« La preuve du véritable caractère social ou, plus exactement, du véritable caractère de classe de la guerre, ne réside évidemment pas dans l’histoire diplomatique de celle-ci, mais dans l’analyse de la situation objective des classes dirigeantes de toutes les puissances belligérantes. » Lénine, préface de l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme
Beaucoup d’historiens s’interrogent encore sur l’enchaînement terrifiant des événements entre l’assassinat de l’archiduc François Ferdinand et, cinq semaines plus tard, l’entrée dans un conflit meurtrier sans précédent de l’ensemble des grandes puissances européennes. Dès le déclenchement de la guerre, chaque belligérant s’est évidemment présenté comme agissant face à une agression étrangère. Mais le comportement même des dirigeants français, allemands et britanniques en juillet 1914 témoignait de la décision d’aller au conflit, chaque impérialisme pensant que le moment était venu de régler les contentieux existants à son propre avantage.
D’autres situations de confrontation auraient pu déboucher sur un embrasement depuis le début du siècle : en 1908, l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche ; en 1911, le conflit d’Agadir entre la France et l’Allemagne ; en 1912/1913, les guerres balkaniques, avec la confrontation indirecte entre l’Autriche et la Russie.
Expansions géographiques
La confrontation généralisée était inscrite dans la situation européenne depuis le tournant du siècle et les trois principaux impérialismes se préparaient à modifier, y compris par la guerre, les rapports de forces établis.
Un phénomène essentiel s’était produit dans le monde depuis les années 80 : la structuration impérialiste du capitalisme et la pénétration en Afrique et dans le Pacifique, pénétration qui ne laissait plus aucune zone essentielle en dehors de la domination des puissances européennes, essentiellement anglaise et française, ou des USA. Tous les gouvernements étaient le fidèle reflet des intérêts des grands groupes capitalistes et structuraient cette pénétration économique.
En particulier après la récession des années 80 et le krach financier de 1907, les impérialistes français et anglais accélérèrent l’extension de leurs empires coloniaux : entre 1876 et 1915, un quart de la surface du globe se trouva distribué ou redistribué en colonies entre une demi-douzaine d’États. La Grande Bretagne s’agrandit de 10 millions de km2, la France de 9 millions, l’Allemagne de près de 3 millions...
Le processus d’expansion impérialiste aurait pu mener à un conflit entre les deux principales puissances coloniales, la France et l’Angleterre, ou entre l’Angleterre et la Russie à la fin du 19e siècle.
Concurrences économiques
Mais le deuxième élément à prendre en compte est la perte d’hégémonie économique de l’Angleterre au tournant du siècle et le recul parallèle de la France en Europe. Les deux puissances économiques montantes étaient le jeune État allemand et les USA. L’Allemagne, arrivée en retard dans ce partage du monde, voulait desserrer l’étau franco-anglais et créer aussi ses débouchés en Afrique et au Moyen Orient, cherchant même à apparaître comme la protectrice de nations soumises au joug anglo-français.
Aussi, au début du 20e siècle, l’Angleterre amorça un tournant diplomatique à 180 degrés, en s’intégrant dans une alliance avec ses ennemis d’hier, la France et la Russie. La cause en était simple : juguler la puissance allemande montante qui risquait de remettre en cause l’hégémonie anglaise.
Nouvelle puissance maritime, l’Allemagne avait fait grimper ses dépenses d’armement maritime de 90 à 400 millions de marks entre 1895 et 1914. L’Angleterre, elle, de 32 à 77 millions de livres de 1887 à 1913. L’industrie d’armement démultiplia la production, Krupp en Allemagne, Armstong en Angleterre, Schneider en France. La guerre était en marche.
La Grande Bretagne forma donc l’Entente cordiale en 1904, après avoir réglé ses différends avec la France et la Russie, pour se concentrer contre l’Allemagne du Kaiser qui réclamait aussi « sa place au soleil ».
Veillée d’armes
À la veille du conflit, chaque impérialisme avait son plan de guerre : hostile au conflit en apparence, l’Angleterre s’apprêtait à débarquer au Schleswig pour neutraliser la puissance maritime allemande de Von Tirpitz. Elle en fut empêchée par la rapidité de l’offensive allemande en Belgique.
Chaque impérialisme avait aussi ses objectifs : pour le gouvernement français, au-delà du démantèlement de l’empire allemand et du « retour de l’Alsace-Lorraine », la prise de position en Sarre et le partage de l’empire turc avec ses alliés anglais et italiens (les fameux accords Sykes-Picot). L’Empire britannique visait évidemment la destruction de la force maritime allemande et la main-mise sur les colonies africaines (ce qui fut fait en 1916). L’impérialisme allemand, au-delà de l’expansion territoriale en France (avec les accès maritimes par Brest et Toulon), Luxembourg, Belgique et Pays-Bas, visait les colonies de ces deux derniers pays en Afrique, plus le Maroc, la totalité de l’Afrique équatoriale et les colonies portugaises.
En quatre ans, vingt millions de morts fut le prix de ces visées impérialistes.
Léon Crémieux
Les deux morts de Jaurès Dès la nouvelle de la mort de Jaurès assassiné, Poincaré craint une réaction populaire. Vite rassuré, il fait placarder une affiche rendant hommage à Jaurès qui « a soutenu l’action patriotique du gouvernement »... Effet paradoxal en apparence, sa mort lance l’Union sacrée avant même le 3 août. Un journal socialiste, hier encore antimilitariste, comme La guerre sociale titre : « ils ont assassiné Jaurès, nous n’assassinerons pas la France », le Bonnet rouge, journal anarchiste : « Jaurès est mort, vive la France ». La guerre a gagné Le 4 août, les obsèques nationales et officielles de Jaurès sont donc aussi les obsèques du combat contre la guerre et le baptême de l’Union sacrée. Tout le gouvernement est là au complet, mais aussi Maurice Barrès, un des meurtriers symboliques de Jaurès. Léon Jouhaux, pour la CGT, y lance un appel aux armes... en criant sa haine de la guerre. Villain, l’assassin de Jaurès, passera tranquillement la guerre en prison. Jugé en 1919, il sera acquitté, un juré estimant même qu’il avait rendu service à la patrie. La veuve de Jaurès sera, elle par contre, condamnée aux dépens – c’est-à-dire à payer les frais de justice ! Deux semaines plus tôt, un autre tribunal condamnait à mort Émile Cottin, militant anarchiste coupable d’avoir blessé par balle Clémenceau. Léon Cremieux |