roi ; d’autres membres de la Commune et du comité central viennent se joindre à ceux-là et dans cette nuit de mort majorité et minorité se tendent la main.

Sur la barricade flotte un immense drapeau rouge : il y a là les deux Ferré Théophile et Hippolyte, J.-B. Clément, Cambon, un garibaldien, Varlin, Vermorel, Champy.

La barricade de la rue Saint-Maur vient de mourir, celle de la rue Fontaine-au-Roi s’entête, crachant la mitraille à la face sanglante de Versailles.

On sent la bande furieuse des loups qui s’approchent, il n’y a plus à la Commune qu’une parcelle de Paris, de la rue du faubourg du Temple au boulevard de Belleville.

Rue Ramponeau, un seul combattant à une barricade arrêta un instant Versailles.

Les seuls encore debout, en ce moment où se tait le canon du Père-Lachaise, sont ceux de la rue Fontaine-au-Roi.

Ils n’ont plus pour longtemps de mitraille, celle de Versailles tonne sur eux.

Au moment où vont partir leurs derniers coups, une jeune fille venant de la barricade de la rue Saint-Maur arrive leur offrant ses services : ils voulaient l’éloigner de cet endroit de mort, elle resta malgré eux.

Quelques instants après la barricade jetant en une formidable explosion tout ce qui lui restait de mitraille, mourut dans cette décharge énorme, que nous entendîmes de Satory ; ceux qui étaient prisonniers ; à l’ambulancière de la dernière barricade et de la dernière heure, J.-B. Clément dédia longtemps après la chanson des Cerises. — Personne ne la revit.

 

J’aimerai toujours le temps des cerises C’est de ce temps-là, que je garde au cœur, Une place ouverte.

Et dame fortune en m’étant offerte, Ne saurait jamais calmer ma douleur.

J’aimerai toujours le temps des cerises, Et le souvenir que je garde au cœur.

J.-B. Clément

 

La Commune était morte, ensevelissant avec elle des milliers de héros inconnus.

Ce dernier coup de canon à double charge énorme et lourd ! Nous sentions bien que c’était la fin ; mais tenaces comme on l’est dans la défaite, nous n’en convenions pas.

Comme je prétendais en avoir entendu d’autres, un officier qui était là, pâlit de fureur, ou peut-être de crainte, que ce ne fût la vérité.

Ce même dimanche 28 mai, le maréchal Mac-Mahon fit afficher dans Paris désert :

Habitants de Paris,

L’armée de la France est venue vous sauver ! Paris est délivré, nos soldats ont enlevé en quatre heures les dernières positions occupées par les insurgés. Aujourd’hui la lutte est terminée, l’ordre, le travail, la sécurité vont renaître.

Le maréchal de France commandant

en chef.

Mac-Mahon, duc de Magenta.

 

Ce dimanche-là, du côté de la rue de Lafayette fut arrêté Varlin : on lui lia les mains et son nom ayant attiré l’attention, il se trouva bientôt entouré par la foule étrange des mauvais jours.

On le mit au milieu d’un piquet de soldats pour le conduire à la butte qui était l’abattoir.

La foule grossissait, non pas celle que nous connaissions houleuse, impressionnable, généreuse, mais la foule des défaites qui vient acclamer les vainqueurs et insulter les vaincus, la foule du væ victis éternel.

La Commune était à terre, cette foule, elle, aidait aux égorgements.

On allait d’abord fusiller Varlin près d’un mur, au pied des buttes, mais une voix s’écria : — Il faut le promener encore ; d’autres criaient : — Allons rue des Rosiers.

Les soldats et l’officier obéirent ; Varlin toujours les mains liées, gravit les buttes, sous l’insulte, les cris, les coups ; il y avait environ deux mille de ces misérables ; il marchait sans faiblir, la tête haute, le fusil d’un soldat partit sans commandement et termina son supplice, les autres suivirent. — Les soldats se précipitèrent pour l’achever, il était mort.

Tout le Paris réactionnaire et badaud, celui qui se cache aux heures terribles n’ayant plus rien à craindre vint voir le cadavre de Varlin. Mac-Mahon secouant sans cesse les huit cents et quelques cadavres qu’avait faits la Commune, légalisait aux yeux des aveugles, la terreur et la mort.

Vinoy, Ladmirault, Douay, Clinchamp, dirigeaient l’abattoir écartelant, dit Lissagaray, Paris, à quatre commandements.

Combien eût été plus beau le bûcher qui, vivants nous eût ensevelis, que cet immense charnier ! Combien les cendres semées aux quatre vents pour la liberté eussent moins terrifié les populations, que ces boucheries humaines !

Il fallait aux vieillards de Versailles ce bain de sang pour réchauffer leurs vieux corps tremblants. [...]