Publié le Lundi 30 avril 2018 à 12h45.

Résistances et révoltes des esclaves

De nombreux travaux et ouvrages ont documenté l’esclavage des Africains et des peuples d’Amérique, celle de son institution, de sa contestation par certains Européens (pendant la Controverse de Valladolid par exemple, en 1550), de son fonctionnement et de son abolition. On connaît beaucoup moins bien l’histoire des résistances, des insoumissions et des révoltes que les victimes de l’esclavage opposèrent aux esclavagistes.

Peu enseignées, peu documentées, ces contestations restent dans l’ombre de l’histoire traditionnelle de l’esclavage alors même qu’elles furent une cause importante de l’abolition de ce système d’exploitation. Privés de droits, réduits au statut de pures marchandises, les esclaves étaient au centre d’un système d’exploitation de leur force de travail structuré par une violence extrême, où la question de leur capacité à se révolter se posait d’autant plus qu’elle devait affronter une organisation du pouvoir où toute forme de contestation était systématiquement réprimée.

 

Des résistances dès le début de l’esclavage et de la vie d’esclave  

Dès le début de leurs vies d’esclaves, les hommes et les femmes capturés et vendus dans les ports des côtes d’Afrique de l’Ouest sont tentés de résister et de s’insurger contre leur nouvelle condition. Les marchands esclavagistes prennent d’ailleurs de nombreuses précautions pour dissuader toute tentative de rébellion. Les esclaves sont minutieusement fouillés avant d’être embarqués sur le bateau : les captifs sont disposés à fond de cale, enchaînés entre eux, des barrières de piques les séparent des marins, ces derniers sont d’ailleurs lourdement armés et formés au combat. Mais les conditions de voyages sont si pénibles (sur les 10 millions de personnes asservies, 2 millions sont mortes pendant le transport entre l’Afrique et le Nouveau Monde)1que les résistances tant individuelles que collectives sont inévitables.

Le suicide est une des manières les plus fréquentes que les esclaves utilisent pour échapper à leur sort ; certaines femmes enceintes se font avorter afin d’éviter l’esclavage pour leurs enfants. Enfin, de temps à autre, des mutineries éclatent. Peu aboutissent, elles sont souvent noyées dans le sang, les survivants sont fouettés, torturés ou jetés à la mer.

Certaines ont pourtant réussi, notamment celles ayant lieu à proximité des côtes africaines : en 1751, au moment de son départ, le Willingmind, négrier britannique accosté en Sierra Leone, est pris et incendié par les captifs ; en 1767, après quatre jours de navigation, les déportés du navire britannique l’Industry massacrent l’équipage et remettent le cap sur l’Afrique. Parfois, les insurgés reçoivent l’aide des populations locales ; ainsi en 1769, alertés par les coups de feu tirés à bord du Nancy de Liverpool, qui vient de lever l’ancre, des hommes de New Calabar (Nigeria) partent en pirogue porter secours aux captifs révoltés. Un an plus tard, l’Ave Maria, en partance pour la Guadeloupe, est pris d’assaut par des habitants du littoral qui libèrent les captifs2.

Quant aux révoltes réussies en pleine mer, leur issue est souvent fatale ; les esclaves ne sachant en général pas manœuvrer les navires négriers, ils se trouvent condamnés à dériver et à mourir de faim et de soif. C’est, par exemple, le thème de la nouvelle de Prosper Mérimée, Tamago.

Arrivés en Amérique, les esclaves sont vendus et employés le plus souvent dans les plantations ou dans les mines. Les conditions d’existence y sont extrêmement difficiles. Aussi, dès les débuts de la colonisation du « Nouveau Monde », les colons européens doivent faire face à des révoltes d’esclaves autochtones et africains.

En 1503, la première rébellion éclate sur l’île d’Hispaniola (actuelle Haïti – République Dominicaine), où Christophe Colomb avait débarqué dix ans plus tôt. Essentiellement le fait d’esclaves natifs de l’île, cette révolte est durement réprimée et provoque le début de l’importation massive d’esclaves d’origine africaine. A partir de 1514, toujours à Hispaniola, une révolte menée par le cacique (chef) Enrique tient tête au pouvoir colonial jusqu’en 1533 et permet l’apparition des premiers palenques – camps d’esclaves fugitifs. Tout au long du 16e et du début du 17e siècle, les régions d’Amérique Latine où sévit l’esclavage voient se développer des révoltes d’esclaves. Elles sont toutes brutalement combattues (d’abord en Colombie, à Cuba, au Mexique, à Panama, puis au Brésil et dans les Antilles), mais favorisent l’émergence des palenques (ou quilombos au Brésil) qui deviendront, dans certains cas, des points d’appuis d’insurrections plus importantes, remettant profondément en cause le système esclavagiste.3

 

Le marronnage

La fuite et la constitution de communautés d’esclaves fugitifs sont une des formes de résistance les plus fréquentes. Ce phénomène, sévèrement réprimé, concerne durablement l’ensemble des régions soumises à l’esclavage – le nom qu’on lui donne habituellement étant le « marronnage ». Le terme marron, qui a formé marronnage, provient de l’espagnol cimarrón, mot emprunté aux premiers habitants amérindiens arawaks d’Haïti et qui sert à désigner un animal domestique redevenu sauvage. Il aurait donné lieu au terme anglais maroon qui a cours en Jamaïque. Les créoles antillo-guyanais et haïtien ont quant à eux adopté le terme nèg mawon, traduit du français « nègre marron », pour désigner l’esclave fugitif d’origine africaine. 

Ces communautés marronnes apparaissent assez tôt dans l’histoire de la colonisation des Amériques. Des sources rapportent la mise en place vers 1530 du palenque de Santa Maria de la Antigua en Castille d’Or, dans la région de l’actuel Panama, essentiellement composé d’esclaves s’étant enfuis des mines aux alentours. C’est dans cette même région que se constitue, autour de 1550, le camp marron de Nombre de Dios sous l’autorité de Bayano, chef africain d’origine guinéenne. Ce dernier tente de créer un royaume indépendant des autorités espagnoles avec lesquelles il conclut, dans un premier temps, un traité de paix. Ce traité est rapidement rompu par les cimarrones qui attaquent les convois européens et entreprennent de traverser l’isthme, afin de se procurer armes, nourritures et denrées diverses nécessaires au fonctionnement de leur communauté. Le pouvoir colonial espagnol entreprend alors de détruire le palenque ; il lui faudra cinq ans, de 1553 à 1558, pour en venir à bout.

De manière générale, la géographie de l’Amérique centrale et du nord de l’Amérique du Sud favorise l’installation et la survie des camps d’esclaves fugitifs, qui profitent de milieux montagneux (Martinique, Guadeloupe, Haïti, la République Dominicaine, la Jamaïque, Cuba), de forêts denses (Surinam, Guyane) et de milieux de brousse marécageuse (Brésil). Ces zones difficiles d’accès protègent relativement les communautés des expéditions punitives des autorités européennes.

La constitution de palenques est aussi facilitée par les rivalités entre pouvoirs coloniaux. En effet, dès 1494 par le traité de Tordesillas, les puissances espagnole et portugaise se partagent l’Amérique latine, provoquant le mécontentement des autres royaumes européens intéressés par l’expansion coloniale, notamment la France, la Hollande et l’Angleterre. Les conflits armés que ces Etats se livrent en Amérique entraînent un relâchement du contrôle des masses serviles, que de nombreux esclaves mettent à profit pour s’enfuir et se constituer en communautés. 

Ainsi, à plusieurs reprises à la fin du 16e siècle, les corsaires anglais, notamment Francis Drake, obtiennent l’aide de camps marrons pour traverser l’isthme de Panama et mener des expéditions de pillage au Pérou. Les cimarrones pensent pouvoir affaiblir, de cette manière, les autorités espagnoles. 

A partir de 1624, les Hollandais attaquent et occupent pendant 30 ans l’actuel état du Pernambouc, au nord du Brésil, jusqu’alors sous autorité portugaise et provoquent ainsi la fuite de milliers d’esclaves qui établissent le quilombo de Palmarès dans l’État brésilien voisin d’Alagoas. A partir de 1654, les autorités portugaises reconquièrent le nord du Brésil et mènent, pendant cinquante ans, une longue série d’expéditions répressives contre la « commune » de Palmarès.

Ce quilombo, comptant jusqu’à 20 000 habitants répartis en une dizaine de villages et s’étendant sur un territoire d’environ 27 000 kilomètres carrés (l’équivalent de la superficie de l’actuelle Belgique), présente une menace pour le pouvoir colonial. D’une part, il exerce sur les esclaves en captivité un pouvoir d’attraction et constitue un refuge possible en cas de fuite ; d’autre part, les marrons mènent régulièrement des raids contre les villages et exploitations agricoles des colons portugais à proximité de Palmarès, afin de se procurer des vivres et d’enlever des femmes, souvent peu présentes dans les communautés marronnes. En 1678, le chef du quilombo Ganga Zumba signe un traité de paix avec les autorités portugaises, mais il est empoisonné par les siens qui décident de continuer la lutte sous l’égide du légendaire Zumbi dos Palmares. La commune de Palmarès est finalement détruite en 1695, Zumbi étant tué le 20 novembre. Les Noirs du Brésil accordent une grande importance à cette date couramment nommée « O dia da Consciência Negra » (le jour de la conscience noire). 

La constitution des communautés marronnes de Jamaïque est un autre exemple marquant de la mise à profit par les esclaves des rivalités entre puissances coloniales. En 1655, les Anglais entreprennent la conquête de cette île, jusqu’alors possession espagnole, ce qui entraîne une fuite massive d’esclaves et la naissance de palenques. Les Marrons de Jamaïque se partagent en deux grandes communautés : les windward maroons (Marrons au vent) à l’est de l’île et leeward maroons (Marrons sous le vent) à l’ouest. Ces camps marrons résistent à deux guerres (Maroons Wars) que leur livrent les colons anglais, de 1725 à 1738 puis en 1795-1796.

Il est important de noter que ces communautés marronnes font preuve d’attitudes très variées vis-à-vis du système esclavagiste et du pouvoir colonial. Ainsi, les Marrons de Palmarès utilisèrent eux-mêmes l’esclavage, notamment parce qu’ils étaient trop pris par leur lutte contre les Portugais pour pouvoir consacrer du temps à la production agricole. Les maroons de Jamaïque et les « nègres marrons » de Guyane et du Surinam, quant à eux, sauvegardent leur autonomie grâce à des traités, dont l’une des clauses essentielles stipule que les Marrons s’engagent à refouler ou à capturer tout nouvel esclave fugitif. Au contraire, la communauté marronne de Saint-Domingue joue un rôle important dans la révolution qui débouche sur la création l’Etat d’Haïti.4

Les grandes révoltes

A la fin de la période esclavagiste (fin du 18e et 19e siècles), l’Amérique latine et les Caraïbes connaissent une série de grandes révoltes d’esclaves, qui éclatent dans un contexte général de remise en cause de ce mode d’exploitation et ébranlent profondément le système esclavagiste. Le rapport démographique entre population servile et colons européens facilite aussi une contestation généralisée et profonde de l’économie de servitude.

Ainsi, dans la province du Minas Gerais, au Brésil, la proportion d’esclaves par rapport à la population totale passe de 30 % au début du 18e siècle à plus de 40 % en 1808. En 1683, il y aurait au Surinam 4300 esclaves pour 800 Blancs. Victor Schoelcher avance le chiffre de 320 000 Noirs pour 20 000 Blancs en 1834 à la Jamaïque. Enfin, c’est à Saint-Domingue que l’expansion sucrière entraîne une augmentation considérable du nombre d’esclaves par rapport au nombre de Blancs : environ 500 000 Noirs pour 50 000 Blancs selon les estimations les plus communément admises. Ce poids démographique croissant et la concentration des populations serviles jouent vraisemblablement un rôle non négligeable dans la conscience que les esclaves ont de leur force et de la position centrale qu’ils tiennent dans ce système de production. La marchandise servile devient alors un être humain capable de s’organiser et de contester l’autorité du maître.

La révolte la plus marquante est sans aucun doute celle des esclaves de Saint-Domingue, une colonie française très prospère. Cette insurrection déclenche dans l’ensemble de l’Amérique latine esclavagiste un vent de résistance dont les effets se font sentir pendant des décennies. 

Le mouvement insurrectionnel des esclaves de Saint-Domingue remonte au milieu des années 1750. A partir de là, les « nègres marrons » de l’île intensifient les pillages et les raids contre les plantations, sous la direction de leur chef Makandal. Les marrons n’hésitent pas à tuer les colons blancs et portent un discours anti-esclavagiste et libérateur. La contestation prend davantage d’ampleur à partir des années 1780-1790. Dans la nuit du 14 août 1791, un chef marron de l’époque, Boukman, aurait organisé une réunion avec plus de deux cents délégués de plantations afin de préparer un soulèvement des masses serviles.

Cette insurrection éclate dans la nuit du 22 au 23 août 1791, quand des milliers d’esclaves se soulèvent au cri de « Liberté !». On considère qu’environ 1800 caféières et 250 sucreries sont dévastées, et un millier de colons tués tandis que d’autres s’exilent dans les pays et îles alentours. Des milliers d’esclaves s’enfuient et rejoignent les camps marrons. La révolte est réprimée, Boukman est tué, mais elle constitue l’acte de naissance du processus d’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises et de l’indépendance de Haïti. C’est pendant cette révolte qu’émerge notamment Toussaint Louverture, futur dirigeant de la guerre d’indépendance de la population de Haïti contre la France.5

L’impact de cette rébellion est considérable, l’atmosphère de contestation du système esclavagiste s’en trouve renforcée. En Jamaïque, notamment, où éclate la seconde « Guerre des Marrons » en 1795, à la suite de mauvais traitements que le gouverneur de l’époque inflige à des Marrons repris par les autorités anglaises. En 1831, toujours en Jamaïque, plus de 20 000 esclaves se révoltent contre le système esclavagiste, lors de la Baptist Rebellion. L’évènement est alors comparé à la révolte des esclaves de Saint-Domingue ; quelques mois plus tard, le renouvellement d’une partie du Parlement britannique donne la majorité aux abolitionnistes. L’abolition de l’esclavage dans l’Empire britannique est voté en 1833.

De 1795 à 1800, des insurrections et des conspirations d’esclaves minent les colonies espagnoles et portugaises. En 1795, à Coro au Venezuela, les rebelles font explicitement référence aux évènements de Saint-Domingue en demandant l’application de la « loi des Français », l’abolition de l’esclavage. Cette influence est d’autant plus notable dans les colonies françaises de la région, Guadeloupe et Martinique, qui connaissent de nombreuses révoltes serviles à partir du rétablissement de l’esclavage par Napoléon, en 1802, jusqu’en 1848, date de son abolition définitive. En Guadeloupe le rétablissement de l’esclavage de 1802 après son abolition en 1794 provoque une révolte. Pour défendre leur liberté, le colonel métis Louis Delgrès, son ami Ignace et la mulâtresse Solitude prennent les armes, rejoints par 200 hommes contre le général Richepance envoyé par Bonaparte. Ils seront écrasés par les troupes débarquées avec Richepance.

Les résistances des esclaves furent donc nombreuses et hétérogènes, collectives et individuelles, elle furent de la part de celles et ceux qui y eurent recours un moyen de contester leur statut de simple marchandise, de se réapproprier leur humanité, voire leur liberté. Ils arrivèrent même parfois à réinventer, de façon éphémère, de nouvelles organisations sociales (au sein des camps marrons, notamment). Ces résistances bousculèrent de façon notable le système esclavagiste et participèrent à l’abolition légale de cette forme d’exploitation.

Oscar Pozzi

 

  • 1. Frédéric Régent, « La France et ses esclaves, de la colonisation aux abolitions (1620-1848) », Editions Grasset et Fasquelle, 2007.
  • 2. Gérard Thélier, « Le grand livre de l’esclavage : Des résistances et de l’abolition », Orphie, 2010.
  • 3. Nelly Schmidt, « L’abolition de l’esclavage. Cinq siècles de combats, XVIe – XXe siècles, Editions Fayard, 2005.
  • 4. http://journals.openedit…
  • 5. Laënnec Hurbon (dir.), « L’insurrection des esclaves de Saint-Domingue (22-23 août 1791) », Karthala, 2000.