La germination extraordinaire des idées nouvelles les surprit et les terrifia, l’odeur de la poudre troubla leur digestion ; ils furent pris de vertige et ils ne nous le pardonneront pas.
(La Revanche de la Commune, J. B. CLÉMENT.)
Aurelle de Paladine commandait, sans qu’elle voulût lui obéir, la garde nationale de Paris qui avait choisi Garibaldi.
Brunet et Piaza choisis également pour chefs, le 28 janvier par les gardes nationaux, et qui étaient condamnés par les conseils de guerre à deux ans de prison, furent délivrés dans la nuit du 26 au 27 février.
On n’obéissait plus : les canons de la place des Vosges qu’envoyait prendre le gouvernement par des artilleurs, sont refusés sans qu’ils osent insister et sont traînés aux buttes Chaumont.
Les journaux que la réaction accusait de pactiser avec l’ennemi, le Vengeur, de Félix Pyat ; le Cri du Peuple, de Vallès, le Mot d’Ordre, de Rochefort, fondé le lendemain de l’armistice ; le Père Duchesne, de Vermesch, Humbert, Maroteau et Guillaume ; la Bouche de fer, de Vermorel ; la Fédération, par Odysse Barot ; la Caricature, de Pilotelle, étaient suspendus depuis le 12 mars.
Les affiches remplaçaient les journaux, et les soldats alors, défendaient contre la police celles où on leur disait de ne point égorger Paris, mais d’aider à défendre la République.
M. Thiers, le mauvais génie de la France, ayant le 10 mars terminé ses pérégrinations, Jules Favre lui écrivit l’incroyable lettre suivante.
Paris, 10 mars 1871, minuit.
Cher président et excellent ami, le conseil vient de recevoir avec une grande joie la bonne nouvelle du vote de l’assemblée.
C’est à votre infatigable dévouement qu’il en renvoie l’honneur, il y voit un motif de plus de reconnaissance envers vous, je m’en réjouis à tous les points de vue, il est le gage de votre union avec l’assemblée, vous ramène à nous et vous permet enfin d’aborder l’accomplissement de nos différents devoirs.
Nous avons à rassurer et à défendre notre pauvre pays si malheureux, et si profondément troublé. Nous devons commencer par faire exécuter les lois. Ce soir nous avons arrêté la suppression de cinq journaux qui prêchent chaque jour l’assassinat : Le Vengeur, le Mot d’Ordre, la Bouche de fer, le Cri du peuple et la Caricature.
Nous sommes décidés à en finir avec les redoutes de Montmartre et de Belleville et nous espérons que cela se fera sans effusion de sang.
Ce soir, jugeant une seconde catégorie des accusés du 31 octobre, le conseil de guerre a condamné par contumace Flourens, Blanqui, Levrault à la peine de mort, Vallès présent à six mois de prison.
Demain matin je vais à Ferrière m’entendre avec l’autorité prussienne sur une foule de points de détail.
Les Prussiens continuent à être intolérables, je vais essayer de prendre avec eux des arrangements qui adouciront la position de nos malheureux concitoyens.
J’espère que vous pouvez partir demain samedi. — Vous trouverez Paris et Versailles prêts à vous recevoir et à Paris quelqu’un bien heureux de votre retour.
Mille amitiés sincères.
Jules Favre
Le 17 au soir des affiches du gouvernement furent placardées sur les murs de Paris afin d’être lues de bonne heure, mais le 18 au matin personne ne s’occupait plus de ses déclarations.
Celle-là pourtant était curieuse, les hommes qui la firent y crurent déployer de l’habileté ; aveuglés sur les sentiments de Paris, ils y parlaient une langue étrangère, que personne ne voulait entendre, celle de la capitulation.
HABITANTS DE PARIS,
Nous nous adressons encore à vous et à votre patriotisme et nous espérons que nous serons écoutés.
Votre grande cité qui ne peut vivre que par l’ordre est profondément troublée dans quelques quartiers, et le trouble de ces quartiers sans se propager dans les autres suffit cependant pour y empêcher le retour du travail et de l’aisance.
Depuis quelque temps, des hommes mal intentionnés, sous prétexte de résister aux Prussiens qui ne sont plus dans vos murs, se sont constitués les maîtres d’une partie de la ville, y ont élevé des retranchements, y montent la garde, vous forcent à les monter avec eux par ordre d’un comité occulte qui prétend commander seul à une partie de la garde nationale, méconnaît ainsi l’autorité du général d’Aurelle si digne d’être à votre tête et veut former un gouvernement légal institué par le suffrage universel.
Ces hommes qui vous ont déjà causé tant de mal, que vous avez dispersés vous-mêmes le 31 octobre, affichent la prétention de vous défendre contre les Prussiens qui n’ont fait que paraître dans vos murs et dont les désordres retardent le départ définitif, braquant des canons qui s’ils faisaient feu ne foudroieraient que vos maisons, vos enfants et vous-mêmes.
Enfin compromettent la République au lieu de la défendre, car s’il s’établissait dans l’opinion de la France que la République est la compagne nécessaire du désordre, la République serait perdue, ne les croyez pas et écoutez la vérité que nous vous disons, en toute sincérité.
Le gouvernement institué par la nation tout entière, aurait déjà pu reprendre ses canons dérobés à l’État, et qui en ce moment ne menacent que vous ; — enlever ces ressouvenirs ridicules qui n’arrêtent que le commerce et mettre sous la main de la justice ces criminels qui ne craindraient pas de faire succéder la guerre civile à la guerre étrangère ; mais il a voulu donner aux hommes trompés le temps de se séparer de ceux qui les trompent.
Cependant le temps qu’on a donné aux hommes de bonne foi pour se séparer des hommes de mauvaise foi est pris sur votre repos, sur votre bien-être, sur le bien- être de la France tout entière, il ne faut donc pas le prolonger indéfiniment.
Tant que dure cet état de choses le commerce est arrêté, vos boutiques sont désertes, les commandes qui viennent de toutes parts sont suspendues, vos bras sont oisifs, le crédit ne renaît pas ; les capitaux dont le gouvernement a besoin pour délivrer le territoire de la présence de l’ennemi hésitent à se présenter. Dans votre intérêt même, dans celui de votre cité comme dans celui de la France, le gouvernement est résolu à agir. Les coupables qui ont prétendu instituer un gouvernement vont être livrés à la justice régulière. Les canons dérobés à l’État vont être rétablis dans les arsenaux, et pour exécuter cet acte urgent de justice et de raison le gouvernement compte sur votre concours.
Que les bons citoyens se séparent des mauvais, qu’ils aident à la force publique au lieu de lui résister, ils hâteront ainsi le retour de l’aisance dans la cité et rendront service à la République elle-même que le désordre ruinerait dans l’opinion de la France.
Parisiens, nous vous tenons ce langage parce que nous estimons votre bon sens, votre sagesse, votre patriotisme ; mais cet avertissement donné vous nous approuverez de recourir à la force, car il faut à tout prix et sans un jour de retard que l’ordre, condition de votre bien-être, renaisse entier, immédiat et inaltérable.
Paris 17 mars 1871.
Thiers, chef du pouvoir exécutif.
Bien moins qu’on ne se fût occupé d’une proclamation du roi Dagobert, on ne songeait à celle de M. Thiers.
Tout le monde savait que les canons, soi-disant dérobés à l’État, appartenaient à la garde nationale et que les rendre eût été aider à une restauration. M. Thiers était pris à son propre piège, les mensonges étaient trop évidents, les menaces trop claires.
Jules Favre raconte avec l’inconscience que donne le pouvoir la provocation préparée.
Vinoy, dit-il, aurait voulu qu’on engageât la lutte en supprimant la paie de la garde nationale ; nous crûmes ce moyen plus dangereux qu’une provocation directe.
(Jules FAVRE, Histoire du Gouvernement de la défense nationale, 2e volume, page 209.)
La provocation directe fut donc tentée ; mais le coup de main essayé place des Vosges avait donné l’éveil. On savait par le 31 octobre et le 22 janvier de quoi sont capables des bourgeois hantés du spectre rouge.
On était trop près de Sedan et de la reddition pour que les soldats, fraternellement nourris par les habitants de Paris, fissent cause commune avec la répression. — Mais sans une prompte action, on sentait, dit Lefrançais, que comme au 2 décembre c’en était fait de la République et de la liberté.
L’invasion des faubourgs par l’armée fut faite dans la nuit du 17 au 18 ; mais malgré quelques coups de fusil des gendarmes et des gardes de Paris, ils fraternisèrent avec la garde nationale.
Sur la butte, était un poste du 61e veillant au n°6 de la rue des Rosiers, j’y étais allée de la part de Dardelle pour une communication et j’étais restée.
Deux hommes suspects s’étant introduits dans la soirée avaient été envoyés sous bonne garde à la mairie dont ils se réclamaient et où personne ne les connaissait, ils furent gardés en sûreté et s’évadèrent le matin pendant l’attaque.
Un troisième individu suspect, Souche, entré sous un vague prétexte vers la fin de la nuit, était en train de raconter des mensonges dont on ne croyait pas un mot, ne le perdant pas de vue, quand le factionnaire Turpin tombe atteint d’une balle. Le poste est surpris sans que le coup de canon à blanc qui devait être tiré en cas d’attaque ait donné l’éveil, mais on sentait bien que la journée ne finissait pas là.
La cantinière et moi nous avions pansé Turpin en déchirant notre linge sur nous, alors arrive Clemenceau qui ne sachant pas le blessé déjà pansé demande du linge. Sur ma parole et sur la sienne de revenir, je descends la butte, ma carabine sous mon manteau, en criant : Trahison ! Une colonne se formait, tout le comité de vigilance était là : Ferré, le vieux Moreau, Avronsart, Lemoussu, Burlot, Scheiner, Bourdeille. Montmartre s’éveillait, le rappel battait, je revenais en effet, mais avec les autres à l’assaut des buttes.
Dans l’aube qui se levait, on entendait le tocsin ; nous montions au pas de charge, sachant qu’au sommet il y avait une armée rangée en bataille. Nous pensions mourir pour la liberté.
On était comme soulevés de terre. Nous morts, Paris se fût levé. Les foules à certaines heures sont l’avant-garde de l’océan humain.
La butte était enveloppée d’une lumière blanche, une aube splendide de délivrance.
Tout à coup je vis ma mère près de moi et je sentis une épouvantable angoisse ; inquiète, elle était venue, toutes les femmes étaient là montées en même temps que nous, je ne sais comment.
Ce n’était pas la mort qui nous attendait sur les buttes où déjà pourtant l’armée attelait les canons, pour les joindre à ceux des Batignolles enlevés pendant la nuit, mais la surprise d’une victoire populaire.
Entre nous et l’armée, les femmes se jettent sur les canons, les mitrailleuses ; les soldats restent immobiles.
Tandis que le général Lecomte commande feu sur la foule, un sous-officier sortant des rangs se place devant sa compagnie et plus haut que Lecomte crie : Crosse en l’air ! Les soldats obéissent. C’était Verdaguerre qui fut pour ce fait surtout, fusillé par Versailles quelques mois plus tard.
La Révolution était faite.
Lecomte arrêté au moment où pour la troisième fois il commandait feu, fut conduit rue des Rosiers où vint le rejoindre Clément Thomas, reconnu tandis qu’en vêtements civils il étudiait les barricades de Montmartre.
Suivant les lois de la guerre ils devaient périr.
Au Château-Rouge, quartier général de Montmartre, le général Lecomte signa l’évacuation des buttes.
Conduits du Château-Rouge à la rue des Rosiers, Clément Thomas et Lecomte eurent surtout pour adversaires leurs propres soldats.
L’entassement silencieux des tortures que permet la discipline militaire amoncelle aussi d’implacables ressentiments.
Les révolutionnaires de Montmartre eussent peut-être sauvé les généraux de la mort qu’ils méritaient si bien, malgré la condamnation déjà vieille de Clément Thomas par les échappés de juin et le capitaine garibaldien Herpin-Lacroix était en train de risquer sa vie pour les défendre, quoique la complicité de ces deux hommes se dégageât visible : les colères montent, un coup part, les fusils partent d’eux-mêmes.
Clément Thomas et Lecomte furent fusillés vers quatre heures rue des Rosiers.
Clément Thomas mourut bien.
Rue Houdon, un officier ayant blessé un de ses soldats qui refusait de tirer sur la foule fut lui-même visé et atteint.
Les gendarmes cachés derrière les baraquements des boulevards extérieurs n’y purent tenir et Vinoy s’enfuit de la place Pigalle laissant, disait-on, son chapeau. La victoire était complète ; elle eût été durable, si dès le lendemain, en masse, on fût parti pour Versailles où le gouvernement s’était enfui.
Beaucoup d’entre nous fussent tombés sur le chemin, mais la réaction eût été étouffée dans son repaire. La légalité, le suffrage universel, tous les scrupules de ce genre qui perdent les Révolutions, entrèrent en ligne comme de coutume.
Le soir du 18 mars, les officiers qui avaient été faits prisonniers avec Lecomte et Clément Thomas furent mis en liberté par Jaclard et Ferré.
On ne voulait ni faiblesses ni cruautés inutiles.
Quelques jours après mourut Turpin, heureux, disait-il, d’avoir vu la Révolution ; il recommanda à Clemenceau sa femme qu’il laissait sans ressources.
Une multitude houleuse accompagna Turpin au cimetière.
— À Versailles ! criait Th. Ferré monté sur le char funèbre.
— À Versailles ! répétait la foule.
Il semblait que déjà on fût sur le chemin, l’idée ne venait pas à Montmartre qu’on pût attendre.
Ce fut Versailles qui vint, les scrupules devaient aller jusqu’à l’attendre.