Publié le Lundi 15 avril 2019 à 09h36.

L’affaire Dreyfus, moment de structuration d’une extrême droite en France

« Les antidreyfusards ont véritablement donné corps au nationalisme, qui ne coïncide donc ni avec la droite ni avec une classe sociale. Du point de vue sociologique comme du point de vue politique, nous voyons qu’il s’agit d’une nouvelle droite. »

La IIIe République de l’ordre bourgeois

La création de la IIIe République en 1871 marquait la fin du cycle ouvert en 1789, durant lequel la bourgeoisie française, pas assez forte pour asseoir son pouvoir, s’était appuyée alternativement sur les classes populaires et les féodaux. En 1871, sans craindre la restauration, elle peut écraser seule les forces vives du prolétariat parisien, et construire sa domination politique avec la IIIe République1, celle de l’ordre bourgeois contre la république sociale. Dans une société bouleversée par la seconde révolution industrielle, la montée du capitalisme et la grande dépression 1873-1896, elle se doit d’intégrer les masses dans la démocratie libérale. Le suffrage universel, l’instruction obligatoire et le service militaire seront essentiels à la « nationalisation » de la société autour de nouveaux mythes. 

Les républicains engagent la bataille contre l’église, notamment dans l’éducation, avec l’instruction laïque obligatoire et gratuite. La pédagogie laïque est le creuset de la communauté nationale unifiée au delà des divisions sociales, régionales et culturelles, de la patrie2 autour de la création d’une certaine histoire de France et de ses héros. Dans cette construction du compromis républicain autour du lien national-citoyen, la « protection du travail national » et la définition de l’étranger deviennent des enjeux politiques3.  

C’est aussi la période de constitution de l’empire colonial et de la fabrication des « sauvages », mis en scène à la façon d’animaux dans des exhibitions. Les colonisateurs justifient ces nouvelles conquêtes : « Puisque la politique d’expansion coloniale est le mouvement général des puissances européennes, nous devons en prendre notre part »4 et par le fait que les habitantEs des pays colonisés sont des « sauvages »5. Pour justifier politiquement les conquêtes, ils construisent une évidence : l’inégalité des races en s’appuyant sur une science nouvelle, l’anthropométrie qui classifie les races humaines6. Le manuel de lecture le Tour de la France par deux enfants, emblème de la politique scolaire laïque de la IIIe République, explique aux enfants l’inégalité entre les « quatre races » en valorisant « la race blanche, la plus parfaite des races humaines... »

Cette exaltation nationale est très loin de la nation de la France révolutionnaire comme force émancipatrice du genre humain. En 1792, la nation était le résultat d’une volonté générale, les peuples ayant la liberté de disposer d’eux mêmes. En cette fin du XIXe siècle, le patriotisme identitaire de la IIIe République provoque une mutation profonde du « sentiment national » qui va donner des armes à l’extrême droite nationaliste et à l’antisémitisme qui apparaissent en politique. 

 

La tentative bonapartiste de Boulanger, creuset d’une nouvelle forme de nationalisme

L’évolution de la Ligue des patriotes est significative de cette mutation. C’est une société de gymnastique, d’apprentissage de tir au fusil, une sorte d’armée de réserve patriotique7 pour mobiliser la jeunesse, qui a été fondée sous les auspices républicains en 1882 par Déroulède, un des fusilleurs de la Commune de Paris8. Elle va basculer en 1886 dans dans l’affrontement avec les institutions, et constituer l’appareil politique du Boulangisme9

L’ascension du général Boulanger, première apparition d’une vraie force politique antiparlementaire, c’est l’espoir de la revanche contre l’Allemagne, pour laquelle il faut l’ordre intérieur que le régime parlementaire ne garantit pas du fait de son instabilité. Il regroupe tous les mécontents, des monarchistes à nombre de républicains radicaux et socialistes, d’anciens communards opposés aux républicains de gouvernement. Ainsi la majorité des blanquistes va soutenir Boulanger comme catalyseur de la crise. 

C’est à ce moment que l’antisémitisme fait son apparition sur la scène politique. Le polémiste Drumont publie la France juive en 1886, où il écrit : « Le seul auquel la Révolution ait profité est le Juif. Tout vient du Juif ; tout revient au Juif. » Il fondera plus tard, en 1893, le journal la Libre Parole (sous-titre « la France aux Français »), qui dénonce les scandales et les liens entre le capitalisme et les juifs.

Boulanger triomphe aux élections, en 1888 et en janvier 1889, principalement dans les quartiers populaires de Paris grâce aux blanquistes. À l’annonce des résultats, une foule l’appelle à marcher sur l’Élysée, sans succès. Le gouvernement dissout la Ligue des patriotes, inculpe Boulanger,  change le système électoral, et organise symboliquement le centenaire de la révolution de 1789.

 

L’Affaire Dreyfus

La découverte d’une divulgation de secrets militaires à l’Allemagne avait conduit vers un coupable tout désigné : un officier juif d’origine alsacienne. Dès octobre 1894, une campagne antisémite est déclenchée : lors de sa dégradation publique, le 5 janvier 1895, plusieurs milliers de personnes, à l’extérieur de l’École militaire, crient « À mort le traître ! », « Sale juif ! » Le 13 janvier 1898, Dreyfus est au bagne depuis trois ans. Malgré les preuves accumulées de son innocence, il n’y a que peu de voix pour le défendre. L’acquittement du responsable de la divulgation10 est l’injustice de trop, qui pousse Zola à publier « J’accuse ». En réaction, des émeutes antisémites éclatent partout, des milliers de personnes attaquent les maisons et boutiques juives, les synagogues. En janvier, de sanglants pogroms ont lieu dans toutes les villes d’Algérie11. L’agitation antisémite va durer toute l’année, jusqu’à l’échec de la tentative de coup d’État en février 1899. Le Gouvernement de défense républicaine12 finit par agir en faisant gracier Dreyfus, arrêter et juger les leaders nationalistes. La bourgeoisie française confirme qu’elle a acquis l’hégémonie sur la société, contre cette extrême droite nationaliste, raciste et antiparlementaire constituée à cette époque.

 

Les antidreyfusards

Dans la presse, puis dans la rue, les antidreyfusards vont, jusqu’en 1898, être les seuls à se mobiliser. Contre Dreyfus, sont d’abord mobilisés l’armée composée d’officiers antirépublicains (les républicains ne sont majoritaires que dans l’État-major général) et le monde catholique, la presse catholique comme la Croix, le Pèlerin qui se déchaînent dans l’antisémitisme. Puis la Ligue des patriotes, reconstituée en 1896, devient la principale place forte de l’extrême droite nationaliste13, mobilisant une bonne partie de la clientèle républicaine, plusieurs dizaines de milliers de militants14

Une autre organisation nationaliste et antisémite s’organisera en janvier 1899, à l’initiative d’hommes de lettres : la Ligue de la patrie française qui annonce 100 000 adhérents en quelques mois. Elle n’est pas un mouvement plébéien comme la Ligue des patriotes, c’est un mouvement nationaliste qui n’aime pas le désordre. L’Action française naîtra d’un processus de radicalisation de cette Ligue, greffant le royalisme sur son nationalisme. C’est également à cette époque, en 1899, que commencent à s’organiser des syndicats jaunes qui entendent incarner une organisation « socialiste nationale », qui regrouperont des dizaines de milliers de prolétaires.

 

Les bases idéologiques de cette extrême droite nationaliste et antisémite

Paris est à cette époque le centre d’une révolution intellectuelle autour de théoriciens du nationalisme, qui vont être la référence des mouvements d’extrême droite du XXe siècle. 

Sur quoi s’appuie cette idéologie nouvelle ?

- le darwinisme social, qui  applique les lois de la sélection aux structures sociales : la loi du plus fort est naturelle ;

- l’antirationalisme, qui conteste que le comportement humain est commandé par le choix rationnel ;

- le déterminisme : « Le comportement humain est inexorablement déterminé car chaque peuple possède une constitution mentale aussi fixe que ses caractères anatomiques »15 ;

- le racisme biologique à prétention scientifique conforté par des anthropo-sociologues16 ;

- l’antisémitisme, qui rend « le Juif » responsable de tous les maux. Cet antisémitisme moderne, pièce maîtresse de l’idéologie nationaliste, est la synthèse du vieil antijudaisme chrétien catholique et de l’antisémitisme socio-économique qui assimile« le Juif »  au financier ;

- l’anti-intellectualisme, qui « prône le culte de l’action, de l’énergie et de l’élan »17 ;

- l’exaltation de l’État au détriment de l’universalité des Droits de l’Homme, pour l’unité nationale autour de l’armée.

« Les antidreyfusards ont véritablement donné corps au nationalisme, qui ne coïncide donc ni avec la droite ni avec une classe sociale. Du point de vue sociologique comme du point de vue politique, nous voyons qu’il s’agit d’une nouvelle droite. […] Bon nombre de nationalistes ont pu être républicains, voire communards. »18

 

Qui sont les dreyfusards ?

La défense est assumée par des « intellectuels » qui vont obliger la classe politique à prendre position et agir. Notons que le premier quotidien féministe, la Fronde19, est résolument dreyfusard. C’est en réaction au déferlement nationaliste et antisémite que la Ligue pour la défense des Droits de l’homme est initiée en février 1898. Elle est créée par un républicain modéré, et y dominent les intellectuels de grand renom. Elle collecte de grosses sommes pour faire connaître la vérité, a une audience de masse mais moins de 10 000 adhérentEs, rien qui soit comparable avec les ligues nationalistes.

Le mouvement ouvrier et socialiste impuissant

Pour combattre l’offensive réactionnaire, le mouvement ouvrier français n’a pas les armes. Certains comme Proudhon sont antisémites. La plupart assimile le capitalisme au juif. Le déterminisme simpliste d’un marxisme vulgaire ne permet pas de combattre les options nationalistes. Tout cela explique le retrait sur l’Affaire Dreyfus, sur le thème « C’est une affaire entre bourgeois ». Mais ce retrait scelle de fait l’alliance du prolétariat et de la bourgeoisie triomphante pour « sauver la démocratie », au bénéfice de cette dernière. Quelques années après, au moment de l’affaire Jules Durand20, une affaire Dreyfus ouvrière, la presse libérale restera de marbre ! 

La bourgeoisie française réussit donc, contre cette offensive nationaliste, à fondre les aspirations démocratiques dans les institutions qui forment l’État bourgeois, à déplacer l’affrontement avec le prolétariat sous d’autres formes, notamment dans les grèves, en marginalisant l’activité politique autonome des dominéEs. La mobilisation populaire en août 1914 montrera que la nationalisation des masses avait été beaucoup plus rapide et beaucoup plus profonde que leur socialisation.

Patrick Le Moal 

  • 1. Elle durera jusqu’en 1940.
  • 2. La Ligue de l’enseignement, qui oeuvre pour la laïcité, a pour devise « Pour la patrie, par le livre et par l’épée » (Zeev Sternhell, la Droite révolutionnaire (1885-1914), Le Seuil, 1978, p. 80.
  • 3. C’est l’époque où des ouvriers français assassinent des dizaines d’étrangers (notamment italiens), en blessent des centaines.
  • 4. Jules Ferry à l’Assemblée nationale, dans Gilles Manceron, Marianne et les colonies, La Découverte, 2003, pp. 103-104.
  • 5. Gilles Manceron, Marianne et les colonies, p. 109.
  • 6. Gustave Le Bon, les Lois psychologiques de l’évolution des peuples, 1895.
  • 7. Michel Winock, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Le Seuil, 1982, p. 16.
  • 8. Elle atteint très vite 182 000 adhérents. Voir Jean-Marie Mayeur, la Vie politique sous la 3e république, Le Seuil, 1984, p. 120.
  • 9. Général républicain qui n’a pu être au côté des Versaillais lors de la Semaine sanglante du fait d’une blessure.
  • 10. Esterhazy, qui a été découvert par le renseignement militaire.
  • 11. Il y a dans cette colonie des manifestations antisémites tout au long des années 1897-1899.
  • 12. Le « ministère Waldeck-Rousseau », composé de républicains et de radicaux, avec Galliffet, le massacreur de la Commune, et un socialiste dissident, Millerand.
  • 13. Ariane Chebel d’Appollonia, l’Extrême droite en France, éditions Complexe, 1988, p. 133.
  • 14. Michel Winock, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, p. 19.
  • 15. Zeev Sternhell, la Droite révolutionnaire (1885-1914), p. 150.
  • 16. Pierre Milza, Fascisme français, Champs-Flammarion, 1987 p. 81.
  • 17. Zeev Sternhell, la Droite révolutionnaire (1885-1914), p. 174.
  • 18. Michel Winock, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, p. 162.
  • 19. Fondé en 1897 par une ancienne journaliste du Figaro, Marguerite Durand.
  • 20. Secrétaire des dockers charbonniers du Havre, condamné à mort pour des faits dont il n’était pas responsable.