Publié le Samedi 28 mars 2015 à 07h15.

Russie 1905, la « répétition générale »

En 1905 éclatait en Russie, un pays à la structure sociale encore largement marquée par le féodalisme, la première révolution ouvrière du 20ème siècle. C’est dans ce processus que le prolétariat urbain se forma à la lutte politique, une expérience indispensable qui lui permit en 1917 de faire chuter le tsarisme en quelques jours puis de s’organiser comme force sociale capable de disputer le pouvoir.

Le 7 janvier 1905, Pierre Struve1 pouvait écrire qu’« il n’y a pas de peuple révolutionnaire en Russie ». A l’exception d’une agitation estudiantine comptant quelques exaltés, influencés par le nihilisme et le populisme, prêts à lancer des bombes contre le tsar, les masses russes pouvaient paraître immobiles depuis des siècles. Et pourtant…

 

La structure sociale de la Russie en 1905

La Russie de 1905 connaissait un développement inégal et combiné, selon l’expression des révolutionnaires de l’époque2. En effet, d’y côtoyaient une économie encore largement dominée par l’agriculture –bien que le servage eût été aboli en 1861, la terre conservait son caractère féodal – et une industrie de pointe, au moins aussi perfectionnée et concentrée que celle des grandes puissances occidentales de l’époque. Si l’industrie était moderne, la bourgeoisie n’en était pas moins atrophiée. Sa croissance était freinée par deux facteurs : le maintien d’une structure économique semi-féodale et d’un Etat qui, sous la pression d’une Europe plus riche, absorbait une part très forte de la fortune publique, ce qui affaiblissait d’autant les classes possédantes. De plus, s’étant développée tardivement, l’industrie héritait dès le départ des traits économiques de l’impérialisme : la fusion du capital bancaire et du capital industriel. Or, en Russie, les capitaux étaient pour beaucoup étrangers. Il y avait une dépendance quasi totale de l’industrie envers les impérialismes français, belge et anglais.

Dans ce pays de 150 millions d’habitants, tous les stades du développement se côtoyaient. L’industrie la plus concentrée se développait sur la base d’une agriculture primitive. Et si les orthodoxes aux pratiques et croyances moyenâgeuses étaient légion, on trouvait déjà aussi des ouvriers socialistes se considérant comme des participants actifs de la politique mondiale, suivant les événements des Balkans comme les débats du Reichstag.

 

Les prodromes d’une agitation

Les années 1902-1903 avaient été ponctuées, en Ukraine notamment, d’émeutes agraires qui avaient ravagé des dizaines de domaines seigneuriaux. C’est que le village russe était en train de muter sous la triple pénétration de l’école, de l’imprimerie et des voies ferrées. Les socialistes-révolutionnaires qui y militaient depuis des décennies commençaient à trouver l’oreille de paysans que la police – dans ses rapports – désignait parfois comme « frondeurs » et « insolents ». Sans compter le poids de la crise. Entre 1900 et 1904, 670 révoltes paysannes3 furent recensées. Dans les universités une agitation prenait forme, malgré le contrôle strict du régime qui pratiquait exclusions et filtrage sévère des étudiants. Certaines facultés étaient de vrais foyers d’agitation contre le régime tsariste et son lot d’injustices. 

Dans les villes, le prolétariat urbain, s’il avait arraché en 1897 la journée de 11h30 et le repos dominical, bien imparfaitement appliqués, était singulièrement peu organisé. Mais déjà des observateurs notaient l’habillement « à l’européenne » de certains ouvriers, les éloignant des ouvriers-paysans de la précédente génération ; dans l’esprit borné du gendarme, « le brave ouvrier bon enfant s’est mué en un type particulier d’intellectuel à demi illettré qui se croit obligé de rejeter la religion et la famille, d’ignorer la loi, de l’enfreindre ou d’en plaisanter »4. Le monde ouvrier n’était plus qu’en apparence cette « masse politiquement amorphe et dépourvue de toute conscience de classe » que décrivait encore en décembre 1904 l’Iskra, organe officiel du parti social-démocrate. Mais cela, seuls les événements de 1905 le révélèrent.

 

L’impact de la guerre russo-japonaise

La guerre contre le Japon se déclencha dans l’indifférence des Russes. Le tsar voulait détourner l’attention du public des problèmes intérieurs grâce à une guerre qu’il croyait facile contre ceux qu’il dénommait « les macaques ». Mais très vite les revers militaires, les hausses d’impôts pour financer le conflit, comme les levées d’hommes vinrent saper les bases mêmes du régime. 

L’annonce répétée de revers militaires profita à l’opposition qui dénonçait l’aventurisme gouvernemental. L’Union pour la Libération organisa un peu partout des banquets destinés à définir le programme de la bourgeoisie libérale. La petite-bourgeoisie était éminemment frustrée par l’autoritarisme politique et le peu de place qui lui était faite dans la société russe. De son côté, le monde étudiant voulait aussi voir émerger une assemblée constituante. Nicolas II, incapable de lâcher du lest, mit de l’huile sur le feu en affirmant que toute manifestation portant atteinte à l’ordre et à la tranquillité publique faisait le jeu de l’ennemi et serait en conséquence «  réprimée par tous les moyens légaux à la disposition des autorités ». La guerre avait favorisé l’éclosion d’une opposition libérale bourgeoise. Celle-ci fut vite rattrapée par les revendications ouvrières. 

 

Du « Dimanche sanglant » à la révolte du Potemkine

Nicolas II n’avait pas su se concilier les classes moyennes. Il avait rejeté leurs demandes de réformes libérales : égalité devant la loi, liberté de pensée…Il allait à présent faire face à un mouvement d’un autre type.

Tout démarra par un banal conflit du travail aux usines Poutilov employant 12 000 ouvriers. Quatre ouvriers en avaient été renvoyés, suite à un confit, et demandaient leur réintégration. Le pope Gapone, qui avait déjà une influence certaine sur le milieu ouvrier de l’usine en raison du programme d’étroite surveillance mis en place par l’Okhrana5, prit la tête de la contestation. Gapone, un pope qui rêvait d’une réconciliation entre le monde ouvrier et une autocratie renouvelée, sans doute un agent de la police politique, fut l’homme qui mit le feu aux poudres. 220 000 personnes manifestèrent derrière sa soutane. Endimanchée, la foule qui se pressait vers le Palais d’Hiver était venue exhorter le bon tsar à écouter ses simples doléances. La pétition portée par les ouvriers de Saint-Pétersbourg était respectueuse du tsar, mais mettait déjà en cause l’autocratie. On y demandait les libertés, le droit de se syndiquer et de faire grève et une assemblée élue au suffrage universel.

Ce 22 janvier, on porta ses revendications avec des icônes et des oriflammes, ainsi que le portait du tsar. On chanta « Dieu sauve le tsar ». Mais partout, l’extrême pacifisme de la manifestation ouvrière se heurta à la troupe. Les cosaques s’abattirent sur le cortège, disloquant les rangs, piétinant les blessés, frappant au hasard avec leurs sabres. Les morts se comptèrent par centaines, les blessés par milliers. Le « Dimanche rouge » signa la fin de la confiance des sujets vis-à-vis du tsar.

Cet événement eut un retentissement considérable en Russie. Pendant des mois, la vie industrielle fut mise à l’arrêt. Les capitalistes des différentes branches d’industrie passèrent à l’opposition à mesure que le tsar s’embourbait dans la crise et qu’ils perdaient de l’argent.  Dans un premier temps, la protestation prit la forme d’un flot grandiose de grèves. Dans les provinces non-russes, elles se doublèrent d’une contestation de la domination grand-russe.

Au printemps, les paysans descendirent à leur tour dans l’arène. Privés des ressources nécessaires à leur existence, les émeutiers s’en prirent aux spéculateurs et aux marchands, comme aux domaines seigneuriaux.  Le caractère antiféodal des révoltes dans les campagnes était très marqué. Le 15 mai, à l’annonce de la défaite navale de Tsushima, la rébellion rejaillit dans l’armée. Un mois plus tard, le 14 juin, la révolte éclatait sur l’unité la plus moderne de la flotte russe : le cuirassé Potemkine. La viande avariée qui y était servie fut le déclencheur de la mutinerie. Un matelot fut tué, la moitié des officiers massacrée. Un comité de matelots vit le jour et le drapeau rouge prit ses quartiers sur le cuirassé. 

En quelques mois, l’expédition militaire du tsar avait servit de catalyseur à toute la société : libéraux, ouvriers, paysans, soldats, chacun exprimait son rejet de l’autocratie comme du régime social sur lequel elle s’appuyait.

 

Le tsar, les libéraux et la classe ouvrière

Défaites, grèves, jacqueries, émeutes et mutineries n’avaient cessé d’alterner depuis le début de l’année 1905. Il ne se passait pas un jour sans qu’un policier ne soit abattu ou qu’un fonctionnaire zélé ne tombe sous les balles d’un terroriste de la Narodnaïa Volia. Le tsar était obligé de réagir. Courant juillet, il remit un projet de Douma. Celle-ci serait élue par ordres, comme les Etats-généraux en France avant la Révolution, et son rôle serait de conseiller le tsar. Elue en principe pour cinq ans, elle pourrait être dissoute à tout moment par le tsar. Ce décor en trompe l’œil ne trompa personne. 

La mutinerie du Potemkine, la révolte concomitante des équipages de la flotte à Libava, les émeutes à Odessa, les soulèvements paysans ainsi que l’émergence des premiers soviets en mai, n’étaient que les signes avant-coureurs d’une révolution encore à naître. Cette révolution, encore en gestation, commençait pourtant déjà à prendre les libéraux de court. La presse bourgeoise s’empressa en effet de saluer le geste du tsar, l’octroi d’une Douma fantoche. Mais partout sa décision provoqua un véritable tollé. Les socialistes popularisèrent l’idée du boycott des élections, avec succès. L’idée d’une grève générale pour obtenir les libertés refusées commençait à germer. Parallèlement, dans cette atmosphère surchauffée, le tsar dut lâcher du lest du côté des universités qui par la même occasion se transformèrent en forums publics pour les ouvriers, soldats, fonctionnaires et intellectuels privés de toute liberté de réunion. Les universités proclamèrent leur autonomie. Chacun venait y confronter ses revendications. La bourgeoisie voulait des réformes politiques et constitutionnelles pour obtenir plus de liberté, les ouvriers avaient des revendications sociales : journée de 8 heures, augmentation des salaires… Et partout les paysans occupaient les grands domaines, tandis que les minorités nationales (Baltes, Finlandais, Polonais, Caucasiens) demandaient leur autonomie. 

Alors que la Russie s’apprêtait à vivre un immense mouvement de grève en octobre, tous les éléments politiques permettant d’appréhender la situation étaient déjà à l’œuvre. Le tsarisme était un régime vermoulu, autocratique, incapable d’associer la bourgeoisie et encore moins de se réformer. La bourgeoisie libérale, animée d’une volonté de réformes, était faible et incapable de devenir une force politique indépendante. Elle attendait trop du tsar et craignait l’essor du mouvement ouvrier. La classe ouvrière de son côté prenait conscience de sa force politique. Les grèves qui avaient démarré sur des motifs économiques mettaient désormais en avant la question de la Constituante. Ces deux modalités de lutte, grève économique et grève politique, se côtoyèrent sans cesse tout au long de la révolution. Si les grèves politiques prenaient de l’ampleur, à chaque moment les grèves économiques permettaient aux éléments plus hésitants du prolétariat de se joindre à la lutte, servant ainsi de levier.

 

La grève d’octobre

Le tsarisme allait « trébucher sur une question de points et de virgules » pour reprendre l’expression de Trotsky. En effet, fin septembre, les ouvriers typographes de Moscou réclamèrent le décompte des signes de ponctuation dans leur salaire. En quelques jours, la grève s’étendit. La journée du 8 octobre s’avéra décisive. Les cheminots lancèrent le mot d’ordre de grève générale sur le réseau ferroviaire et celle-ci s’étendit le long des voies ferrées. Parfois la grève dérogea à son vœu d’arrêter le travail pour mieux atteindre ses fins : elle ouvrait une imprimerie pour publier des bulletins de la révolution, elle se servait du télégraphe pour envoyer ses instructions, elle laissait passer des trains qui conduisaient des délégués grévistes. Le 14 octobre, le pays comptait un million et demi de grévistes. Quoi que numériquement faible, la classe ouvrière faisait la démonstration qu’elle était capable de bloquer toute l’économie du pays. Son poids politique s’avérait considérable. La grève politique d’Octobre pour obtenir les libertés publiques, le droit de grève, la Constituante et le suffrage universel était sans précédent dans l’Europe industrielle. Une forme nouvelle de lutte était ainsi née6

La grève provoqua un immense élan. Elle paralysa tout le pays. Les cosaques furent incapables de la réprimer. La population réclamait la Douma et des libertés. A Saint-Pétersbourg, les socialistes révolutionnaires, les bolcheviks et les mencheviks s’unirent au sein du soviet ouvrier. 

 

Le Manifeste du 17 octobre

Devant l’échec de la répression, les propositions de Serge de Witte, ministre libéral, trouvèrent un écho. Il convainquit le tsar d’octroyer un Manifeste qui accorderait un certain nombre de libertés : conscience, parole, réunion, association. La future Douma serait quant à elle élue au suffrage universel. A l’annonce du Manifeste, la population laissa éclater sa joie. Elle descendit dans la rue et chanta La Marseillaise.

Le Manifeste, pour les libéraux, marquait la nécessité d’un finir avec la révolution, alors que pour les socialistes il ne s’agissait que d’un premier pas. Trotsky, principal dirigeant du soviet de Saint-Pétersbourg, déclarait : « On nous donne la liberté de réunion, mais nos réunions sont cernées par la troupe. On nous donne la liberté de parole, mais la censure reste intacte. On nous donne la liberté d’enseignement, mais les universités sont occupées par la police. On nous donne l’inviolabilité de la personne, mais les prisons sont bondées ? On nous donne Witte7, mais Trepov8 reste. On nous donne une constitution, mais l’autocratie demeure. On nous donne tout et nous n’avons rien ». A juste titre, Trotsky relevait toutes les limites du Manifeste. Mais c’était un recul politique qui avait un sens précis. Dans un pays de 150 millions d’habitants à forte composante paysanne, où la bourgeoisie n’avait pas pris le pouvoir, la classe ouvrière et quelques 1,5 million de grévistes étaient non seulement capables de se mettre à la tête des aspirations démocratiques de toute une partie de la population, mais par leur arme propre – la grève – de faire reculer le champion du despotisme. 

 

Les soviets

Des soviets étaient apparus au cours du printemps. En octobre, ils se multiplièrent. Il y eut même des soviets de soldats de retour du Japon. Mais c’est celui de Saint-Pétersbourg qui donna le ton, les mots d’ordre et les méthodes de la lutte au cours des événements de 1905. Le soviet fut fondé pour répondre à un besoin pratique : il fallait une organisation jouissant d’une autorité indiscutable qui regrouperait tous les travailleurs quelle que soit leur affiliation politique. Ce fut le confluent pour tous les groupes révolutionnaires. De plus, cette organisation eut le mérite de pouvoir surgir en 24 heures, ce qui n’était pas rien. « Le soviet organisait les masses ouvrières, dirigeait les grèves et les manifestations, armait les ouvriers, protégeait la population contre les pogroms. Mais d’autres organisations remplirent la même tâche avant lui, à côté de lui et après lui : elles n’eurent pourtant pas l’influence dont jouissait le soviet (…) Si les prolétaires d’une part et la presse réactionnaire de l’autre donnèrent au soviet le titre de ‘’gouvernement prolétarien’’, c’est qu’en fait cette organisation n’était autre que l’embryon d’un gouvernement révolutionnaire. »9

Le parti social-démocrate, qui unissait plusieurs centaines, voire milliers d’ouvriers à Saint-Pétersbourg, pouvait donner aux travailleurs des mots d’ordre, mais il aurait été incapable d’unir en une seule organisation les dizaines de milliers d’hommes et de femmes qui entraient en mouvement. Par ailleurs, cette forme d’organisation permettait un contrôle permanent de la classe ouvrière sur ses délégués, révocables à tout moment. En élargissant la grève, le soviet s’élargissait lui-même. Il représentait l’ensemble des travailleurs en lutte. Progressivement, il devint un gouvernement parallèle à celui du tsar. Plus cette situation s’affermissait, plus devenait tangible que du gouvernement autocratique du tsar ou du soviet, un des deux pouvoirs devait disparaître.

 

La réaction s’organise

Pour contrer l’influence grandissante du soviet de Saint-Pétersbourg, le pouvoir utilisa différentes méthodes : répression, diversion, vagues concessions à la bourgeoisie, mais surtout il tenta d’organiser la réaction. En réponse aux grèves et aux manifestations révolutionnaires, il organisa des contre-manifestations patriotiques aux accents de « Dieu sauve le tsar ». Leur cible préférée était les juifs. Des pogroms se multiplièrent. En octobre, il y en eut 150, qui firent en trois semaines plusieurs milliers de victimes. Le plus terrible fut celui d’Odessa dont un tiers de la population était juive. Quelques jours plus tard fut fondée l’Union du peuple russe, monarchiste et franchement réactionnaire, qui se donnait pour but de défendre « l’unité de l’Eglise, du trône et du peuple » en combattant « l’ennemi intérieur ». L’extrême droite créa les Centuries Noires pour lutter contre les Juifs, les socialistes, les intellectuels et les libéraux.

Sur quels alliés la classe ouvrière pouvait-elle compter ? Dans l’armée, l’exaspération était à son comble. Une mutinerie éclata à Kronstadt, puis un autre à Sébastopol. Le gouvernement répondit en décrétant l’état de siège en Pologne. De leur côté, les ouvriers se remirent en grève pour soutenir les mutins et empêcher qu’ils ne se fassent écraser. Le ministre Witte voulait à tout prix éviter la contagion. La grève fut un succès dans la mesure où elle évita des condamnations à mort, mais la partie des soldats qui s’était mutinée ne se joignit pas à la population ouvrière. 

Dans les campagnes, une vague d’émeutes parcourait la paysannerie pauvre depuis des mois. Les paysans étaient favorables à une Constituante et s’étaient amés pour s’emparer des terres. Mais à aucun moment, les dirigeants de l’Union paysanne n’opérèrent de jonction avec les villes. A l’automne, ils se firent arrêter. S’ensuivirent des représailles, des arrestations, des expéditions punitives. A l’hiver, les principaux centres de révolte étaient éteints. Faute de s’être coordonné, le mouvement paysan fut écrasé.

En décembre, la classe ouvrière restait seule à affronter le tsarisme. 

 

Décembre 

Après avoir arrêté les dirigeants de l’Union paysanne, Witte fit arrêter ceux du soviet de Saint-Pétersbourg, dont Trotsky – signe on ne peut plus explicite de la volonté du gouvernement d’en finir avec la révolution. 

Le soviet de Saint-Pétersbourg appela à la révolution. Il fut suivit par celui de Moscou. Mais en quelques jours, la grève de Saint-Pétersbourg déclina. Les ouvriers de la capitale comprenaient parfaitement que cette fois, il ne s’agissait pas d’une simple manifestation, mais d’une lutte à mort. Seule une victoire importante en province pouvait permettre une victoire. Or cette victoire ne vint pas. Moscou fut le véritable centre de la révolution de décembre. Mais des troupes nombreuses y furent acheminées. Si les deux premiers jours, les ouvriers de Moscou réussirent à éviter que les cosaques ne leur tirent dessus, dès le troisième jour la répression s’abattit sans merci. La ville fut bombardée. Les dragons du gouvernement tiraient sur tout : passants isolés, femmes… Ils fouillaient les gens, et lorsqu’ils ne trouvaient pas d’armes, les fusillaient d’une balle dans le dos.

La répression fit des milliers de victimes. Le gouvernement utilisa des milices venues des bas-fonds. Sans espoir de victoire, le soviet mit fin à la grève le 19 décembre. Le chiffre des personnes déportées ou incarcérées s’éleva à 50 000. Les exécutions sommaires devinrent monnaie courante. La censure reprit ses droits. Il en fut de même pour la liberté d’expression et de réunion, sans parler du droit de grève. La révolution s’achevait. 

A court terme, 1905 fût un échec cuisant : à la terreur blanche succéda le désespoir des travailleurs. De 1906 à 1913, les organisations révolutionnaires se lancèrent dans des actions isolées – braquages, attentats terroristes… Mais lorsqu’il y eut une remontée révolutionnaire, en 1913 puis en 1917, cela se fit sur la base du capital politique de 1905. En ce sens, 1905 fut une immense répétition générale.

Jihane Halsanbe

 

1905 et la révolution permanente

Tous les révolutionnaires s’accordaient, suite à 1905, sur le fait que la nature de la révolution à venir serait « bourgeoise » dans ses tâches. C’est sur la question des forces sociales capables de mener à bien la révolution que les sociaux-démocrates se divisèrent. Plekhanov soutenait qu’il faudrait que la bourgeoisie et le prolétariat s’allient dans la révolution à venir. Lénine pensait qu’il était impossible de sauter par dessus les cadres bourgeois démocratiques de la révolution russe et que la question centrale de la révolution à venir – la question agraire – déterminerait la nature des alliances de classes nécessaire à mettre en place. Comme la bourgeoisie était hostile à l’expropriation des grands domaines, il faudrait que la paysannerie s’allie au prolétariat. Les tâches de la révolution ne seraient pas socialistes, mais démocratiques. 

1905 inspira à Trotsky la théorie de la révolution permanente, qui se vérifia en 1917. Comme la paysannerie, couche sociale trop hétérogène, était incapable de prendre le pouvoir au nom de ses intérêts propres, elle ne pouvait être la classe sociale qui déterminerait la nature de la révolution à venir. Le mouvement paysan créerait des conditions favorables à la victoire de la révolution mais serait à lui seul incapable de l’assurer. Cela ne pourrait être obtenu que par l’insurrection armée du prolétariat urbain, dont la première étape serait la grève générale.

Trotsky pensait par ailleurs qu’il serait impossible que le prolétariat dirige la révolution sans empiéter sur les cadres bourgeois de celle-ci. Une fois au pouvoir, le prolétariat serait inévitablement conduit par toute la logique de la situation à faire des incursions dans la propriété privée, posant les jalons du socialisme. La révolution démocratique en Russie n’était concevable que sous la forme de la dictature du prolétariat s’appuyant sur la paysannerie. Cette dictature mettrait à l’ordre du jour des tâches démocratiques et socialistes et ouvrirait la voie à une révolution internationale. C’est armé de cette théorie, Lénine s’y ralliant en mars 1917, que le parti bolchévique put mener le prolétariat à la conquête du pouvoir.

Quelques lectures

- 1905, Léon Trotsky, Editions de Minuit, 1976

- 1905, la révolution russe manquée, François-Xavier Coquin, Complexe, 1999

- Les soviets en Russie, Oscar Anweiler, Gallimard, 1997

- Grève de masse, parti et syndicat, Rosa Luxembourg, La Découverte, 2001

- La révolution permanente, Léon Trotsky, Editions de Minuit, 1997

  • 1. Principal représentant du « marxisme légal » en Russie à la fin du 19ème siècle, avant de basculer vers le libéralisme.
  • 2. L’expression est de Trotsky. Il en fera la théorie dans « La révolution permanente ».
  • 3. René Girault et Marc Ferro, « De la Russie à l’URSS. Histoire de la Russie de 1850 à nos jours », Nathan Université, 1989.
  • 4. Dans « 1905 », Léon Trotsky, Editions de Minuit, 1976.
  • 5. La police politique tsariste avait mis en place une organisation ouvrière légale pour tenter d’infiltrer le milieu ouvrier.
  • 6. Il va sans dire qu’elle inspira grandement la théorie marxiste en commençant par les bolcheviks eux-mêmes, mais au-delà de la Russie elle eut un retentissement considérable. C’est cette expérience qui fit écrire à Rosa Luxemburg sa brochure « Grève de masse, parti et syndicat ».
  • 7. Ministre libéral.
  • 8. Ministre de l’Intérieur, responsable de la répression.
  • 9. Trotsky, « 1905 ».