Publié le Mardi 14 mars 2017 à 11h08.

Marxistes, populistes, anarchistes… Un mouvement ouvrier révolutionnaire

L’histoire de la Révolution russe est celle de la rencontre et de l’interaction permanente entre ses deux acteurs décisifs : une avant-garde marxiste révolutionnaire rassemblée au sein du Parti bolchevique, une classe ouvrière gagnée au socialisme et dotée de formidables capacités de lutte…

Les particularités du développement de la Russie1 y avaient fait surgir tardivement une classe ouvrière, certes encore peu nombreuse mais au développement très rapide : un million et demi d’ouvriers de l’industrie en 1900, trois millions en 1912 (auxquels il convient d’ajouter les travailleurs de la construction, des transports et une part substantielle de ceux des services), sur une population de 160 millions en 1914 ; et, surtout, la classe ouvrière la plus concentrée au monde : « en 1911, 54 % des ouvriers russes travaillent dans des usines employant plus de 500 ouvriers, alors que le chiffre correspondant pour les Etats-Unis est de 31 % ; 40 % dans des entreprises employant de 50 à 500 ouvriers ; moins de 12 % seulement dans des entreprises de moins de 50 ouvriers »2.

 

Une radicalité exceptionnelle

Sur cette réalité s’en greffait une autre, celle de conditions d’exploitation et d’oppression également sans comparaison avec les principales sociétés capitalistes : des salaires très bas, des journées de travail de 14 heures et, sous la domination de l’autocratie, l’absence de toute liberté politique et syndicale. Toute grève et souvent même tout mouvement revendicatif donnait lieu à des licenciements voire des arrestations, toute mobilisation de rue pouvait faire l’objet d’une répression provoquant morts et blessés.

Dans une telle situation, les ouvriers qui ne voulaient pas courber l’échine n’avaient d’autre option que celle de l’action clandestine. Et la question se posait à eux de façon immédiate : quel autre régime politique, quelle autre société ? Comme le relève Oskar Anweiler, « l’absence du droit de coalition, l’interdiction de présenter des revendications collectives et les lourdes peines dont les grévistes étaient menacés, contribuèrent notablement à pousser les ouvriers russes dans la voie de la révolution »3.

Pierre Broué insiste : « dans la société russe sous les tsars, il n’est pas de voie de garage pour les militants ouvriers. Les syndicats sont dissous dès qu’ils ont une existence effective et les mencheviks les plus "légalistes", liquidateurs compris, reçoivent de la police des coups aussi sévères que les bolcheviks les plus durs. Il ne peut y avoir de postes ni pour les bureaucrates ni même pour d’honorables transfuges, puisque le militant qui voudrait abandonner la lutte pour se monnayer n’aurait d’autre voie que le mouchardage au service de la police. Aucune adaptation à l’Etat n’est possible sans capitulation ouverte : le réformisme, né en Occident comme un état d’esprit avant d’incarner une tendance dans les organisations ouvrières, puis une couche privilégiée, n’a pas, en Russie, de racines sérieuses » (op. cit., p. 55).

Ainsi, la lutte revendicative débouchait naturellement sur le combat politique, les frontières entre l’une et l’autre s’estompaient, elles disparaissaient même pour de larges couches de travailleurs qui accédaient aux idées du socialisme et du marxisme. En grande partie, celles-ci le firent par l’intermédiaire d’une intelligentsia de jeunes gens, sans perspective d’intégration au sein de la société tsariste et que tout portait donc vers des idéaux de révolte et de révolution. Pierre Broué décrit de la façon suivante les jeunes bolcheviks de l’époque : « ce sont des moins de vingt ans qui renoncent à toute carrière et à toute ambition autre que politique et collective, s’engagent sans retour pour s’identifier à la lutte ouvrière (…) Ces jeunes hommes n’ont pas encore quitté l’âge de l’adolescence qu’ils sont déjà de vieux militants et des cadres » (op. cit., p. 21-22).

Eugène Préobrajenski, devenu à partir de 1917 un important dirigeant du Parti bolchevique, dressa à la mort de Lénine ce portrait, qu’il vaut la peine de citer un peu longuement, des ouvriers russes de la période révolutionnaire : « L’avant-garde de notre classe ouvrière est le produit du capitalisme européen qui, déferlant dans un pays neuf, y a édifié des centaines d’entreprises formidables, organisées selon les derniers perfectionnements de la technique occidentale.

« Notre ouvrier, c’est le jeune barbare plein de force que n’a pas encore corrompu la civilisation capitaliste, qui n’est pas corrompu par le confort et le bien-être, miettes de la table des exploiteurs des colonies, qui ne s’est pas encore laissé plier au joug de la légalité et de l’ordre bourgeois (…) Notre ouvriera commencé à haïr le capital et à le combattre avant de le révérer comme  organisateur d’un régime économique supérieur à l’artisanat : il a commencé à le mépriser avant d’avoir goût à la culture bourgeoise et de s’y être attaché. Il ne ressemble ni au prolétaire d’Occident, dressé par deux siècles d’industrie manufacturière et capitaliste, ni au semi-prolétaire de l’Inde et de la Chine.

« Qui ne comprend pas ses traits originaux ne comprendra rien à ses merveilleuses réalisations, ne saisira pas l’essence de ce phénomène socio-logique qu’est le parti bolchevique (…) Notre classe ouvrière alliait en elle l’élan révolutionnaire, la spontanéité de la verte jeunesse à la discipline qui cimente les millions d’êtres que groupe le travail autour de la machine. »4

Et aussi la force du marxisme, dont de nombreux travailleurs s’imprégnaient avec avidité, comme en témoigne cet exemple, significatif d’une tendance bien plus générale : « S. A. Smith décrit ainsi l’évolution d’un ouvrier russe dont l’esprit s’est ouvert dans cette voie de "pensée critique" : "pour Kanatchikov, la découverte de la théorie de l’évolution a eu l’effet d’un coup de tonnerre (…) Sa découverte de Darwin s’est bientôt complétée de celle de Marx : en 1902, à l’âge de 23 ans, il était parvenu au bout du premier volume du Capital. Cela lui a apporté une compréhension scientifique de la société et donné la volonté de se consacrer à la cause du renversement du capitalisme. »5

 

Primauté du politique et de l’auto-organisation

Jusque là interdits et durement réprimés dès qu’ils tentaient d’apparaître, les premiers syndicats un peu stables et de quelque importance se sont formés à partir de 1905. Eclipsés par les soviets et les comités d’usine, ils n’ont cependant joué dans les événements de 1917 qu’un rôle secondaire, même lorsqu’ils étaient représentatifs et puissants (à l’instar du syndicat des métallurgistes de Pétrograd, fort de 200 000 membres).

Une exception de ce point de vue a été le Vikjel, Comité exécutif pan-russe du syndicat des travailleurs du rail, l’une des plus fortes organisations syndicales, représentant un secteur très imprégné de ses particularités corporatives et qui, par rapport aux ouvriers d’usine, constituait une sorte d’« aristocratie ouvrière ». La direction du syndicat des cheminots est notamment connue pour sa tentative conciliatrice au lendemain de l’insurrection d’Octobre : alliée alors avec l’aile droite de la direction bolchevique (Kamenev, Zinoviev, Rykov), elle avait tenté d’imposer un gouvernement composé de « toutes les tendances socialistes », c’est-à-dire commun avec celles (mencheviks, socialistes-révolutionnaires de droite) qui ne reconnaissaient pas le pouvoir des soviets et dont certains membres n’allaient pas tarder à œuvrer de concert avec la contre-révolution bourgeoise et impérialiste. Le Vikjel, dont Edward Hallet Carr note qu’il « aspirait à agir en tant que pouvoir indépendant dictant au gouvernement ses conditions »6, s’est ensuite comporté comme une force d’opposition au nouveau pouvoir soviétique, allant jusqu’à menacer de paralyser le transport des troupes envoyées sur le front des premiers combats avec la contre-révolution.

Mais cet organisme se trouvait en réalité contrôlé par des forces politiques qui étaient clairement hostiles aux bolcheviks. Alexander Rabinowitch indique qu’à l’été 1917, sur les quarante membres du Vikjel, quatorze étaient des socialistes-révolutionnaires, sept des mencheviks, trois des socialistes populaires (l’un des courants les plus à droite parmi ceux se réclamant du socialisme), tandis que beaucoup des onze « indépendants » soutenaient le parti « cadet » (abréviation pour constitutionnel-démocrate, la formation de la droite bourgeoise libérale) ; face à eux ne se trouvaient que deux bolcheviks, un sympathisant bolchevique et deux membres de l’organisation interrayons (dirigée par Trotsky et qui s’intégra au Parti bolchevique à la fin juillet).7

Autrement dit, les choix des dirigeants syndicaux répondaient d’abord à ceux des partis ou courants politiques dont ils étaient membres ou proches. Ce sont ces organisations politiques, construites dans la clandestinité et qui, après Février, voyaient les adhésions affluer en masse, qui donnaient le ton à tous les niveaux, depuis l’échelon de l’usine, de la localité ou du district jusqu’à celui des institutions nationales.

Alliée au caractère immédiatement politique de toute lutte, la faiblesse des traditions syndicales a entraîné une autre conséquence : la tendance spontanée des travailleurs à s’auto-organiser. Dès les premiers pas du prolétariat russe, ses membres qui entraient en lutte ou entendaient seulement présenter une demande à leur direction avaient, en l’absence d’organisations syndicales, pris l’habitude d’élire des délégués, mandatés et révocables.

L’anarcho-syndicaliste Voline souligne : « quant au syndicalisme, aucun mouvement ouvrier n’ayant existé en Russie avant la Révolution de 1917, la conception syndicaliste – quelques intellectuels érudits mis à part – y était totalement inconnue (…) cette forme russe d’une organisation ouvrière, le "Soviet", fut hâtivement trouvée en 1905 et reprise en 1917, justement à cause de l’absence de l’idée et du mouvement syndicalistes » ; avant d’estimer que « sans aucun doute, si le mécanisme syndical avait existé, c’est lui qui aurait pris en mains le mouvement ouvrier. »8

Oskar Anweiler explique ainsi le surgissement des soviets en 1905 : « contrairement à la bourgeoisie libérale, organisée – au moins dans une certaine mesure – au sein des zemstvos [assemblées de district créées en 1864, élues au suffrage censitaire] et des doumas de ville [assemblées municipales, également réservées aux propriétaires et aux riches], la population laborieuse ne disposait en Russie d’aucune possibilité légale de s’organiser. Alors que les partis révolutionnaires se trouvaient réduits aux dimensions de groupuscules conspiratifs, elle se voyait interdite de confier à des syndicats la conduite de ses luttes économiques. Au moment de la révolution, elle était privée d’organisation permanente, à même d’unifier et de diriger le mouvement. D’où la nécessité d’une forme d’autodéfense spontanée, le soviet. »

L’auteur enchaîne en mentionnant, pour cette classe ouvrière d’origine paysanne récente, « les traditions liées à l’archaïque commune rurale », la « foi dans la vertu "démocratique" de la coutume villageoise des assemblées où l’on délibérait en commun », « qui dut inciter les masses ouvrières à trouver naturelles la délibération collective et l’élection de députés. »9

 

L’héritage populiste et le Parti socialiste-révolutionnaire

Dans son texte cité précédemment, Eugène Préobrajenski signale que l’ouvrier russe « a pour ancêtres les paysans qui pillaient les maisons et les récoltes des seigneurs, ceux que l’on fouettait dans les écuries (…) et que l’on envoyait sur des  radeaux (…) dans les mines de l’Oural et de Sibérie. Dans ses veines coule le sang des factieux qui, à l’époque de Stenka Razine et de Pougatchev, faisaient trembler le trône des tsars moscovites. »

Le courant qui a incarné le plus directement ces traditions est celui du Parti socialiste-révolutionnaire (SR), fondé en 1901 en se revendiquant de l’héritage des narodniks, actifs depuis les années 1870. Ces « populistes » (du nom russe narod qui signifie peuple), issus principalement de la petite-bourgeoisie urbaine, préconisaient une révolution fondamentalement paysanne (les paysans représentant l’immense majorité de la population) qui instaurerait la « démocratie » et une forme de socialisme spécifiquement russe fondée sur la tradition du mir, l’ancienne communauté paysanne reposant sur une propriété collective des terres.

Cependant déçus par le peu d’empressement de la paysannerie à remplir sa tâche révolutionnaire, les narodniks décidèrent de lui montrer la voie en multipliant les attentats et les assassinats de personnalités du régime. « L’histoire est trop lente, il faut la bousculer », déclarait leur principal dirigeant, Andreï Jéliabov, lors de leur congrès de 1879 à Voronej.10

Les actions d’une « poignée d’audacieux », ainsi qu’ils se définissaient eux-mêmes, devaient également contraindre le régime tsariste à concéder des libertés démocratiques qui permettraient, dans une seconde étape, de développer une lutte pour le socialisme. Le principal fait d’armes de la Narodnaya Volya (Volonté, ou Liberté du peuple) fut l’assassinat, le 1er mars 1881, du tsar Alexandre II par Jéliabov et d’autres conjurés, qui furent tous exécutés. Six ans plus tard, un groupe de jeunes était arrêté par la police alors qu’il projetait d’assassiner son successeur. Parmi eux, Alexandre Oulianov, pendu le 8 mai 1887. Selon Lars T. Lih11, Lénine a été profondément marqué par la mort de son frère aîné et chercha ensuite les moyens de poursuivre son combat en empruntant « une autre voie », qu’il trouva dans le marxisme.

Le Parti socialiste-révolutionnaire a été fondé en 1901, en revendiquant l’héritage de Narodnaya Volya. Immédiatement, il forma une « brigade terroriste » qui reprit la méthode des assassinats de représentants du régime.

Implanté surtout dans les campagnes, il est demeuré majoritaire au sein du Soviet des députés paysans durant toute l’année 1917. Des 1115 délégués au Premier congrès panrusse des soviets paysans, tenu en mai 1917, 571 se déclaraient SR, contre seulement 14 bolcheviks. Au second congrès, réuni à partir du 9 novembre, ce sont les SR de gauche, alliés aux bolcheviks, qui se retrouvèrent majoritaires. Mais le parti SR disposait également de forces parmi les travailleurs des villes, sans compter l’armée, composée principalement de jeunes paysans. Au premier congrès panrusse des soviets de députés ouvriers et soldats, tenu en juin 2017, les SR étaient 283 sur 822 délégués pleins, contre 248 mencheviks et seulement 105 bolcheviks.12

Les SR ont compté près d’un million de membres au début de l’été 1917, loin devant les mencheviks (environ 200 000) et les bolcheviks (alors près de 100 000). Mais leur prépondérance électorale dans les campagnes ne signifiait pas qu’ils organisaient directement une fraction importante du monde paysan. Selon une étude publiée en 1978, à l’ouverture de la guerre mondiale, les membres du Parti SR étaient à 28 % des ouvriers ou artisans, à 21 % des étudiants ou lycéens, à 16 % des employés ou membres des couches intellectuelles inférieures, et à 35 % des « membres de l’intelligentsia supérieure, c’est-à-dire médecins, ingénieurs, juristes… » « Un poids décisif revenait (…) aux éléments cultivés et qualifiés ». « La proportion infime de paysans parmi les membres du parti est un trait significatif. Le parti socialiste-révolutionnaire n’a pas réussi à lier à son organisation le groupe visé »13.

Comme les marxistes et les anarchistes, les SR ont connu leur lot de scissions. Dès 1906, une aile droite légaliste était allée fonder un « Parti du travail », tandis que sur la gauche rompaient les SR « maximalistes », proches à certains égards des anarchistes et qui resteront un courant politique actif jusqu’en 1918. En août 1914, un secteur des SR s’opposa à la politique d’union sacrée défendue par la majorité de la direction,  qui avait à sa tête Victor Tchernov.

Mais c’est en 1917 que les contradictions ont explosé. Les divergences ont alors provoqué une division irrémédiable entre les partisans d’une révolution sociale et ceux, de plus en plus liés aux secteurs aisés des campagnes, qui entendaient faire rentrer le processus dans un cadre démocratique-bourgeois. Au moins de juin, lors du premier congrès pan-russe des soviets de députés ouvriers et soldats, la gauche des SR s’était déjà alliée avec les bolcheviks contre la direction de son propre parti. Au lendemain de l’insurrection d’octobre, la direction SR exclut du parti les représentants de l’aile gauche qui avaient refusé de quitter le deuxième congrès panrusse des soviets (25 octobre au 7 novembre), après que celui-ci eut entériné le renversement du gouvernement provisoire et la transmission du pouvoir aux soviets. Le parti des socialistes-révolutionnaires de gauche tint son congrès de fondation du 19 au 28 novembre 1917.

La gauche était majoritaire au sein de la délégation des SR au deuxième congrès des soviets, et ce rapport de forces ne fit que s’accentuer au cours des mois suivants. Mais cela ne s’était nullement reflété dans les délégations à l’Assemblée constituante (réunie le 5 janvier 1918), élues à la proportionnelle à travers des scrutins de listes régionaux. La composition des listes SR, communes aux deux tendances, avaient été verrouillée par la droite, au point que sur 410 représentants SR à la Constituante (pour un total de 707 membres élus – les bolcheviks en ayant 175), seuls 40 étaient des membres du nouveau parti SR de gauche.14 C’est l’une des raisons – trop peu soulignée – pour laquelle cette assemblée, élue de plus sur des plateformes dont la rédaction avait été antérieure à l’événement fondateur d’Octobre, s’avérait très peu représentative même d’un point de vue démocratique-bourgeois.

Les SR de gauche ont gouverné avec les bolcheviks jusqu’au printemps 1918, quand leur coalition s’est brisée du fait des divergences graves occasionnées par les conditions du traité de paix avec l’Allemagne ; avant que les vieilles traditions terroristes ne les conduisent à tenter un coup d’Etat – dont les conséquences furent catastrophiques.

 

Les anarchistes

On est confronté avec les anarchistes à la même difficulté qu’avec le parti SR : l’absence d’études historiques qui soient à la fois globales et suffisamment documentées. Le livre de Voline, La révolution inconnue, a déjà été mentionné : écrit de façon très subjective, il manque cruellement de références, tout en présentant une série d’affirmations qui apparaissent gratuites voire dont l’inexactitude est devenue patente.15

Il y a pourtant des raisons de croire Voline (qui à son retour en Russie, en juillet 1917, adhéra à l’Union de propagande anarcho-syndicaliste de Pétrograd, laquelle publia bientôt l’hebdomadaire puis quotidien Goloss Trouda, La Voix du travail) lorsqu’il dit et répète que le mouvement anarchiste a été ultra-minoritaire en Russie jusqu’à la révolution d’Octobre ; et cela, bien que deux de ses principaux théoriciens, Bakounine (1814-1876) et Kropotkine (1842-1921), eussent été des Russes.

En 1905, « il existait aussi (…) un certain mouvement anarchiste. Très faible, totalement inconnu de la vaste population, il n’était représenté que par quelques groupements d’intellectuels et d’ouvriers (paysans dans le Midi), sans contact suivi (…) Leur activité se bornait à une faible propagande, d’ailleurs très difficile, à des attentats contre les serviteurs trop dévoués du régime, et à des actes de "reprise individuelle". La littérature libertaire arrivait en fraude de l’étranger. On répandait surtout les brochures de Kropotkine » (op. cit., p. 59). Le fait qu’en février 1916, soit en pleine boucherie impérialiste, ce dernier ait pris position en faveur de l’union sacrée contre l’Allemagne, avec les autres responsables anarchistes du Manifeste des Seize, n’a sans doute pas été de nature à aider ce mouvement en Russie.

En 1917, « les anarchistes étaient, au début de la Révolution, tout au plus trois mille » (p. 719). A la veille d’Octobre, « le mouvement anarchiste (…) était encore bien trop faible pour avoir une influence immédiate et concrète sur les événements. Et le mouvement syndicaliste n’existait pas (…) les anarcho-syndicalistes et les anarchistes [sont] peu nombreux et mal organisés » (p. 142 et 148). Selon Alexander Rabinowitch, ils ont cependant joué, entre février et octobre 1917, un rôle significatif à Pétrograd et à Cronstadt. Non pas certes l’Union anarcho-syndicaliste de Goloss Trouda, que cet auteur estime alors marginale, mais la Fédération anarcho-communiste qui était bien représentée au sein des troupes (en particulier le 1er régiment de mitrailleurs, à l’avant-garde de l’effervescence révolutionnaire de l’été) comme des soviets ouvriers de Pétrograd et de sa région.

Ce n’est pas que Rabinowitch en dresse un portrait spécialement flatteur : « le programme des anarcho-communistes était extrêmement général et peu sophistiqué. Selon un tract diffusé au début de l’été 1917, l’organisation appelait à la destruction ou élimination immédiate de, entre autres choses, tous les gouvernements autocratiques et parlementaires, le système capitaliste, la guerre, l’armée, la police et toutes les frontières. Le même tract défendait l’instauration d’une société communale "totalement libre", sans gouvernement ni lois, où la liberté individuelle serait absolue, les paysans posséderaient la terre et les usines appartiendraient aux travailleurs (…) Un auteur anarcho-syndicaliste qualifia, non sans justification, le programme anarcho-communiste de "collection de phrases creuses" (Goloss Trouda, 27 janvier 1918, p. 3). Il faut noter que les deux groupes anarchistes étaient à l’époque à couteaux tirés. »16

Pour en revenir à Voline, celui-ci estime donc que les difficultés puis l’échec du mouvement anarchiste avaient découlé de son retard d’implantation par rapport aux bolcheviks (lesquels n’organisaient pourtant pas plus de 5000 militants lorsque la révolution de Février a éclaté), de « la crédulité, l’insouciance des masses, l’ignorance de leur force » (p. 172) et par la suite de la « répression sauvage » exercée par les bolcheviks, nouveaux exploiteurs, de « l’idée libertaire et les mouvements qui s’y ralliaient » (p. 173).

Il met cependant en avant le fait qu’après Octobre, « en dépit de cette carence et d’une situation aussi défavorable, les anarchistes aient su gagner un peu plus tard – et un peu partout – une certaine influence, obligeant les bolcheviks à les combattre les armes à la main et, par endroits, pendant assez longtemps, avant de les écraser. Ce succès rapide et spontané de l’idée anarchiste est très significatif » (p. 167). Les deux processus mis en avant dans ce cadre sont la révolte de la base navale de Cronstadt (1921) et le mouvement organisé en Ukraine autour de Nestor Makhno (1918-1921).

On peut toutefois, sur cette base, envisager une autre explication : incapables de gagner une base de masse pendant la période de la montée révolutionnaire, les anarchistes auraient commencé à développer leur influence dès que la révolution est entrée en crise, avec l’ouverture rapide de la guerre civile et son cortège de morts, de destructions et de privations…

Quant à leur échec politique, il était pratiquement contenu dès le départ, et pour ainsi dire par définition, dans leur rejet et dénonciation de « l’idée politique » et de « tout pouvoir politique » (Voline, p. 181 et 225). Avec pour corollaires l’incapacité ou refus de construire une organisation nationale et même, moyennant des exceptions limitées dans le temps (Léningrad, Moscou, Cronstadt), le refus de participer aux soviets et la dénonciation de ces dernniers justement parce qu’ils constituaient des organes de pouvoir.17

 

Le marxisme : POSDR, bolcheviks et mencheviks

Le marxisme a été introduit en Russie par l’ancien populiste Georges Plékhanov, fondateur en 1881 du groupe « L’Emancipation du travail ». En 1898, neuf délégués de diverses régions se réunirent à Minsk dans ce qu’ils intitulèrent premier congrès du POSDR, Parti ouvrier social-démocrate de Russie (le terme de social-démocrate avait à l’époque un sens exactement inverse à celui d’aujourd’hui). Mais tous furent immédiatement arrêtés et envoyés en déportation.

Le flambeau fut repris par la « deuxième génération » des marxistes russes, avec à sa tête Vladimir Oulianov dit Lénine et Julius Martov, qui lancèrent fin 1901 le journal L’Iskra (L’Etincelle), visant à unifier autour d’une compréhension et d’un projet communs les groupes social-démocrates qui se formaient un peu partout en Russie mais restaient isolés. En août 1903, le deuxième congrès du POSDR, réalisé à Bruxelles puis à Londres en présence d’une cinquantaine de délégués, marqua la véritable création du parti mais fut aussi, dans le même temps, le théâtre de la division entre bolcheviks (majoritaires) et mencheviks (minoritaires), une division devenue scission deux années plus tard. Un congrès de réunification fut organisé en 1906, dans la foulée de la première révolution russe, mais la rupture prit un tour définitif à partir de 1912.

Deux grands désaccords opposaient alors bolcheviks et mencheviks ; le premier – qui occasionna la division lors du deuxième congrès – portant sur le type de parti à construire et le second sur la nature et les perspectives de la révolution à venir.

Les formulations antagoniques sont connues. Pour Lénine, pouvaient être membres du parti « ceux qui participent personnellement à l’une de ses organisations », pour Martov, « ceux qui collaborent régulièrement et personnellement sous la direction d’une de ses organisations ». Bref, un parti de militants dans le premier cas – et de plus, dans les conditions russes de l’époque, un parti extrêmement cloisonné et hiérarchisé –, une formation nettement plus large dans le second.

En suivant de nombreux auteurs marxistes (Pierre Broué, Marcel Liebman, Jean-Jacques Marie, Lars T. Lih et d’autres), il faut cependant souligner que la position de Lénine, explicitée et développée à la même époque dans Que faire ? et à travers d’autres écrits, ne découlait nullement d’un principe général qui aurait été applicable en tout lieu et de tout temps. Ces modes d’organisation étaient simplement les seuls possibles pour construire, sous la clandestinité imposée par le régime tsariste, un authentique parti ouvrier révolutionnaire.

Dès le congrès de 1903, Lénine reconnaissait en outre que dans Que Faire ? il avait « forcé la note » et « tordu en sens inverse le bâton » par rapport au courant dit économiste, qui était la cible de sa critique. Dans l’étape d’effervescence révolutionnaire et de relatives libertés démocratiques ouverte par la révolution de 1905, il préconisa très vite d’« ouvrir en grand les portes » du parti, en s’opposant au conservatisme des « comitards » qui revendiquaient face à lui… la lettre de Que Faire ? En janvier 1905, avant que la première révolution n’éclate, la fraction bolchevique du POSDR organisait quelque 8000 militants. Au Congrès de Londres (5e congrès du POSDR) de mai 1907, les 105 délégués bolcheviques et les 97 délégués mencheviques représentaient ensemble 77 000 militants.18

Une autre nouveauté de 1905 fut l’introduction à tous les niveaux du parti de procédures électives, se substituant à la cooptation qui était alors la règle, non seulement chez les bolcheviks mais dans toutes les organisations socialistes de Russie.

Le second grand débat, sur les perspectives de la révolution et donc les tâches politiques du parti, a été synthétisé ainsi par Pierre Broué : « les premiers disciples russes de Marx ont considéré que la tâche révolutionnaire immédiate en Russie était le renversement de l’autocratie tsariste et la transformation de la société dans un sens bourgeois et capitaliste avec instauration d’une démocratie politique (…) Les mencheviks accusent les bolcheviks d’abandonner les perspectives de Marx, de tenter, artificiellement, d’organiser une révolution prolétarienne par le moyen de conspirations, alors que les conditions objectives ne permettent, dans une première étape, qu’une révolution bourgeoise.

« Les bolcheviks rétorquent que les mencheviks renoncent à organiser et à préparer une révolution prolétarienne qu’ils rejettent dans un avenir lointain : ce faisant, ils en viennent à se faire les défenseurs d’une sorte de développement historique spontané, menant automatiquement au socialisme à travers des "étapes" révolutionnaires différentes, bourgeoise-démocratique d’abord, prolétarienne-socialiste ensuite, et ce fatalisme les conduit à restreindre, pour l’immédiat, l’action des ouvriers et des socialistes au rôle de force d’appoint pour la bourgeoisie dans la lutte contre l’autocratie pour les libertés démocratiques. »19

Pour les bolcheviks, la révolution aurait bien dans un premier temps des objectifs démocratiques (libertés publiques, réforme agraire, amélioration des conditions d’existence des travailleurs, etc.) mais sa dynamique (son caractère « ininterrompu ») conduirait à un enchaînement, plus ou moins rapide selon ce que serait la situation concrète, avec des tâches socialistes. De plus, aucune confiance ne pouvant être déposée dans l’opposition libérale-bourgeoise, même pour mener à bien des tâches relevant historiquement des révolutions bourgeoises, la direction du processus ne pouvait être assurée que par la classe ouvrière alliée à la paysannerie – d’où la perspective de gouvernement dénommée « dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat et de la paysannerie ».

En 1917 et ensuite, les mencheviks s’agrippèrent jusqu’au bout à la charrette brinquebalante de la démocratie bourgeoise. Alors que dans les premiers mois, leurs positions conciliatrices et modérées leur avaient permis de gagner – comme c’est en général le cas au début de tout processus révolutionnaire – une influence plus importante que celle des bolcheviks, ils connurent à partir du mois de juin un processus d’effondrement, jusqu’à ne plus représenter grand-chose à la fin de l’année : seulement 14 délégués – sur 670 – au second congrès panrusse des soviets, et 16 élus sur 707 à l’Assemblée constituante.

A l’inverse, les bolcheviks ne cessèrent d’étendre leur organisation (environ 5000 militants en début d’année, 20 000 en avril, 100 000 en août, 200 000 juste avant Octobre), tout comme leur influence. Au deuxième congrès panrusse des soviets, réuni au lendemain de l’insurrection, selon Alexander Rabinowitch qui cite le rapport préliminaire de la commission des mandats, les bolcheviks comptaient 300 délégués sur 670, tandis qu’avec les SR de gauche et d’autres groupes ou individus, « une large majorité de délégués, quelque 505, étaient fermement en faveur du transfert de "Tout le pouvoir aux soviets", c’est-à-dire la formation d’un gouvernement soviétique reflétant la composition du congrès. »20

Pour y parvenir, rien ne fut cependant simple. Il fallut notamment et en premier lieu que Lénine, à son retour à Pétrograd début avril 1917, réussisse à « réarmer » son parti en le convainquant de s’engager dans une lutte résolue contre le gouvernement provisoire et les courants socialistes « conciliateurs », avec pour perspective l’instauration d’un pouvoir prolétarien… Ce qui sera le thème du prochain article.

Jean-Philippe Divès

 

  • 1. Voir sur ces aspects le premier article de notre série, « La Russie à la veille de la révolution – Quand "ceux d’en bas" ne veulent plus et "ceux d’en haut" ne peuvent plus », Laurent Ripart, revue n° 83 de janvier 2017.
  • 2. Selon Pierre Broué dans son ouvrage « Le parti bolchevique », Editions de Minuit, 1963-1971, p. 21-22.
  • 3. « Les Soviets en Russie – 1905-1921 », nrf-Gallimard, 1972, p. 27.
  • 4. Eugène Préobrajenski, « Lui », Bulletin communiste n° 10, 7 mars 1924. Cité par P. Broué, op. cit., p. 54.
  • 5. Rapporté par Neil Davidson, https ://rs21.org.uk/2017/02/03/revolutionary-reflections-uneven-and-combined-development-modernity-modernism-revolution-1-the-classic-forms-of-uneven-and-combined-development, qui cite Steve A. Smith, « Revolution and the People in Russia and China : A Comparative History » (Cambridge University Press, 2008).
  • 6. « La révolution bolchevique », tome 1 « La formation de l’URSS », Editions de Minuit, 1969, p. 113.
  • 7. Dans la note 36 du chapitre 8 de « The Bolsheviks Come to Power – The Revolution of 1917 in Petrograd » (1976, réédité par Haymarket en 2004), traduit et édité récemment en français à La Fabrique (en lire la chronique par Ugo Palheta dans notre revue n° 82 de décembre 2016).
  • 8. « La révolution inconnue », première publication en 1947, rééd. Edition Verticales, 1997, p. 106.
  • 9. Oskar Anweiler, op. cit., p.63.
  • 10. Jean-Jacques Marie, « Lénine », Balland, 2004, p. 26.
  • 11. Dans le premier chapitre de « Lénine – Une biographie », Les Prairies ordinaires, 2015 (livre chroniqué dans notre numéro 73 de février 2016). Cette interprétation est cependant controversée. Jean-Jacques Marie (cf. note précédente), notamment, n’y croit pas, parlant même à ce sujet de « légende pieuse ».
  • 12. Chiffres donnés par Oskar Anweiler, op.cit., p. 150-153.
  • 13. Manfred Hildermeier, « La structure sociale du parti socialiste-révolutionnaire avant la Première Guerre mondiale », Cahiers du monde soviétique, volume 19, numéro 3.
  • 14. Edward Hallet Carr, op. cit., p. 115-116.
  • 15. Exemple de contre-vérité : l’affirmation selon laquelle Maria Spiridonova, grande figure des SR puis des SR de gauche, aurait été assassinée dans les geôles bolcheviques au cours des années 1920 (p. 285). Elle a en réalité vécu libre de 1921 à 1937, date à laquelle elle a été envoyée au goulag par le pouvoir stalinien, avant d’être exécutée à Orel en septembre 1941 (dans le « massacre de la forêt Medvedev »), en compagnie d’anciens responsables bolcheviques dont Christian Rakovski et Olga Bronstein-Kameneva, sœur de Trotsky, épouse et veuve de Léon Kamenev.
  • 16. « Prelude to Revolution – The Petrograd Bolsheviks and the July 1917 Uprising», 1968, Indiana University Press, réédition 1991, Midland Books. Dans cet ouvrage centré sur les « Journées de juillet » (3 au 6 juillet 1917 dans l’ancien calendrier russe), les références à l’action des anarcho-communistes sont nombreuses. Voir l’index, p. 291, aux entrées « Anarchist-communists » et « Bleikhman I. S. », leur principale figure de l’époque, également mentionnée par Trotsky dans son « Histoire de la révolution russe ». Les passages cités dans l’article figurent aux pages 62 et 260 de l’ouvrage de Rabinowitch.
  • 17. Selon une déclaration du Groupe de propagande anarcho-syndicaliste de Pétrograd, citée dans l’ouvrage de Voline (p. 197), « nous ne croyons pas aux vastes perspectives d’une révolution qui débute par un acte politique, à savoir la prise du pouvoir » (le mot « politique » étant souligné dans l’original) . L’attitude – essentiellement négative – des anarchistes vis-à-vis des soviets est quant à elle synthétisée dans la note de la page 421.
  • 18. Les chiffres varient (un peu) selon les sources. Sont donnés ici ceux qui émanent de l’étude la plus récente, ayant pu bénéficier de l’ouverture la plus large des archives russes.
  • 19. Op. cit. p. 68-69.
  • 20. « The Bolsheviks in Power – The First Year of Soviet Rule in Petrograd », Indiana University Press, 2007, p. 409 (note 6).