Publié le Lundi 29 décembre 2014 à 09h19.

Les colonisés de l’empire français dans la Première Guerre mondiale

Durant la Première Guerre mondiale, l’empire français déploya sur les champs de bataille – non sans résistances et révoltes, sauvagement réprimées – près de 500 000 de ses sujets coloniaux. Employés comme à chair à canon, victimes du racisme et de multiples discriminations, ils exigèrent alors l’égalité, mais en vain. La fin de la guerre coïncida avec un premier essor de la revendication d’indépendance.

En août 1914, la situation des 50 millions de colonisés de l’empire colonial français était telle qu’ils ne pouvaient se sentir concernés par la boucherie qui s’annonçait. En effet, à ce moment régnait toujours le régime de l’indigénat1. Cette  justice administrative d’exception qui s’appliquait aux personnes définies comme « indigènes» autorisait les sanctions collectives, les déportations d’habitants et sanctionnait des pratiques que la loi n’interdisait pas, sans défense ni possibilité d’appel. Elle imposait l’interdiction de circuler de nuit et les réquisitions. Le service de corvée forcée aboli par la Révolution française était en vigueur, comme de nombreuses taxes coloniales, dont la « taxe de sang » qui se traduisait par la conscription forcée.

Pour  les colons, les indigènes devaient payer un tribut pour l’accès à la « civilisation ». C’était la juste rétribution des efforts du colonisateur, l’application normale du droit absolu d’obliger les populations colonisées, auxquelles il apportait la paix et la sécurité, à contribuer aux dépenses d’utilité générale. La plupart des grands projets d’Afrique française, routes, mines ou plantations, furent réalisés par le travail forcé.

La résistance existait, principalement passive. D’importantes migrations se produisirent lorsque les réquisitions d’hommes pour la conscription et les travaux obligatoires furent trop importantes.

Au plan statutaire, il y avait trois catégories d’« indigènes » : les « citoyens français » ( au moins au niveau des principes, notamment dans les Dom-Tom actuels), les « sujets français » (habitants des colonies ayant la nationalité française, mais pas la qualité de citoyen français, sauf exceptions2), les « protégés ou administrés français » (qui n’avaient pas la nationalité française, notamment des habitants d’Indochine, de Syrie ou du Liban).

L’armée française avait intégré sur la base du volontariat des « indigènes » dans des troupes coloniales. Dans les années qui précédèrent le déclenchement de la guerre, un débat eut lieu entre l’état-major et le gouvernement. En 1910, le général Mangin, qui s’était illustré dans des batailles coloniales au Soudan et au Maroc, publiait un livre au titre évocateur : La force noire. Pour lui, l’apport de centaines de milliers de soldats d’Afrique noire et du Maghreb pouvait jouer un rôle décisif dans la guerre contre l’Allemagne. Les colons s’y opposaient, craignant que ces soldats aient des exigences, se retournent contre eux, voire même deviennent des citoyens à part entière. Finalement, dans des colonies galvanisées par les arguments nationalistes, le racisme institutionnel sembla s’estomper temporairement pour faire place à  l’« Union sacrée ».

Le grand Empire colonial français va fournir soldats et travailleurs pour combler le manque d’effectifs dès la fin de 1914, plus encore à partir de 1916. Finalement, près d’un demi-million de soldats des colonies combattirent, tandis que des centaines de milliers d’ouvriers  vinrent travailler dans les ateliers en France. Pour les colonialistes, c’était une preuve flagrante de l’importance des colonies pour la patrie : sans colonies, une politique de puissance mondiale n’était pas pensable.

La  guerre en Afrique

Quand la guerre fut déclenchée en Europe, des colons français, belges ou anglais qui fraternisaient avec les colons allemands pour soumettre les colonisés, furent confrontés à la volonté impérialiste de vaincre l’Allemagne non seulement en Europe, mais aussi en Afrique et en Asie.

Dès août 14, les Britanniques engagèrent la guerre et envahirent la colonie allemande du Togo. Dans l’actuelle Namibie,  la conquête britannique prit un an, tout comme au Cameroun pour les Anglais et les Français. En Afrique orientale, la résistance allemande fut plus forte face aux Britanniques et aux Belges ; la guerre dura plus de deux ans et fut très meurtrière. C’étaient des guerres de mouvement, dans lesquelles l’approvisionnement des troupes représentait le plus grand défi.

Pour la seule Afrique orientale, les Britanniques recrutèrent environ 750 000 Africains comme porteurs, pour l’essentiel enlevés dans leurs villages. A la fin de la guerre, près de 100 000 porteurs étaient morts d’épuisement, de maladie ou de faim.3  

Pour les Africains, loin d’être une guerre pour la civilisation ou la démocratie, comme la présentaient les Alliés, ou une bataille pour le Kaiser, comme la considéraient les Allemands, ce n’était que le prolongement d’une guerre d’abord menée contre les Africains, puis entre Européens. Les frontières coloniales furent redessinées, mais les maîtres coloniaux n’avaient aucune intention d’accorder aux Africains plus de latitude pour s’exprimer sur leur destin. Le droit des peuples n’était pas à l’ordre du jour. 

La résistance des colonisés à l’engagement forcé

Dans les campagnes de recrutement dominait le slogan « en versant le même sang, vous gagnerez les mêmes droits » et nombre de ceux qui s’engageaient pensaient que leur sacrifice leur vaudrait le statut de citoyens français. Au moment ou Clemenceau décida de mettre en place le recrutement forcé, il nomma pour organiser le recrutement indigène en Afrique Blaise Diagne, le seul député africain qui venait d’adhérer au PS.

Car il y avait des résistances à la mobilisation. Dans le Maghreb, le gouvernement français enrôla au nom de la civilisation contre les barbares turco-allemands. Méchouis, couscous, primes, indemnités aux familles, promesses d’accès à la citoyenneté ponctuaient les incorporations. En Algérie, la mémoire de la guerre de 1870 était toujours présente. Les soldats algériens avaient servi de chair à canon : sur les 8000 engagés, 5000 avaient été tués4.

Si la conscription était acceptée par les féodaux et certains membres du courant nationaliste qui y voyaient une possibilité d’obtenir des droits, la masse des Algériens y était hostile. Les jeunes refusaient de se présenter devant les conseils de révision, des manifestations se déroulaient, notamment en Oranie. « Ainsi en août 14, une foule arrête près de Barika un convoi de 27 jeunes gens et les fait déserter. Des insoumis prennent le maquis en Kabylie et dans une grande partie du Sud Constantinois (…) L’insurrection est en 1914 presque générale. »5. L’administration reporta l’incorporation de 1915. En 1916, des groupes armés se constituèrent, la résistance s’amplifia. L’armée française retira du front une brigade, fit venir des avions de Tunisie, multiplia ratissages, villages brûlés, enfumades, tortures, razzias, arrêta de près de 3000 personnes, en condamna 805. En  1917, sur 3655 appelés, plus de la moitié, soit 2289, refusa de se présenter dans l’arrondissement de Batna6. Il y eut pour finir des résistances armées dans le Sahara, l’Oranie et le Sud Constantinois.

Ferhat Abbas7 déclarait en 1922, à l’époque où il était influencé par Maurras et partisan de l’assimilation : « sur 91 160 indigènes morts en faisant leur devoir, 21 seulement savaient lire et écrire, 21 seulement avaient reçu une partie de leurs droits, 21 seulement savaient pourquoi ils se battaient et pourquoi ils allaient mourir sur la Marne. Les autres, arrachés à leur gourbi, armés d’un fusil, allèrent se battre sans avoir entendu parler de la France ni de l’Allemagne. »

Il y eut des difficultés tout aussi sérieuses au Maroc, car le pays n’était pas entièrement sous contrôle et les sympathies d’une partie de l’opinion allaient à l’empire ottoman. Les rebelles approchèrent de Kenitra et Taza ; Lyautey envoya en France le moins de troupes possible (Algériens et Sénégalais), 6000 sur les 88 000 demandés !

En Afrique, des primes étaient payées aux chefs par homme fourni. En Afrique équatoriale française, il n’y eut pas de ponctions fortes car la région était plutôt préoccupée par la  conquête du Cameroun allemand.

En Afrique occidentale,  la résistance au recrutement forcé apparut au Mali dès novembre 1914, sur le thème « nous ne donnerons pas aux Blancs nos enfants pour en faire des tirailleurs et mourir loin de chez nous ». Lors de la levée de 5000 hommes de février 1915, de nombreux jeunes désertèrent, se mutilèrent ou suicidèrent. En octobre 1915, c’est une levée de 50 000 hommes qui fut organisée en Afrique occidentale.

L’hostilité des populations au recrutement était absolue. Plusieurs régions se révoltèrent. En février 1915, dans le territoire du Haut Sénégal-Niger, 200 villages entrèrent en rébellion contre le pouvoir colonial :  « puisque nos fils doivent mourir, nous préférons qu’ils se fassent tuer à nos côtés ». Une colonne de répression de 350 soldats armés de canons et de mitrailleuses décima  près de 6000 révoltés armés de fusils à pierre et de lances, brûlant des dizaines de villages.

Dans la région du Volta et du Bani (Burkina Faso), l’annonce du recrutement massif déchaîna en novembre 1915 la haine accumulée contre le colonisateur. L’armée française dut engager 5000 soldats lourdement armés (six canons, quatre unités de mitrailleuses et 5000 porteurs) pour combattre entre 60 000 et 80 000 guerriers armés d’arcs, de fusils à pierre et d’un petit nombre de fusils à répétition périmés. Car les premiers affrontements de décembre 1915 mirent en déroute les expéditions punitives. La guerre s’étendit au-delà de la Volta, dans l’actuel Mali. En février 1916 fut engagée une campagne de destruction systématique des villages, mais il fallut deux autres campagnes, en avril et septembre, pour venir à bout de ce mouvement insurrectionnel.

Ce conflit concerna près d’un million de personnes comprenant une grande variété de populations. Un rapport officiel estima qu’il faillit mettre en péril la domination française même sur toute l’étendue de la boucle du Niger et menaça la suprématie française en Afrique de l’Ouest.

La situation était différente dans les «vieilles colonies», Guadeloupe, Guyane, Martinique et Réunion. Une aspiration à l’égalité d’une partie du personnel politique amenait des demandes répétées de conscription, car le « droit au service militaire » était sans cesse repoussé. Notons toutefois que les premières opérations de recensement ne semblèrent pas soulever l’enthousiasme. En Martinique, sur 1475 inscrits, on dénombrait 719 absents sans motifs valables.

Mais la guerre bouleversa la situation. L’arrêté ordonnant la mobilisation générale, publié le 2 août 1914, provoqua une envolée patriotique. Les hommes mobilisés furent intégrés à l’armée française en tant que soldats de plein exercice.

La situation au front

Pour beaucoup, la perception de la France se limitait à l’administration coloniale du village, qu’ils n’avaient pas souvent quitté, et l’incorporation les faisait basculer dans un autre monde. Inexpérimentés, désorientés, jugés inaptes au front français, ne disposant que d’une instruction militaire dérisoire, affrontant difficilement des conditions sanitaires précaires dans les « camps de la misère », ils étaient au début paniqués par la barbarie de la guerre, d’où maints refus d’obéissance suivis de sanctions.

Globalement, l’état-major n’a pas été plus avare du sang des colonisés que de celui des Bretons, des Normands, des Corses … qui ont enduré les mêmes souffrances. Si les Français refusaient en 1918 d’instaurer les mesures d’apartheid que les Américains dirigés par Pershing leur réclamaient, le racisme était institutionnalisé dans l’état-major français. L’étude de Richard S. Fogarty8 met en évidence qu’il ne considérait pas ces soldats de la même façon : « au sein des cercles administratifs coloniaux et militaires, il y avait une certaine anthropologie de la valeur martiale. Selon cette dernière, des groupes ethniques étaient considérés comme plus guerriers que d’autres. Il y avait ainsi des distinctions au sein des différentes colonies. » Si les Africains de l’ouest qui « étaient reconnus comme étant de meilleurs guerriers en raison de leur supposée sauvagerie primitive » ou les Algériens ont servi comme troupes d’assaut, et donc eu des pertes considérables, les Indochinois étaient vus comme étant « trop petits et trop efféminés pour faire de bons soldats » et remplissaient donc des tâches à l’arrière, loin des combats.

Ailleurs, les rapports des instructeurs qualifiaient le contingent créole d’indolent, d’indiscipliné. Pour cette raison, il était rarement incorporés dans des régiments techniques (artillerie, aviation, génie, artillerie d’assaut).

Les archives antillaises montrent également l’accueil très mitigé fait aux soldats créoles, les insultes à connotations racistes : « Blanchette », « Chocolat », etc. Les conscrits français ignoraient pour la plupart l’existence des Antilles et leur désir de payer l’impôt du sang leur semblait bizarre. Mais pour la première fois aussi, des Antillais tombaient sur des Blancs qui ne savaient pas lire ou ne comprenaient carrément pas le français, comme les Bretons.

A  « l’arrière », la discrimination raciale produisait un régime particulier de permissions des Maghrébins mais surtout des Sénégalais pour lesquels les visites chez des familles françaises, marraines ou autres infirmières étaient directement interdites. 

Les enrôlés dans l’industrie

Cette guerre eut pour effet la première rencontre massive entre citoyens français et colonisés. Les recrutements de main-d’œuvre non qualifiée furent étendus à l’échelle planétaire, sans souci des frontières des empires coloniaux.

Par exemple, 50 000 Vietnamiens furent enrôlés et transplantés dans les usines de l’arrière pour les  besoins de la guerre industrielle. Le plan de recrutement élaboré en 1915 par le « socialiste » Albert Thomas suscita l’opposition de la CGT, qui revendiquait pour le syndicalisme ouvrier le contrôle international des flux de main-d’œuvre. Il trouva un allié inattendu dans le leader nationaliste et réformiste Phan Châu Trinh, qui accepta une trêve dans la lutte anticoloniale, car les recrutements  constituaient le premier jalon d’une modernisation de l’Indochine, condition préalable à l’indépendance que les Français étaient censés devoir accorder à l’issue de la guerre, en reconnaissance du sacrifice des Vietnamiens.

Affectés prioritairement dans les immenses usines d’armement du Ripault, de Bourges ou de Toulouse, où ils représentèrent en 1917 jusqu’à 50 % des effectifs, ces ouvriers étaient, comme les Maghrébin,  l’objet d’une surveillance particulière. Ils servirent au patronat à élaborer les modes de contrôle et de domination de la main-d’œuvre immigrée sans qualification, placée aux postes les plus ingrats et poussée au rendement à coups de primes à la production, qui se perpétueront tout au long du 20e siècle.

A la démobilisation, le renouveau des combats anticoloniaux

Démobilisés, les combattants purent comparer la société française métropolitaine aux « valeurs » imposées par le colon de leur village. Malgré les discriminations dont ils faisaient l’objet à l’armée, les colonisés n’y étaient pas humiliés comme à la colonie, ce qui en dit long.

Les promesses faites lors du recrutement, qu’en échange de leur sacrifice les colonisés se verraient reconnaître des droits, individuels ou collectifs, n’ont pas été tenues. L’essor des mouvements de libération après 1918 y doit une partie de son élan, de sa colère.

Ces centaines de milliers de morts servirent la cause de leurs frères et sœurs restés au pays, qui firent valoir ce qu’on a appelé « l’impôt du sang », la reconnaissance de l’égalité des droits face à l’égalité des devoirs. Mais le pouvoir colonial fit la sourde oreille.

Face à cette injustice, les idées indépendantistes prirent une nouvelle acuité, de nouvelles formes. De nouvelles organisations apparurent. Là encore, cette guerre changea les conditions des combats à venir.

Patrick Le Moal

 Notes

1 Il ne sera aboli qu’en 1946, voire seulement lors de l’indépendance dans certaines colonies.

2 Dans « Algérie, mouvement ouvrier et question nationale  1919-1954 », Nora Benallègue-Chaouia chiffre le corps électoral algérien à 5000 personnes en 1914 (et 100 000 en 1919, soit 11 % de la population masculine).

3 Certaines estimations vont jusqu’à 300 000 victimes.

4 Mahfoud Kaddache, « L’Algérie des Algériens », Paris-Méditerranée, 2003.

5 Ibid., page 160.

6 Ibid., page 161.

7 Qui sera le premier chef d’Etat de la République algérienne indépendante.

8 « Race and War in France. Colonial Subjects in the French Army, 1914–1918 », The Johns Hopkins University Press, 2008.