Publié le Mardi 1 juillet 2014 à 07h00.

Otto Bauer, théoricien de la « révolution lente »

Vienne était au début du 20e siècle un foyer essentiel et original de la pensée marxiste. La figure essentielle de cet « austromarxisme » était Otto Bauer.

Celui-ci a d’abord été connu pour ses travaux sur la question nationale, où il a développé le principe d’autonomie nationale culturelle, visant à garantir les droits nationaux des différentes population d’un Etat et conçu comme une alternative au séparatisme. Après la guerre, devenu le principal théoricien de la social-démocratie autrichienne, Bauer se situait dans la gauche du parti1. Ses positions furent violemment critiquées par la Troisième internationale et Trotsky. Néanmoins, au-delà des réponses qu’il a apportées, certaines des questions qu’il soulevait restent d’actualité : articulation entre prise du pouvoir et transformation socialiste, rôle des élections, temporalité du processus révolutionnaire.

Bauer part d’un constat : la révolution politique (la prise du pouvoir) n’est que la préface de la révolution sociale. « La révolution politique peut être l’œuvre d’un jour », écrit-il, alors que la révolution sociale ne peut s’accomplir de façon aussi soudaine. Il faut du temps pour que les travailleurs s’approprient l’appareil productif, le maitrisent, le transforment. « Aussitôt le pouvoir conquis, le prolétariat a devant lui des devoirs tout nouveaux (…) Car la révolution politique ne peut guère, comme Marx l’a dit, que «libérer les éléments de la société future» ». Cette conception est exposée dans « La marche vers le socialisme », que Bauer publie en 1919.

A cette époque, il ne croit pas en l’efficacité de la voie parlementaire : « Cette conception n’a rien à faire avec les illusions des révisionnistes à l’esprit étroit ou des réformistes d’hier ou d’avant-hier (…) la révolution sociale suppose la conquête du pouvoir politique par le prolétariat : et le prolétariat n’a pu et ne peut absolument conquérir le pouvoir coercitif d’Etat que par des moyens révolutionnaires»2. Mais en 1919, Bauer considère que le moment n’est pas favorable pour la prise du pouvoir (même si elle serait possible), et qu’il faut donc attendre. Ce qui indigne Trotsky, qui y voit un renoncement majeur camouflé par des raisonnements savants : « Un austro-marxiste est intarissable quand il s’agit de rechercher les causes qui font obstacle à l’initiative et rendent plus difficile l’action révolutionnaire. Le marxisme autrichien est la théorie savante et hautaine de la passivité et des capitulations. »3 D’autant que Bauer accumule les conditions préalables à la mise en œuvre de la transformation socialiste de l’économie.

L’instrument de la prise révolutionnaire du pouvoir (quand le moment y sera favorable) sera le Schutzbund, milice armée créée en 1923 et qui comptera jusqu’à 80 000 membres. Dans un deuxième temps, Bauer se rallie à la voie parlementaire. Le pouvoir sera conquis lorsque les socialistes obtiendront la majorité des voix et la transformation sociale pourra ainsi être engagée dans des conditions plus favorables qu’après une guerre civile. Il ne s’agit plus de conquérir le pouvoir par la violence mais de défendre les institutions de la République car « quand la bourgeoisie s’apercevra (…) que la République donne au prolétariat la possibilité de renverser sa suprématie par le moyen pacifique et conforme à la constitution du bulletin de vote, elle tentera de renverser la République par la force pour sauver sa suprématie de classe ». Cette stratégie de la violence défensive est adoptée par le parti en 1926. Le Schutzbund doit donc « préparer les ouvriers et les maintenir prêts ».

Mais là aussi, la question se pose : à quel moment les attaques de la bourgeoisie sont-elles considérées comme justifiant la riposte armée ? Ni en 1927, ni en 1933, la direction du parti ne considéra que le temps de l’action était venu. En février 1934, les conditions étaient moins favorables et de plus la direction du parti se trouvait divisée…

A propos de 1927, Yvon Bourdet remarque : «  pour des théoriciens [il vise ici Otto Bauer], la protestation populaire contre cet inique verdict populaire [le jugement avait été rendu par un jury populaire et les socialistes étaient en faveur des jurys populaires] n’était pas une bonne occasion ; les leaders sous-estimaient le fait qu’il n’y a presque jamais de «bonnes occasions» ou, en tout cas, qu’elles ne se présentent presque jamais comme on les attend, ou comme il le faudrait. Mais, pour des marxistes, cette « imperfection » des conditions devrait être admise en principe puisque la praxis n’est pas simple application de la théorie mais théorie elle-même… ».

Plus polémique, mais plus proche des évènements, Kurt Landau parle d’« utopie bureaucratique » et du fait que dans l’attente du « jour mystique où la direction s’écrierait : «Grève générale ! Aux armes !»… Ils [les dirigeants] empêchèrent démonstrations et grèves  ; mais ils faisaient soigneusement graisser les armes et les mitrailleuses cachées, pour les empêcher de rouiller ».

Henri Wilno

 

Notes

1 Le fait que Bauer était à la gauche du parti peut être nuancé. Karl Renner (figure de la droite du parti) a dit en 1930 : « aujourd’hui, dans le Parti, Otto Bauer est au centre, Hilferding et moi à droite, et Max Adler à gauche ». Mais Adler était sensiblement plus marginal. En 1927, Max Adler était en désaccord avec la ligne majoritaire. Voir sur Max Adler : http://www.critique-soci…

2 Le texte d’Otto Bauer est extrait de « Otto Bauer et la révolution ». 

3 « Terrorisme et communisme », Léon Trotsky, 1920.