« Cet événement est trop immense, trop mêlé aux intérêts de l’humanité et d’une trop grande influence sur toutes les parties du monde pour que les peuples, en d’autres circonstances, ne s’en souviennent pas et ne soient pas conduits à en recommencer l’expérience. »
Ces mots du philosophe Emmanuel Kant, dans Le Conflit des Facultés (1798), au sujet de la Révolution française de 1789 s’appliquent, mot pour mot, à la Commune de Paris de 1871. Les peuples, les travailleurs/ses, les exploitéEs et les oppriméEs, quand ils se révoltent, s’insurgent, se souviennent de cet immense événement, et ont envie de « recommencer l’expérience ». Ce fut le cas lors de la Révolution russe. Tandis qu’en 1905-1906, Léon Trotsky fut le seul à se revendiquer de l’héritage de la Commune de Paris, en 1917, à partir des célèbres Thèses d’Avril, Lénine va se réclamer sans cesse de ce grand précédent : la Commune avait réussi à fusionner la lutte pour la révolution démocratique et celle pour le socialisme, et nous devons suivre cet exemple.
Chaque génération ré-interprète et relit la Commune de 1871 à la lumière de ses propres besoins et expériences. Certes, des textes comme la Guerre civile en France 1871, un des plus beaux écrits révolutionnaires de Karl Marx, ont servi de repère au cours de ces 150 années. Mais on revient aussi à l’événement lui-même, toujours source d’inspiration, d’espérance, d’indignation, de combativité.
Il va sans dire que le monde d’aujourd’hui est bien différent de celui des Communards de 1871. Mais le capitalisme est toujours là, plus puissant que jamais, et les héritiers de la contre-révolution versaillaise, les descendants de l’infâme Monsieur Thiers, tiennent encore le haut du pavé dans beaucoup de pays (à commencer par le nôtre). D’autre part, il existe beaucoup de résonances, d’affinités, entre la Commune et des lutes actuelles.
Beaucoup des mouvements de révolte aujourd’hui, que ce soient les occupants de Notre-Dame-des-Landes, les Gilets jaunes, les militants du Black Lives Matter ou ceux des formidables mobilisations populaires du Chili, sont allergiques aux porte-parole qui monopolisent la parole, ou aux secrétaires généraux qui tentent de concentrer tous les pouvoirs. Or, la Commune de Paris, cet authentique mouvement d’auto-émancipation révolutionnaire des travailleurs, organisé à partir de la base, des arrondissements populaires de Paris, des détachements locaux de la Garde nationale, n’avait pas connu de Sauveur Suprême, ni de Grand Tribun infaillible. Ce fut un mouvement collectif et démocratique, qui contrôlait de près ses multiples représentants.
Ce fut aussi un processus révolutionnaire pluraliste, où participaient de multiples courants, tendances et partis : les internationalistes (militants de la Première Internationale, l’Association internationale des travailleurs – AIT), des blanquistes, des jacobins, et même des catholiques de gauche. Les gens de l’AIT étaient eux-mêmes divers : partisans de Marx, de Proudhon, ou de Bakounine, et parfois des trois à la fois. Cette diversité n’allait pas sans conflits, contradictions, parfois confusions, mais dans l’affrontement avec l’adversaire versaillais, tous étaient sur les mêmes barricades. Aujourd’hui, dans la plupart des mouvements de lutte, de protestation, de semi-insurrection, on retrouve cette pluralité politique, des marxistes, des libertaires, des féministes, des écologistes, des syndicalistes, et beaucoup d’autres se retrouvent ensemble dans le combat.
On pourrait multiplier les exemples : la place des femmes à l’avant-garde – ce furent elles qui, avec Louise Michel à leur tête, prirent la défense des canons de la Garde nationale contre l’armée versaillaise le 18 mars 1871 – est à nouveau très visible dans la plupart des mouvements contestataires de nos jours. Et l’internationalisme des CommunardEs – qui ont renversé la colonne Vendôme, symbole du bellicisme bonapartiste – est plus que jamais à l’ordre du jour pour les combats du présent, que ce soit la solidarité avec les migrants, ou la Grève mondiale de la jeunesse pour le climat : Greta Thunberg n’est-elle pas à sa façon une digne héritière d’Elisabeth Dmitrieff ?
Nous allons tous ensemble rendre hommage à la mémoire des martyrs de 1871 devant le Mur des Fédérés. Mais la meilleure façon de célébrer cet « immense événement », et de rendre hommage à la mémoire de ses combattants, c’est en portant dans les luttes d’aujourd’hui le drapeau rouge de la révolution sociale qui fut le leur.