Publié le Dimanche 28 septembre 2014 à 07h26.

Le legs de la Première Internationale

Le cent-cinquantenaire de la fondation de l’AIT, l’Association internationale des travailleurs, connue depuis comme la Première Internationale, est l’occasion de revenir sur son histoire et ses enseignements, trop souvent méconnus. En n’omettant pas les limites qui s’avérèrent rapidement insurmontables, donc parfois en démythifiant, mais en soulignant aussi et surtout son immense apport pour la construction d’un mouvement ouvrier indépendant et révolutionnaire.

 

I – Aux origines : « le produit spontané du mouvement prolétaire »

C'est à 1862 que remontent les origines de l'Association internationale des travailleurs (AIT). En effet, lors de l'exposition universelle tenue à Londres cette année-là, un contingent de 200 délégués ouvriers français fut financé par le régime impérial pour y visiter le salon de l'industrie. Mais ces ouvriers rencontrèrent surtout les responsables des syndicats britanniques, les trade-unions.

Quelques mois plus tard, de nouveaux contacts eurent lieu, en relation avec le déclenchement de la guerre civile américaine. Des deux côtés de la Manche se constituaient en effet des comités de soutien au Nord anti-esclavagiste. A Londres, ce sont les dirigeants trade-unionistes (Odger, Cremer ainsi que le libéral Beesly) qui en furent à l'origine. Du côté français, on retrouvait les mêmes qui avaient constitué la délégation de 1862 – notamment le ciseleur en bronze proudhonien, Tolain.

À la même époque éclatait l'insurrection polonaise contre le régime tsariste, universellement exécré. Un meeting international se tenait donc le 22 juillet 1863 à Londres. Odger, Cremer mais aussi Tolain y prirent la parole. Le lendemain, une réunion se tint à l'initiative du conseil londonien des trade-unions. Le principe d'une liaison plus étroite entre le mouvement ouvrier britannique et celui du continent y fut adopté. Selon David Riazanov, « les trade-unionistes recherchaient chaque occasion d'influer sur les ouvriers étrangers arrivés en Angleterre. Or c'était au moyen d'une organisation unissant les ouvriers des différentes nationalités qu'il était le plus facile d'y parvenir. »1

Une adresse des ouvriers anglais à leurs camarades français fut donc publiée en novembre 1863.

« La fraternité des peuples est extrêmement nécessaire dans l'intérêt des ouvriers. Car chaque fois que nous essayons d'améliorer notre condition sociale au moyen de la réduction de la journée de travail ou de l'augmentation des salaires, on nous menace toujours des faire venir des Français, des Allemands, des Belges qui travaillent à meilleur compte. Si cela s'est fait parfois, la faute n'en est certes pas aux  frères du continent, mais exclusivement à l'absence de liaison systématique entre les classes industrielles des différents pays. Nous espérons que de tels rapports s'établiront bientôt ».2

Les militants français réagirent favorablement. Ils rédigèrent une réponse et chargèrent une délégation de la porter à Londres. C'est pour accueillir cette délégation qu'Odger et ses camarades convoquèrent le fameux meeting de Saint Martin's Hall, le 28 septembre 1864, à l'occasion duquel fut fondée l'Association internationale des travailleurs.

Tout ceci pour dire que la fondation de l'Internationale fut le produit du mouvement le plus spontané de la classe ouvrière, dans le processus qui le fit émerger comme facteur politique.

« (L'AIT) n'est fille ni d'une secte ni d'une théorie. Elle est le produit spontané du mouvement prolétaire, engendré lui-même par les tendances naturelles et irrépressibles de la société moderne. » 3

 

Le meeting de Saint Martin's Hall

Le Bee-Hive, la revue des syndicats britanniques, a publié un compte-rendu de ce meeting dans son édition du I° octobre 18644. La réunion rassembla 2 000 personnes, dont des délégations significatives d'ouvriers étrangers (polonais, italiens...). La délégation française était menée par l'infatigable Tolain. Depuis son arrivée à Londres, Marx s'était montré d'une totale discrétion,  concentré sur ses travaux scientifiques (Le Capital serait publié en 1869). Mais il sortit alors de cette réserve et accepta de faire partie, sans intervenir, de la tribune.

En tout cas, le président de séance, Beesly situa le meeting dans la continuité des contacts internationaux décrits ci-dessus. Puis Odger rappela l’adresse des ouvriers anglais à leurs camarades français. Tolain répondit par une intervention se concluant par : « Il faut nous unir, travailleurs de tous pays, pour opposer une barrière infranchissable à un système funeste (...) Sauvons nous par la solidarité ! »

Proposition fut faite, et adoptée par acclamations, de créer une « une commission centrale » de représentants ouvriers internationaux. Basée à Londres, elle élaborerait les « statuts et règlements » de la future association. Le Conseil Général fut donc constitué, vertébré par les animateurs des syndicats anglais. Pour l'Italie, Wolff représentait les mazzinistes5. Enfin, les communistes allemands Eccarius et Marx y étaient associés.6

 

Premiers travaux : l'Adresse inaugurale de l'AIT…

Suite au meeting, Marx s'était intégré au sein du sous-comité chargé d'élaborer les documents constitutifs de l'AIT. Il y prit toute sa place – l'Adresse inaugurale est largement due à sa plume.

Ce document se compose de deux parties – la première décrit le sort d'alors de la classe ouvrière européenne, la seconde revient sur les luttes de classe et réaffirme le soutien de la nouvelle organisation à la cause polonaise. Le texte lui-même est très mesuré : même des termes comme « socialisme » ou « communisme » en sont absents.

Un passage de l'adresse revient sur les expériences de travail coopératif – les proudhoniens (mais aussi les oweniens7 britanniques) y voyaient la solution miracle aux problèmes du salariat. Les termes sont visiblement choisis pour ne pas les heurter : « la valeur de ces grandes expériences sociales ne saurait être surfaite. » Tout au plus Marx se limite-t-il à réaffirmer la nécessité de la conquête du pouvoir politique : « le travail coopératif pour sauver les masses ouvrières doit être développé aux dimensions nationales et conséquemment soutenu par des moyens nationaux. »

Au final, il faut avoir en tête ces mots de Marx pour comprendre l'extrême prudence dont il fit preuve : « Il était très difficile d'écrire la chose de telle sorte que nos conceptions parussent sous une forme qui les rendit acceptables dans l'état actuel du mouvement ouvrier. (...) il se passera du temps avant que le réveil du mouvement ne permette l'ancienne audace de langage » [celle du Manifeste - NdR]. 8

... Et ses statuts

Concernant les statuts, les travaux partirent d'un document d'origine italienne très marqué par les approches sectaires et conspiratives. Selon Marx,  ce projet tendait à faire du Conseil Général un « gouvernement central (...) des classes ouvrières européennes »9.

Afin de mettre en échec ces conceptions, Marx dut accepter de voir figurer des considérants moraux très discutables : « (...) l'Association Internationale des Travailleurs a été fondée. Elle déclare que toutes les sociétés et individus y adhérant reconnaîtront comme base de leur comportement les uns envers les autres et envers tous les hommes, sans distinction de couleur, de croyance et de nationalité, la Vérité, la Justice et la Morale. Pas de devoirs sans droits, pas de droits sans devoirs. »

Cette concession permit de donner une extrême souplesse aux statuts de l'AIT, se bornant à définir l'Association comme « un point central de communication et de coopération entre les ouvriers de différents pays aspirant au même but, savoir : le concours mutuel, le progrès et le complet affranchissement de la classe ouvrière ». Étant entendu que « l'Allemagne, l'Espagne, l'Italie, le Danemark venaient seulement d'entrer dans le mouvement ou y entrèrent alors. En 1864, le caractère théorique du mouvement était en réalité dans toute l'Europe, dans les masses s'entend, encore très confus. »10.

 

Donc, « lorsque Marx fonda l'Internationale, il rédigea les Statuts généraux de manière que tous les socialistes de la classe ouvrière de cette époque pussent y participer : Proudhoniens, Pierre Lerouxistes11 et même la partie la plus avancée des syndicats anglais. Ce n'est que par cette large base que l'Internationale est devenue ce qu'elle fut (...) »12

Notes

1 D. Riazanov, « Marx et Engels », Les bons caractères, 2004.

2 Ch. Labrande, « La Première Internationale », 10-18, 1976.

3 Rapport du Conseil général de l’AIT au congrès de Bruxelles (1868).

4 Cf. « Le mouvement social » n° 51, mai-juin 1965.

5 De Giuseppe Mazzini (1805-1872), révolutionnaire et républicain, socialiste idéaliste et nationaliste, combattant de l’unité italienne.

6 Marx à Engels, 4 novembre 1864.

7 Du socialiste utopique gallois, Robert Owen, considéré comme le fondateur du mouvement coopératif.

8 Marx à Engels, 4 novembre 1864.

9 Idem.

10 Engels, lettre à Sorge, 12-17 juillet 1874.

11 Partisans du socialiste républicain et utopique français, Pierre Leroux (1797-1871).

12 Engels, lettre à Sorge, 27 janvier 1887.

II – 1865-67 : constitution de l’Internationale

A partir de sa proclamation, les progrès de l’Association avaient été réels, sans qu’on puisse parler de raz-de-marée.

En France, un bureau de l’AIT se constituait autour de Tolain, vite rejoint par B. Malon et Varlin. Tous sont proudhoniens, certains se voient reprocher leur complaisance vis-à-vis du régime bonapartiste. A ce stade, les blanquistes – l’autre grande branche du socialisme français – restent hors de l’association. Des groupes se créent à Lyon, Rouen, Lisieux... On estime qu’à Paris, l’association dispose de 400 militants en 18651.

En Grande-Bretagne, les adhésions de sociétés ouvrières se succèdent : cordonniers, maçons, charpentiers... Mais ces adhésions ont une portée surtout symbolique, contrairement à la France. L’influence de l’AIT est cependant notoire au sein de la Reform League, qui rassemblera jusqu’à 200 000 personnes dans les rues de Londres pour l’élargissement du suffrage universel.

En Suisse, il y a déjà 500 adhérents en juillet 1865. Les choses s’avèrent par contre plus difficiles en Allemagne, où la division du mouvement socialiste est profonde. En Belgique, le travail mené par De Paepe est encore embryonnaire.

 

Marxistes et proudhoniens

Durant ces années, l’AIT fut le théâtre de multiples confrontations entre proudhoniens et militants plus ou moins « marxistes ».

Proudhon, décédé en 1865, gardait encore une influence réelle au sein du socialisme français. Sa vision de l’abolition du salariat était celle d’une association de libres producteurs par opposition aux collectivistes, défenseurs de l’appropriation collective des moyens de production, du socialisme.

Ce mutualisme rejetait les actions de classe : « il n’y a pas plus de droit à la grève que de droit à l’inceste »2.

Partant de là, les proudhoniens « étroits » ne voyaient dans l’AIT que l’embryon d’une société d’études internationale, débattant doctement de grands sujets auxquels était confronté le mouvement ouvrier. D’où aussi leur refus de s’engager sur le terrain politique, électoral ou autre.

Comme on s’en doute, Marx, dont le rôle dirigeant s’affirmait durant ces mois, affronta ces positions. Ainsi, la brochure « Salaires, prix et profits » est le résultat d’un débat mené au sein du Conseil général en 1865 et visant à se dégager des conceptions proudhoniennes.

Celai étant, Marx et ses partisans étaient tout autant éloignés d’une conception d’état-major : « l’œuvre de l’Association internationale est de combiner, de généraliser et de donner de l’uniformité aux mouvements spontanés des classes ouvrières, mais non de les diriger ou de leur imposer n’importe quel système doctrinaire. » Il s’agissait pour eux de constituer une base d’appui à la lutte de classe telle qu’elle se menait, de contribuer à formuler ses objectifs. Ni plus, ni moins.

 

Face à la guerre civile américaine : aux côtés de Lincoln et des républicains

L’Internationale s’est constituée à une époque où la bourgeoisie conquérait l’Europe et le monde – c’est l’époque de la révolution industrielle. Pour la bourgeoisie, démocratie politique et progrès économique se conjuguaient. Le mouvement ouvrier se situait alors à l’aile gauche du camp démocratique, le poussait à aller aussi loin que possible.3

Durant la guerre civile américaine, l’AIT soutint donc sans hésitation le camp yankee. D’autant plus que les positions de Lincoln méritent d’être citées : « Le travail précède le capital. Le capital est seulement le fruit du travail et il n’aurait jamais pu exister si le monde du travail n’avait tout d’abord existé. Le travail est supérieur au capital et mérite donc une plus grande considération (…). Dans la situation actuelle, c’est le capital qui détient tout le pouvoir et il faut renverser ce déséquilibre. »4  Ou, s’adressant à des syndicalistes : « Vous avez compris mieux que quiconque que la lutte contre l’esclavage vise à émanciper le monde du travail (...). La libération des esclaves du Sud et celle des travailleurs du Nord ne sont qu’un seul et même combat. »

Le soutien de Marx et Engels aux républicains abolitionnistes s’explique donc aisément. Ainsi, à l’occasion de la réélection de Lincoln (novembre 1864), le Conseil général lui envoya une lettre de félicitations contenant les considérations suivantes : « Depuis le début de la lutte titanesque que mène l’Amérique, les ouvriers d’Europe sentent instinctivement que le sort de leur classe dépend de la bannière étoilée (...) Les ouvriers d’Europe sont persuadés que si la guerre d’Indépendance américaine a inauguré l’époque nouvelle de l’essor des classes bourgeoises, la guerre anti-esclavagiste américaine a inauguré l’époque nouvelle de l’essor des classes ouvrières. Ils considèrent comme l’annonce de l’ère nouvelle que le sort ait désigné Abraham Lincoln, l’énergique et courageux fils de la classe travailleuse, pour conduire son pays dans la lutte sans égale pour l’affranchissement d’une race enchaînée et pour la reconstruction d’un monde social. »

 

Conférence de Londres (1865), congrès de Genève (1866) et Lausanne (1867)

Lors de la constitution de l’AIT, un congrès avait été prévu un an plus tard, en Belgique. Mais seule une conférence put se tenir à Londres, vu les conditions politiques régnant dans le pays. Cette conférence établit une liste de 12 questions devant être traitées par le congrès à venir, dont celles des sociétés ouvrières (syndicats), du travail des femmes et des enfants, de la Russie et de la Pologne.

Réunissant une soixantaine de délégués, le congrès de Genève5 fut donc la première tentative de clarifier différents points de programme.

•Le travail coopératif

Pour les proudhoniens, la solution à la question sociale viendrait de la coopération des producteurs entre eux. Le congrès se garda de condamner ces conceptions : « nous reconnaissons le mouvement coopératif comme une des forces transformatrices de la société présente (...) Son grand mérite est de montrer pratiquement que le système actuel de subordination du travail au capital (...) peut être supplanté par le système républicain de l’association de producteurs libres et égaux ».

Mais le congrès insista sur la nécessité de la conquête du pouvoir politique : « pour convertir la production en un large et harmonieux système de travail coopératif, des changements sociaux généraux sont indispensables (...) Donc le pouvoir de gouvernement, arraché des mains des capitalistes et des propriétaires fonciers, doit être manié par les classes ouvrières elles-mêmes. »

Cela étant, il faut noter le caractère encore vague de cette formule. Quelle devait être la forme de ce pouvoir politique ? La classe ouvrière pouvait-elle conserver telles quelles les institutions bourgeoises ? A ce stade, ni Marx ni l’Internationale ne répondaient à ces questions...

• La question syndicale

On sait que Marx et Engels étaient fascinés par le développement du mouvement syndical britannique6. On ne sera donc pas étonné que le rapport au congrès de Genève comporte une section relative aux « sociétés ouvrières, leur passé, leur présent, leur avenir ». Constatant que « les trade-unions s’occupent trop exclusivement de luttes immédiates. Elles n’ont pas assez compris leur pouvoir d’action contre le pouvoir capitaliste lui-même », Marx affirmait qu’« elles doivent maintenant agir sciemment comme foyers organisateurs de la classe ouvrière dans le grand but de son émancipation radicale. »

C’est en dernière analyse l’ouverture d’une discussion qui se poursuit toujours et qui oppose les militants lutte de classe et les militants trade-unionistes, qui ne veulent pas quitter le terrain d’un réformisme plus ou moins consistant.

• Le travail des femmes et des enfants

Le congrès fut le théâtre de débats importants concernant ce sujet. A l’époque, il n’était pas rare de voir l’industrie utiliser des enfants d’à peine six ans. Le congrès se prononça donc contre tout emploi d’enfants de moins de neuf ans.

Concernant le travail des femmes, on sait que Proudhon le dénonçait comme cause essentielle de « dégénérescence de l’espèce humaine ». Pour lui, la place des femmes étant au foyer. Or les délégués français furent en mesure de faire prévaloir ces vues au Congrès.

L’AIT allait ainsi rater sa jonction avec la cause de la libération des femmes, qui ne fut jamais un thème central de son activité.

• La question polonaise

Le rapport du Conseil général réaffirmait son soutien à la cause polonaise, dans la continuité du meeting de fondation de l’AIT. Cette position fut confirmée à Genève. Ce qui n’empêcha pas les délégués français, hostiles à toute incursion sur le champ politique, de déclarer que « (...) délégués à un congrès économique, nous croyons n’avoir rien à dire sur la reconstitution politique de la Pologne. »

En arrière-plan, la question posée était donc celle de la nature de l’Internationale : organisation politique du mouvement ouvrier ou structure étroitement économiste ?

• Coopération ou collectivisme ? – Rôle de l’Etat

Tout un débat sur la question eut lieu à Lausanne, égratignant les dogmes proudhoniens. Le congrès se prononça en effet pour « tendre à rendre l’Etat propriétaire des moyens de transport et de circulation », ce qui était un pas vers les thèses collectivistes honnies des proudhoniens. De plus, le Congrès adopta une résolution réaffirmant « que l’émancipation sociale des travailleurs est inséparable de leur émancipation politique ».

 

Là encore, on s’éloignait de l’indifférence politique prônée par Proudhon (puis par les anarchistes).

1 M. Léonard, « L’émancipation des travailleurs ».

2 Cf. J. Rougerie, « Sur l’Histoire de la Ière Internationale » in « Le mouvement social » n° 51, mai-juin 1965.

3 Voir à ce sujet le texte « La révolution en permanence ! » de Marx (1850).

4 A. Lincoln, « Message à la nation », 3 décembre 1861.

5 Marx n’y assista pas. En fait, il n’assista qu’à un seul congrès de l’Internationale, celui de La Haye (1872).

 

6 Voir la partie finale de « Misère de la philosophie ».

 

III – 1868-1871 : l’âge d’or

A partir de 1867-68, le travail de construction de l’AIT commença à porter ses fruits. Le fait que des organisations entières puissent rejoindre l’Internationale rend toute estimation quantitative malaisée, mais quelques indices permettent de prendre la mesure de cette croissance. On estime qu’en 1867, les internationaux britanniques étaient autour de 50 000. En 1869, le congrès des trade-unions britannique appelle d’ailleurs ses organisations constitutives à rejoindre l’Internationale. En Suisse, en Belgique, il est question de 6 000 adhérents. Le cas de la France est plus difficile à évaluer – de 20 à 40 000 adhérents début 18701. Enfin, à la même époque, les sections ibériques de l’AIT se constituèrent, revendiquant 40 000 adhérents.

Ces forces permirent à l’Internationale de développer une activité réelle de solidarité dans diverses lutte (mineurs de Charleroi, ouvriers du bâtiment genevois, grèves françaises de 1869...). Tout ceci transforma l’Internationale en mythe dans la presse bourgeoise, qui exagérait cependant largement la puissance de l’organisation.

 

Tournant en France

Depuis 1864, la France était le théâtre d’une accélération des luttes de classes, de la multiplication des mouvements grévistes. Les internationaux français en étaient au premier rang. En novembre 1867, la police bonapartiste perquisitionnait le local parisien de l’AIT, l’association était interdite. Elle se voyait obligée de fonctionner clandestinement et sa direction était remaniée : Varlin et Malon en prenaient la tête, alors que Tolain et ses camarades se mettaient en retrait.

Derrière ces changements, il y avait l’impossibilité pour l’AIT de fonctionner comme une anodine « société d’étude » ainsi que le préconisaient les proudhoniens. A travers eux, c’est le proudhonisme « historique », étroitement économiste et coopératif – bref, réformiste – qui s’effaçait. Inversement, les évolutions internes à l’AIT en faveur des thèses collectivistes se sont accélérées.

 

La question de l’Irlande

Marx et Engels s’étaient toujours montrés extrêmement sensibles à la question irlandaise2.

« L’ouvrier anglais moyen déteste l’ouvrier irlandais en qui il voit un concurrent (...) Par rapport à l’ouvrier irlandais, il se sent membre de la nation dominante et devient ainsi un instrument que les aristocrates et capitalistes de son pays utilisent contre l’Irlande (...) L’irlandais lui rend avec intérêt la monnaie de sa pièce. Il voit dans l’ouvrier anglais à la fois un complice et un instrument stupide de la domination anglaise en Irlande. Cet antagonisme est artificiellement entretenu et développé par la presse, le clergé et les revues satiriques, bref par tous les moyens dont disposent les classes dominantes. Cet antagonisme est le secret de l’impuissance de la classe ouvrière anglaise, malgré son organisation. »3

Après les insurrections irlandaises de 1866, Marx écrivit à Engels : « Autrefois, je ne croyais pas possible la séparation de l’Irlande et de l’Angleterre. Je la crois actuellement inévitable, bien qu’après la séparation, il puisse y avoir une fédération. »4

Or, en septembre 1868, la question revint sur le devant de la scène. Un commando fenian5 attaqua en effet une prison, faisant un mort parmi les policiers. Trois nationalistes irlandais furent arrêtés arbitrairement, condamnés et exécutés.

A cette occasion, le Conseil général se prononce pour « un mode de gouvernement républicain, la liberté de conscience, pas de religion d’État, le produit de leur travail aux travailleurs et la propriété du sol au peuple. » Sans nécessairement s’y limiter, l’AIT faisait donc sienne les revendications irlandaises.

Cette méthode générale allait faire école : soutien inconditionnel aux revendications nationales des peuples opprimés (et d’eux seuls), collaboration pratique mais maintien de la plus stricte indépendance du parti ouvrier face aux organisations nationalistes.

Ce soutien à l’Irlande allait évidemment aider au développement de l’AIT dans ce pays, ainsi qu’au sein de l’émigration irlandaise aux Etats-Unis. A l’opposé, il allait heurter les trade-unionistes anglais, qui commencèrent à s’éloigner de l’Internationale.

 

Le congrès de Bruxelles (1868)

Fondamentalement, le congrès de Bruxelles poursuivit la tâche de soutien théorique au mouvement ouvrier que l’AIT s’était assignée. Dans ce contexte, le président de séance, Jung, était amené à préciser que son objectif n’était pas « d’élever par les grèves ou autrement le salaire des ouvriers ; son but est de détruire le salariat. »6

Divers sujets furent abordés, tels que le machinisme et la réduction du temps de travail. La discussion relative aux grèves permit de mesurer la perte d’influence du proudhonisme au sein de l’association. Rappelons que Proudhon n’avait hésité à écrire que « la grève des ouvriers est illégale. Et ce n’est pas seulement le Code pénal qui dit cela, c’est le système économique. »

A l’opposé, le congrès adopta sans résistance notable une résolution stipulant que «la grève n’est pas un moyen d’affranchir complètement le travailleur, mais qu’elle est souvent une nécessité dans la situation actuelle de lutte entre le travail et le Capital » et appela à constituer partout où c’était nécessaire des caisses de grève, en s’appuyant sur les exemples suisse ou anglais.

 

Apparition de l’anarchisme

En 1868, Bakounine constitua en Suisse son Alliance internationale pour la démocratie socialiste. Cette Alliance demanda rapidement à rejoindre l’Internationale, s’appuyant sur de réels contingents de partisans en Suisse et en Europe du Sud (France, Espagne, Italie).

Le Conseil général  commente : « À côté du Conseil général de l’Association internationale, élu par les congrès ouvriers de Genève, de Lausanne et de Bruxelles, il y aurait, d’après le règlement initiateur, un autre Conseil central à Genève, qui s’est nommé lui-même. À côté des groupes locaux de l’Association internationale, il y aurait ceux de l’Alliance internationale qui, ‘’par l’intermédiaire de leurs bureaux nationaux’’, fonctionnant en dehors des bureaux nationaux de l’Association, demanderaient ‘’au bureau central de l’Alliance leur admission dans l’Association internationale des travailleurs’’. Le comité central de l’Alliance s’arroge ainsi le droit d’admission dans l’Association internationale. Enfin, le Congrès général de l’Association internationale trouverait encore sa doublure dans le Congrès général de l’Alliance internationale. »

Le Conseil refusa donc un tel ralliement (22 décembre 1868). Dans sa réponse à l’Alliance, il appelait à sa dissolution dans le cadre de l’AIT, en des termes extrêmement ouverts : « A l’exception des cas où la tendance générale de l’Association internationale serait contredite, il correspond à ses principes de laisser à chaque section la liberté de formuler son programme théorique. Il n’existe donc pas d’obstacle pour la conversion des branches de l’Alliance en sections de l’Association internationale des travailleurs. »

Finalement, les bakouninistes acceptèrent ces conditions et intégrèrent l’AIT, malgré les soupçons de maintien clandestin de l’Alliance. En tout cas, une forte délégation anarchiste participa au congrès suivant de l’Internationale. Les désaccords entre marxistes et anarchistes portaient sur trois questions principales :

La question de l’Etat : pour les anarchistes, il ne peut être question d’Etat ouvrier, socialiste – tout Etat étant oppressif par nature.

L’activité politique : selon les partisans de Bakounine, toute intervention politique, notamment électorale, est à proscrire. Seule compte l’action directe, la grève générale.

Le régime de parti. Contre toute centralisation, chaque organisation membre de l’Internationale était censée pouvoir adopter les méthodes de lutte qu’elle voulait - lutte de masse, coups de force conspiratifs, etc.

 

Le congrès de Bâle (1869)

Le congrès de Bâle a été celui d’une organisation en plein développement, ainsi que le montre le rapport d’activité. Deux questions prirent un caractère central durant ce congrès. La question de la propriété du sol avait été effleurée précédemment, mais c’est à Bâle que le sujet fut tranché dans le sens de l’appropriation collective – nouvelle victoire de l’aile communiste de l’organisation, donc.

Mais Bâle, c’est surtout la première confrontation entre marxistes et anarchistes. Bakounine y mena campagne contre le droit d’héritage, mais le Conseil général s’y opposa car « proclamer l’abolition du droit d’héritage comme point de départ d’une révolution sociale ne peut que détourner les travailleurs du véritable point d’attaque contre la société présente. » En clair, cela aurait été donner à cette marotte anarchiste une importance qu’elle n’avait pas. L’essentiel c’est l’exploitation capitaliste, pas l’héritage.7

Au final, la résolution bakouniniste fut rejetée de justesse. L’avertissement était net : désormais, dans l’AIT, il faudrait compter avec le courant anarchiste...

Dans ces conditions, les rapports internes se tendirent. Marx et ses partisans se lancèrent dans une offensive en règle contre les partisans de Bakounine, accusés de multiplier les manœuvres. Seules la guerre et la Commune allaient retarder les échéances et l’inévitable affrontement.

 

Guerre franco-allemande : une politique internationaliste

Depuis plusieurs années déjà, le régime bonapartiste tentait de freiner la marche à l’unité allemande, menée sous direction prussienne. Au-delà, l’Empire revendiquait divers territoires allemands, le Luxembourg, une partie de la Belgique... La guerre qui se déclencha en juillet 1870 était une guerre d’agression de la France contre une Allemagne en voie d’unification.

Dès le 23 juillet 1870, Marx fit adopter une première adresse par le Conseil général de l’Internationale. Réaffirmant le caractère « purement dynastique » de la guerre du côté français, donc son soutien à l’Allemagne, l’AIT n’en prévenait pas moins par avance les travailleurs allemands : « Si la classe ouvrière allemande permet à la guerre actuelle de perdre son caractère strictement défensif et de dégénérer en une guerre contre le peuple français, victoire ou défaite, ce sera toujours un désastre. »

L’AIT ne pouvait s’opposer à une guerre de défense nationale, mais elle mesurait le risque de sa transformation en guerre de brigandage, s’y opposait par avance. Rapidement, il fut en effet clair que Berlin allait utiliser sa victoire militaire pour annexer l’Alsace et la Lorraine.

Dans le même mouvement, dès septembre, la direction social-démocrate allemande, menée par August Bebel et Wilhelm Liebknecht, se prononçait pour offrir « une paix honorable » (donc sans annexions) à la nouvelle République française : « une paix honorable est dans l’intérêt allemand, parce qu’une paix honteuse ne serait qu’une trêve jusqu’à l’heure où la France serait assez forte pour laver sa honte. »

Les dirigeants socialistes allemands payèrent leur fidélité à l’internationalisme prolétarien au prix fort. Tous écopèrent de prison pour haute trahison – Bebel et Liebknecht  furent incarcérés durant deux ans. Mais au final, leur fermeté ne fit qu’accélérer le développement du marxisme en Allemagne.

 

La Commune, premier gouvernement ouvrier de l’Histoire

Revenir en détail sur les enseignements de la Commune de Paris dépasserait le cadre de ce travail. Indiquons simplement que cet événement majeur ne peut être compris inséparablement l’essor de l’AIT. Il allait bouleverser les rapports politiques internationaux : « la lutte de Paris a fait entrer dans une nouvelle phase la lutte de la classe ouvrière contre la classe capitaliste et son Etat »8.

Car un enseignement décisif devait être tiré de cette expérience : « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre tel quel l’appareil d’Etat et de le faire fonctionner pour son propre compte. » Et « si le prolétariat de Paris avait fait la révolution de Février [1848] au cri de ‘’Vive la République sociale’’, ce cri n’exprimait guère qu’une vague aspiration à une république qui ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même. La Commune fut la forme positive de cette république ».

Et Marx de préciser ce qu’était la Commune : « c’était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte des classes des producteurs contre la classe des appropriateurs, la forme politique enfin découverte sous laquelle l’émancipation économique du travail pouvait être réalisée »9.

Cette « forme enfin découverte », c’est celle des élus révocables, de la suppression de l’armée permanente, de l’expropriation des Eglises, etc. A partir de la Commune, le mot d’ordre de conquête du pouvoir politique devient un objectif concret. « Le philistin social-démocrate a été récemment saisi d’une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l’air ? Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat »10.

Le legs de la Commune est donc décisif.

 

La conférence de Londres (16-23 septembre 1871)

La guerre civile française avait rendu impossible la tenue de congrès statutaires en 1870 et 1871. Décision fut donc prise de tenir une conférence, sorte de Conseil général élargi, en particulier aux blanquistes. Nombre d’entre eux avaient rallié l’Internationale, Edouard Vaillant en tête. C’est lui qui fit adopter par la conférence de Londres une motion rappelant que « la question politique et la question sociale sont indissolublement unies, qu’elles ne sont que la double face d’une seule et même question que l’Internationale s’est proposée de résoudre : l’abolition des classes. »

Au final, cette conférence d’une organisation en crise fut malgré tout l’occasion d’une nouvelle progression politique. La résolution IX soumise au prochain congrès affirmait ainsi que « le prolétariat ne peut agir comme classe qu’en se constituant lui-même en parti politique distinct, opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes ». C’était un appel clair et net à constituer des partis ouvriers, ainsi que ce sera le cas un peu partout en Europe à la fin du XIX° siècle. Le pas était décisif.

 

Réalignements

Fin 1871, l’Internationale se trouvait dans une situation paradoxale. Depuis la Commune, jamais son écho n’avait été aussi fort. Mais en même temps sa situation interne était désastreuse. L’écrasement de la Commune avait frappé durement le mouvement ouvrier français, qui disparut littéralement pour un temps. Ses meilleurs cadres avaient été liquidés11 ou contraints à l’exil. D’autres abandonnèrent le combat12. Le premier pilier sur lequel s’était construit l’AIT était donc durablement affaibli.

En Grande-Bretagne, les choses n’allaient guère mieux. Odger et les trade-unionistes ne pouvant endosser le contenu de La guerre civile en France, ils quittèrent le Conseil général. A ceci s’ajoutait la distance maintenue par les dirigeants socialistes allemands, en premier lieu ceux du SAPD13, renforcée par la répression en cours. Dans ces conditions, la pression anarchiste au sein de l’association allait se renforcer, les rapports internes se crisper encore.

En avril 1870, la fédération suisse romande scissionnait. Contre l’objectif de conquête du pouvoir politique, sa majorité  bakouniniste affirmait que « toute participation de la classe ouvrière à la politique bourgeoise gouvernementale ne peut avoir d’autre résultat que la consolidation de l’ordre des choses existant (...) Le congrès romand commande à toutes les sections de l’AIT de renoncer à toute action ayant pour but d’opérer la transformation sociale au moyen des réformes politiques nationales, et de porter toute leur activité sur la constitution fédérative de corps de métiers ».

En novembre 1871, les partisans de Bakounine publiaient la circulaire de Sonvilier, qui affirmait notamment à propos du Conseil général : « Composé pendant cinq années de suite des mêmes hommes, toujours réélus, et revêtu par les résolutions de Bâle d’un pouvoir très grand sur les Sections, il a fini par se regarder comme le chef légitime de l’Internationale. Le mandat de membre du Conseil général est devenu, entre les mains de quelques individualités, comme une propriété personnelle, et Londres leur a paru la capitale inamovible de notre Association. Peu à peu, ces hommes, qui ne sont que nos mandataires – et la plupart d’entre eux ne sont pas même nos mandataires réguliers, n’ayant pas été élus par un Congrès –, ces hommes, disons-nous, habitués à marcher à notre tête et à parler en notre nom, ont été amenés, par le courant naturel des choses et par la force même de cette situation, à vouloir faire prédominer dans l’Internationale leur programme spécial, leur doctrine personnelle. »

En janvier 1872, Engels répondait avec son article « Le congrès de Sonvilier et l’Internationale », qui n’est pas plus tendre.  Puis il y eut la publication de la brochure sur « Les prétendues scissions dans l’Internationale » (juin 1872), véritable réquisitoire contre les anarchistes et la réponse des intéressés. 

L’Internationale était désormais en état de guerre interne.

 

IV – 1872 : la Fin

Le congrès de La Haye se tint en septembre 1872, dans l’atmosphère qu’on imagine. Pour la première fois, Marx était présent1. Épuisé par les tâches assumées depuis plus de sept ans, il avait annoncé son intention de se mettre en retrait.

Fait inédit, incidents et invalidation de mandats se multiplièrent. Le premier affrontement proprement politique eut lieu à propos des pouvoirs du Conseil général. Le leader bakouniniste suisse, James Guillaume, y développa une orientation qu’on aurait appelé liquidatrice si le terme était déjà en usage :

« L’Internationale soutient deux sortes de luttes : la lutte économique, qui se traduit par les grèves ; la lutte politique, qui, suivant les pays, se traduit par des candidatures ouvrières ou par la révolution. Ces deux luttes sont inséparables ; elles doivent être menées ensemble ; mais le Conseil général a-t-il qualité pour nous guider dans l’une ou l’autre de ces luttes ? A-t-il jamais organisé une grève ? Non ; il n’a aucune action sur ces conflits : lorsqu’ils surgissent, c’est la solidarité seule qui nous détermine à agir (...) Nous ne voulons pas, quant à nous, que l’Internationale reçoive des ordres de Londres ni d’ailleurs. Pour la lutte politique, le Conseil général n’est pas davantage nécessaire ; ce n’est pas lui qui a jamais conduit les travailleurs à la révolution : les mouvements révolutionnaires se produisent spontanément, et non sous l’impulsion d’un pouvoir directeur. En conséquence, nous contestons l’utilité du Conseil général. »2.

A quoi Marx répondit dans les termes suivants : « nous préférons abolir le  Conseil général plutôt que le voir réduit au rôle de boîte à lettres. » Au final , le camp marxiste eut gain de cause, ce qui lui permit de faire voter dans la foulée le transfert du Conseil de Londres à New York.3.

Concernant l’action politique, le même Guillaume expliqua : « ceux qui veulent la conquête du pouvoir politique, la mainmise sur l’Etat veulent devenir des bourgeois à leur tour ! (...) Nous refusons la prise du pouvoir politique de l’Etat, mais nous exigeons au contraire la destruction totale de l’Etat en tant qu’expression du pouvoir politique. »

Ces positions étaient évidemment incompatible avec le contenu de l’Adresse inaugurale. On comprend que le blanquiste Longuet ait alors expliqué que « pour la lutte économique, les travailleurs doivent s’organiser en parti politique, sinon il ne restera plus rien de l’Internationale, et Guillaume, dont le maitre est Bakounine, ne peut appartenir à l’AIT s’il a de telles conceptions. »4. Vint enfin le rapport de la commission d’enquête relative à l’Alliance bakouniniste – on a vu les soupçons qui existaient quant à son maintien clandestin. A tort ou à raison, ces soupçons furent confirmés par la commission, d’où l’expulsion de Bakounine et Guillaume des rangs de l’AIT.

La Haye, c’est en fait la fin de l’Internationale. Certes, deux organisations rivales subsistèrent durant quelques années5. Mais après ce congrès, le Conseil général londonien avait disparu, Marx et Engels s’étaient mis en retrait. Même l’AIT « marxiste » n’avait plus grand chose à voir avec l’organisation proclamée en 1864.

Dans une lettre à Friedrich Adolph Sorge écrite à la mi-1874 (12 au 17 juillet), Engels en prononça l’épitaphe dans ces termes : « La vieille Internationale a complètement cessé d’exister. Et c’est une bonne chose. (...) Le premier grand succès devait rompre cette naïve réunion de toutes les fractions. Le succès fut la Commune ».

Notes

1 Cf. J. Rougerie, « Sur l’Histoire de la Ière Internationale » in « Le mouvement social » n° 51, mai-juin 1965.

2 Cf. Engels, « La situation de la classe laborieuse en Angleterre ».

3 Marx, lettre du 9 avril 1870.

4 Marx, lettre du 2 décembre 1867.

5 Fenians : républicains irlandais au XIX° siècle.

6 Cf. M. Léonard, « L’émancipation des travailleurs ».

7 Cette revendication est pourtant présente dans le « Manifeste communiste ». Mais dans sa préface de 1872, Marx-Engels procédèrent à une autocritique de cet aspect du texte.

8 Marx, lettre du 17 avril 1871.

9 Marx, « La Guerre civile en France », 1871.

10 Engels, « Préface à La Guerre civile en France », 1891.

11 Ainsi Varlin avait-il été exécuté durant la Semaine sanglante, dans des conditions atroces.

12 Tolain, notamment, s’était rallié au camp versaillais au début de la Commune. Il finit député radical.

13 Parti ouvrier socialiste allemand.

 

V – La Première Internationale dans l’Histoire

Le recul permet de prendre la mesure de l’originalité de l’AIT. Contrairement aux III° et IV° Internationale, l’AIT avait une délimitation politique faible, elle ne se construisit pas sur la base d’un programme. La I° Internationale n’était certes pas « marxiste ».

L’AIT doit plutôt être appréciée comme un cadre de front unique permettant à chaque courant ouvrier d’y participer. Elle permit aussi de fédérer des organisations de type extrêmement divers : groupes politiques, syndicats, mutuelles...

Cette méthode de construction, refus de l’ultimatisme sectaire et défense patiente des conclusions du marxisme, permit au mouvement ouvrier de faire un bond en avant durant les années 1864-1871, sur le plan tant théorique que pratique. C’est dans le cadre de l’AIT – impulsée par Marx – que nombre de questions aujourd’hui évidentes furent clarifiées : le rôle des grèves, des coopératives, etc. Et dans ce mouvement, Marx et ses partisans ont littéralement dissous les sectes socialistes constituées au milieu du XIX° siècle : owenisme, proudhonisme, etc. « L’histoire de l’Internationale a été une lutte continuelle du Conseil général contre les sectes et les tentatives d’amateur qui essayèrent toujours de se maintenir contre le mouvement réel de la classe ouvrière. »1

Évidemment, ce travail est demeuré incomplet. Ainsi, l’Internationale ne put doter le mouvement ouvrier d’une orientation adéquate sur des questions telles que la place des femmes ou l’Instruction publique. Mais qui regarde l’évolution du mouvement ouvrier réalise qu’il y a un « avant » et un « après » l’AIT. L’Association a été littéralement l’accoucheuse du mouvement ouvrier moderne.

Mais le travail de l’Internationale ne fut pas uniquement théorique. L’AIT fut aussi un foyer international de solidarité ouvrière organisant le soutien à d’innombrables grèves et résistant à la mise en concurrence internationale des prolétaires sur une base nationale. A l’heure de la mondialisation capitaliste, de la mise en concurrence généralisée, ces acquis n’ont rien de négligeable.

Et surtout : comme l’écrivait Engels, incontestablement, la Commune de Paris est inséparable de l’existence de l’Internationale, elle en est la fille spirituelle. Pour la première fois, la classe ouvrière s’emparait du pouvoir politique, ainsi que c’était envisagé dès l’Adresse inaugurale. Avec ce premier gouvernement ouvrier, l’objectif du socialisme devenait crédible.

Il n’en demeure pas moins que l’Association était fragile.  L’hétérogénéité de cette « naïve réunion de toutes les fractions » (Engels) en faisait une organisation forcément temporaire. Qu’elle n’ait pu résister comme organisation au choc de la Commune est dans l’ordre des choses.

Dès 1870, Marx constatait que sa dynamique tendait à s’épuiser et que « cette guerre a reporté de France en Allemagne [où dominaient les partisans du marxisme dans le mouvement ouvrier – NdR] le centre de gravité du mouvement ouvrier continental. »2

C’est ce qui arriva. Le prolétariat européen reprit à son compte l’appel de l’Internationale à se constituer en parti politique distinct, en « classe pour soi », sous l’impulsion première des dirigeants socialistes allemands. Passé le choc de la défaite parisienne, de forts partis ouvriers bourgeonnèrent dans toute l’Europe, permettant au prolétariat d’améliorer incontestablement sa situation.

Tout ceci aurait été impossible sans le travail préparatoire de l’Association internationale des travailleurs. C’est cette œuvre irremplaçable que nous revendiquons encore aujourd’hui.

Notes

1 Marx, lettre du 23 décembre 1871.

2 Marx, lettre au SAPD, 1er septembre 1870.