La révolution russe est rythmée par les événements de Petrograd. Des manifestations des femmes pour le pain en février à la prise du palais d’Hiver, en passant par les « journées de juillet », tous les tournants de la révolution passent par la capitale tsariste, Saint-Pétersbourg, devenue Petrograd en 19141.
C’est une ville à part, dans un empire tsariste à 80 % rural. De loin la plus grande ville, sa population a doublé en 20 ans pour atteindre 2,4 millions d’habitantEs en 1917. Elle est une cité élégante, concentrant les centres politiques et intellectuels, les 70 000 fonctionnaires de la cour, et le principal centre industriel et financier (3/4 des actifs financiers russes), avec des usines parmi les plus modernes du monde. Elle est entourée de faubourgs ouvriers sordides, situés à un jet de pierre des lieux de pouvoir. La mortalité dans ces quartiers est énorme à cause des épidémies, du manque d’hygiène, de la surpopulation (3,4 personnes par cave)...
La ville usine
En 1914, 80 % des usines sont reconverties pour l’effort militaire. Principal centre de production d’armements, sa production industrielle double, et le nombre d’ouvriers passe de 270 000 à 420 0002, avec un afflux de paysans travailleurs et de membres des minorités nationales. L’État fournit les commandes et dirige lui-même 31 usines qui occupent un tiers de la main-d’œuvre. Il en possède, comme l’Usine de tube (19 000 travailleurEs), la Cartoucherie (10 000), les Explosifs Okhta (10 000)... ou il les contrôle, comme Poutilov (30 000), les chantiers navals Nevsky (6 000)...
Sept ouvriers sur dix travaillent dans des établissements de plus de 1 000 travailleurEs, avec 38 usines de plus de 2 000. La taylorisation est très présente, la durée de travail est de 10 à 12 heures par jour pour des salaires de misère, avec le travail aux pièces, les amendes. S’ajoutent à cela des accidents du travail fréquents, le fléau quotidien d’une hiérarchie composée d’officiers.
« Petrograd représentait un îlot de capitalisme d’État technologiquement sophistiqué dans un pays où le mode de production était encore celui d’un capitalisme rudimentaire ou précapitaliste. » 3
Des grèves au soviet
Fin 1916, la ville n’a pas été touchée de la même manière que le reste du pays par la mobilisation, car le besoin en qualification dans l’industrie de guerre a limité les départs au front. Il reste des noyaux d’ouvriers qualifiés et expérimentés, membres des partis socialistes dans toutes ces usines. Le parti bolchevik est ainsi présent dans la plupart des grandes usines métallurgiques4. Mais la guerre désorganise l’ensemble de l’économie, des transports (en 1917, la moitié des locomotives est immobilisée), montrant la dépendance russe aux technologies occidentales pour partie allemandes.
Le rôle politique de Petrograd se confirme dès la renaissance des grèves à partir d’août 1915, lorsque les métallos de Poutilov se mettent en grève pour une augmentation salaire de 70 %5. Dès la fin de l’année 1916 se multiplient des grèves de plus en plus politiques, contre le tsarisme et pour la fin de la guerre.
Le soviet qui se met en place dès le 27 février va bientôt être constitué de 850 délégués ouvriers (mais pas une seule femme... alors que celles-ci représentent 30 % du prolétariat de Petrograd) et 2 000 délégués de soldats. Il est dirigé par un comité exécutif d’une soixantaine de membres presque tous militants des partis.
Les masses s’organisent
Si le soviet représente le pouvoir alternatif au gouvernement provisoire, les masses s’organisent dans d’autres structures.
Ainsi, les syndicats renaissent lentement, avec des dizaines de milliers d’adhérentEs (140 000 en juillet, 300 000 en octobre), des locaux, des permanents, et négocient avec les chambres patronales des accords tout au long de l’année 1917.
Mais très vite, la ville se couvre de structures de la vie quotidienne : comités d’usines, de soldats, de quartiers, milices. Dès mars, des centaines de comités d’usine élus en AG imposent la journée de 8 heures, des augmentations de salaires, l’épuration, le contrôle des embauches et des licenciements, organisent des clubs ouvriers. C’est dans le secteur étatique qu’ils prennent le plus de pouvoir. Les comités de quartiers organisent la vie quotidienne, les réquisitions de logements, les crèches, les cantines…
Les milices civiles et ouvrières remplacent la police démantelée : ils seront 20 000 au cours de l’été 1917. Les comités de soldats se généralisent dans une garnison de 200 000 hommes entassés dans des casernes prévues pour 20 000...
Le tirage des journaux quotidiens est multiplié par trois, et atteint en juin un million d’exemplaires. Des centaines de brochures paraissent : 27 millions d’exemplaires au cours de l’année.
L’hégémonie bolchevique
C’est au sein de cette effervescence démocratique que les bolcheviks – qui étaient un peu moins forts que les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires (SR) en février (selon les auteurs, ils étaient entre 1 500 et 3 000 à Petrograd en février, malgré la répression et la guerre6) – vont devenir majoritaires. Fin mai, la conférence des comités d’usine, 500 délégués de 397 usines, est à majorité bolchevik. Le 18 juin, ils dominent la rue autour mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets » dans la manifestation du soviet... qui est toujours à ce moment-là à majorité SR et menchevik.
Le 31 août, une motion bolchevik est adoptée au soviet avec l’apport des SR de gauche et des mencheviks internationalistes. Le 9 septembre, le comité exécutif du soviet est à majorité bolcheviks-SR de gauche7. En octobre, le parti bolchevik a 40 000 membres à Petrograd, dont 2/3 d’ouvriers.
Le processus de prise de pouvoir montre qu’à ce moment il n’y a plus d’appareil d’État capable de résister dans la ville. Les gares, ponts, téléphone, postes sont pris sans aucun affrontement. La banque d’État est occupée par 40 marins. Les quelques milliers d’hommes (trois unités de marins, deux régiments et quelques détachements de gardes rouges) qui investissent le palais d’Hiver ne se voient opposer aucune résistance8, alors que la vie de la cité poursuit tranquillement son cours. Les cosaques et les cadets sont partis dans la soirée, et il ne reste que moins de 300 soldats.
L’effondrement
Mais le rapport de forces à Petrograd n’est pas celui de l’ensemble de la Russie, traversée en même temps par une gigantesque révolution paysanne pour la terre, par le soulèvement des nationalités opprimées. La réaction va se réorganiser, et c’est au cours de la guerre civile qu’elle sera vaincue.
Petrograd ne sortira pas indemne de cet affrontement. Dès l’année 1918, l’effondrement économique produit des dizaines de milliers de licenciements, les fermetures d’usines. En outre, tant la volonté de participer au partage des terres que la famine poussent des milliers de paysans travailleurs à retourner au village. Dans les six premiers mois de 1918, plus d’un million de personnes fuient la ville. Une partie des ouvriers licenciés rejoignent l’Armée rouge. En juin 1918, il ne restait plus que 13 500 bolcheviks à Petrograd.
Entre-temps, le 12 mars 1918, Moscou était devenu la capitale. En quelques mois, la ville qui a fait la révolution disparaît...
Patrick Le Moal
- 1. Saint-Pétersbourg était trop allemand.
- 2. Ils représentent alors 12 % des 3,4 millions de prolétaires industriels de la Russie.
- 3. Stephen A.Smith, Petrograd rouge, La révolution dans les usines, p. 23
- 4. Ils jouent par exemple un rôle actif dans les quatre hôpitaux créés par les caisses de santé gérées par les représentants ouvriers et patronaux.
- 5. La victoire est accompagnée d’un envoi au front de 2 800 ouvriers.
- 6. Sur 10 000 dans une centaine de villes.
- 7. Le 10 septembre, les SR de Petrograd sont exclus du parti SR pour avoir voté avec les bolcheviks. À ce moment, les SR de gauche représentent entre un tier et la moitié du parti SR.
- 8. L’attaque du film Octobre d’Eisenstein est imaginaire.