Publié le Lundi 14 janvier 2013 à 14h04.

Paul Frölich, acteur et témoin de la révolution allemande

Par Pierre Levi

 

Sous une couverture austère se cache un livre du plus grand intérêt pour l’histoire du mouvement ouvrier allemand. Ainsi que l’indique le sous-titre, il s’agit du « Parcours d’un militant internationaliste allemand : de la social-démocratie au Parti communiste, 1890-1921 ». Le nom de Frölich n’évoque pas grand chose au plus grand nombre mais il est pourtant l’auteur d’une biographie de référence de Rosa Luxemburg (Harmattan, 1991). En dehors de ces ouvrages, aucune autre de ses nombreuses œuvres n’est traduite en français1.

C’est dire tout l’intérêt de cette autobiographie qui retrace ce que fut la social-démocratie avant la première guerre mondiale jusqu’à la fondation du parti communiste après elle. Excellemment édité par les éditions Sciences marxistes, les notes de bas de page ainsi que les appendices constituant une véritable source d’information, ce livre est un régal de lecture. Divisé en dix chapitres, il suit le développement et l’activité du fils d’un militant social-démocrate de Leipzig.

 

Premiers pas dans la social-démocratie

Paul naît en effet dans une famille militante. Ses remarques sur son milieu social permettent de comprendre la soif de connaissance qui imprégnait une partie des milieux ouvriers conscients. Le socialisme ne se résume pas à la satisfaction des revendications matérielles, mais représente également une élévation de l’esprit. « Le manque de savoir suscitait une plus grande jalousie envers la classe dominante que l’opposition entre pauvres et riches ; et la plus grande fierté de classe, c’était que l’« ouvrier éclairé » était en possession de l’authentique savoir matérialiste et donc bien supérieur au bourgeois » (page 9). 

Vers 15-16 ans, il intègre le mouvement ouvrier, où il est conquis par le courant révisionniste2. Mais la réalité profonde du parti, à Leipzig, c’est la permanence d’une société séparée du reste de la société, la Korpore (pages 45 et suivantes). Du fait des lois antisocialistes édictées par Bismarck en 1879, une structure secrète du SPD continuait d’exister. Cette structure rassemblait environ 500 membres, qui fonctionnaient par cooptation de militants actifs, dans le secret de la masse des adhérents. C’est la Korpore qui décidait des activités de toutes les organisations ouvrières : syndicats, coopératives, caisse de maladie, etc. Frölich en devient membre, preuve de la confiance que lui accorde les plus anciens, qu’il va pourtant critiquer virulemment.

Car ces militants expérimentés, totalement dévoués au fonctionnement du parti, constituent en pratique l’ébauche d’une bureaucratie routinière qui freine l’activité du plus grand nombre.

Avec un de ses jeunes camarades, Frölich va engager la bataille contre la Korpore. Il perdra son combat et c’est seulement durant la guerre que cette structure illégale disparaîtra.

Engagé comme journaliste, il part à Hambourg où il fait ses premières armes dans la presse du parti, ce qui vaut au lecteur d’intéressantes perspectives sur le fonctionnement d’une presse ouvrière de masse.

 

Kienthal et Spartakusbund

Au moment du déclenchement de la guerre, il est à Brême. Ville particulièrement intéressante, car c’est la gauche de la social-démocratie qui y domine. Il part au front comme appelé, avant d’être révoqué pour inaptitude en 1915. Il participe aux discussions de la gauche anti-guerre et est envoyé comme délégué à la conférence de Kienthal à Pâques 1916. Son récit de l’intérieur de cette seconde conférence des internationalistes anti-guerre, après celle de Zimmerwald, constitue aussi un aspect précieux du livre. Repéré comme opposant, il est de nouveau envoyé au front, où il reste jusqu’à la fin de la guerre.

Le quatrième chapitre est tout entier consacré à novembre 1918 et au mouvement révolutionnaire qui s’étend du nord de l’Allemagne aux troupes et aux ouvriers des grandes villes, Berlin en premier lieu. Mais c’est de Hambourg que Frölich participe activement à l’activité du courant de gauche, les Linksradikalen (la gauche radicale). Son analyse de la manière dont la social-démocratie a su récupérer le mouvement de radicalisation est particulièrement pertinente. En fait, malgré l’impact du courant révolutionnaire, celui-ci était composé d’hommes jeunes, largement inconnus des masses ouvrières qui ont continué à faire confiance aux cadres organisateurs, en particulier les responsables syndicaux, base de masse de la modération.

Il est délégué au congrès de la Ligue Spartacus (Parti communiste d’Allemagne, KPD)3 et en retrace les débats, dominés par une sensibilité d’ultra-gauche au grand dam de Luxemburg et d’autres dirigeants. Ces passages valent au lecteur de brillants portraits de Rosa mais aussi et surtout, car moins connus, de Léo Jogisches, ancien compagnon de Rosa et véritable organisateur du Spartakusbund.

 

De la Bavière des conseils à « l’action de mars »

La république bavaroise des conseils, sur laquelle peu de littérature est disponible en français4 donne lieu à un récit extrêmement circonstancié et sur le fond très critique. Frölich va jusqu’à considérer que cette aventure était « une entreprise hâtive dans une situation qui n’était pas mûre, que c’était un putsch » (page 154). Tandis que le mouvement ouvrier lié organiquement à la social-démocratie se renforce considérablement durant ces quelques mois (les syndicats passent d’un peu moins de 1,5 millions d’adhérents en novembre 1918, à plus de 7 millions fin 1919), le courant ultra-gauche du KPD continue à préconiser une orientation aventuriste. Cela aboutit, au congrès de Heidelberg (octobre 1919), à l’exclusion de ces courants du KPD et à la formation du KAPD (Kommunistiche Arbeiterpartei Deutschlands, Parti ouvrier communiste d’Allemagne), fort de plusieurs dizaines de milliers de militants.

Les forces réactionnaires ne restent pas inactives face à l’agitation ouvrière et révolutionnaire. Frölich consacre de longs développements au putsch de Kapp, de mars 1920. Kapp était un officier d’extrême droite qui tenta de s’opposer à la République. Mais ce putsch échoua lamentablement suite à l’appel à la grève générale lancée par la direction social-démocrate des syndicats. Une des plus grandes et décisives grève de l’histoire européenne diligentée par les réformistes les plus modérés, voilà un enseignement qui mérite d’être médité.

Marginalisé par la social-démocratie, le KPD se lance alors dans « l’action de mars » (1921), tentative de soulèvement, soutenue par l’Internationale communiste, qui sera un échec, marquant la fin d’une période dominée par la perspective révolutionnaire. Frölich fournit de nombreux éléments de connaissance et d’analyse sur le positionnement du KPD5. C’est l’occasion pour lui de dresser un portrait louangeur de Paul Levi, le dirigeant du parti qui était hostile à l’action de mars (« action blanquiste ») et sera ensuite exclu du KPD. Le récit s’achève courant 1921.

Ce compte rendu ne peut témoigner de l’extraordinaire richesse de cette autobiographie. Depuis la publication du livre de Broué cité précédemment, il y plus de quarante ans, aucun ouvrage inédit aussi important sur le mouvement ouvrier allemand n’avait été publié en français.

Le destin de Frölich se poursuivra dans le mouvement communiste, avant de rompre avec le KPD pour s’engager dans le courant qui donnera naissance à la fin des années 1920 au KPO (Kommunistische Partei Opposition) puis au SAP (Sozialistische Arbeiterpartei Deutschlands, Parti socialiste des travailleurs), avec lequel Trotsky aura des discussions au milieu des années 1930. Frölich meurt en 1953, membre du SPD. Il laisse de nombreux textes, et l’on peut espérer que la publication de son autobiographie ne sera que le prélude à d’autres traductions.

 

Paul Frölich, Autobiographie, Paris, Ed. Sciences marxistes, 2012, 245 p., 15 €

 

[Notes]

1 Profitons de l’occasion pour signaler l’extraordinaire retard de l’édition française, y compris engagée, dans l’édition des ouvrages allemands. Ainsi, la biographie de référence d’Engels de Gustav Mayer  (Friedrich Engels. Eine Biographie), parue en 1921 n’est toujours pas disponible dans notre langue. De même les deux sources essentielles sur la révolution de novembre 1918, celle d’Emil Barth, Aus der Werkstatt der deutschen Révolution, 1919 et celle de Richard Müller, Vom Kaiserreich zur Républik, 1924, attendent toujours une version française.

2 La révision du caractère révolutionnaire du marxisme trouve son origine dans la publication du livre d’Edouard Bernstein, en 1898, Socialisme théorique et social-démocratie pratique. Se reporter à l’édition de 2010 par Les Nuits rouges, qui comporte des contributions critiques de Karl Kautsky, Rosa Luxemburg et Gheorgi Plekhanov.

3 Le Spartakusbund, Ligue Spartacus, regroupement des oppositionnels socialistes à la guerre, créé en 1917, était dirigé par Rosa Luxemburg, Franz Mehring et Karl Liebknecht. Il adhère d’abord à l’USPD (Unabhängige Sozialdemokratische Partei Deutschlands, Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne), scission de gauche du SPD, pour s’en séparer dès la fin 1918 et créer le PC allemand (KPD). Sur cette histoire tumultueuse, la référence incontournable est Pierre Broué, Révolution en Allemagne, 1917-1923, Minuit, 1990 (première édition 1971).

4 On lira Rosa Meyer-Leviné, Vie et mort d’un révolutionnaire. Eugen Leviné et les conseils ouvriers de Bavière, La Découverte, 1988 ; Erich Mühsam, La république des conseils de Bavière, Spartacus, 1999 ; ou encore Ernst Toller, Une jeunesse en Allemagne, L’âge d’homme, 1999.

5 Ainsi, on découvrira au fil des pages, notamment, son analyse tant de la réception des 21 conditions de l’Internationale Communiste par le KPD ou encore les discussions de fusion de l’USPD et du KPD en 1921, discussions sur lesquels il jette un regard particulièrement critique.