Publié le Samedi 9 septembre 2017 à 09h21.

Algérie : « Si le mouvement social est entré en résistance passive, il n’a pas abdiqué »

Entretien avec Nadir U. Haddad. Nadir U. Haddad est un militant du Parti socialiste des travailleurs d’Algérie. Il nous rappelle ici que l’Algérie a été secouée par des mobilisations sociales et politiques profondes bien avant 2011, et comment le « printemps arabe » a mis le gouvernement sous pression.

Avec le recul, qu’est-ce qui explique que la vague du Printemps arabe n’ait pas eu de rebond en Algérie ?

Pour comprendre l’absence de l’Algérie dans cette « vague du printemps arabe », il faut peut-être placer le mouvement social et protestataire algérien dans une autre périodisation politique et sociale que celle qui a commencé en 2011. S’il est vrai que les traumatismes de la guerre civile larvée, ou ce qui est connu comme « les années terroristes » durant la décennie 1990, a joué comme un frein et une chape de plomb sur toute la société, les critiques oublient souvent le « printemps » qu’a connu l’Algérie en 2001, qualifié souvent de « printemps noir » pour sa violence et la répression qu’il a subie.

Ce printemps 2001 a été de l’ampleur de ce qu’a connu la Tunisie ou de ce que connaît le Maroc aujourd’hui. Par la radicalité de ses revendications et son niveau d’organisation, cela a été une véritable insurrection. Pendant plus de quatre mois, dans une région du pays, la Kabylie, a émergé une sorte de dualité de pouvoir. Si cette insurrection, ou du moins son niveau d’organisation le plus avancé, sont restés principalement cantonnés à la Kabylie, on peut toutefois parler d’une insurrection algérienne. Car les insurgés eux-mêmes n’ont eu de cesse de l’affirmer et de chercher à l’étendre dans tout le pays. Ceci a par ailleurs plus de similitudes avec la révolte marocaine en cours qu’avec les cas syrien ou égyptien.

L’échec de cette insurrection, qui aurait pu déboucher sur une révolution (échec lié à différentes raisons qu’on ne pourra pas développer ici) a néanmoins introduit un nouveau comportement politique dans la société algérienne : il a fermé d’une certain manière le « cycle du terrorisme » comme action politique, en montrant qu’il y a une autre manière d’organiser la révolte et la protestation ; il a ouvert sur un autre cycle de protestation, sous forme d’« émeutes » qui ont touché tout le territoire. Ce qui a contraint le président Bouteflika à revoir à la baisse sa politique de libéralisation économique, en maintenant une certaine présence de l’Etat et des pouvoir publics dans nombre de secteurs considérés par les Algériens comme des acquis : l’éducation, la santé, le logement, l’énergie, l’eau, les subventions de certaines denrées alimentaires comme le lait ou le pain. Cela, même si cette politique gérée de manière bureaucratique et sous la contrainte a surtout conduit à fabriquer et entretenir une clientèle du pouvoir – ce que la critique libérale désigne comme l’« achat de paix sociale ».

De ce point de vue, l’onde de choc du printemps tunisien a certes touché l’Algérie, mais il n’a fait que rappeler au pouvoir et à l’Etat algérien leur devoir à l’endroit des populations les moins nanties.

 

S’il n’y a pas eu de mobilisation politique contre le pouvoir, par contre, depuis 2011, de nouveaux mouvements sociaux se sont développés (mouvement des chômeurs du Sud, mobilisation populaire à In Salah, mobilisation dans la fonction publique), quelles en sont les caractéristiques ?

Ce mouvement de protestation sous forme d’émeutes, comme nous venons de le signaler, sans organisation et sans perspectives politiques, commençait à s’essouffler.  Le « 2011 tunisien » l’a relancé en maintenant la pression sur le pouvoir de Bouteflika. Si cela n’a pas abouti à une grande mobilisation, on a cependant vu surgir de nouvelles formes d’organisations et de nouvelles plateformes de revendications, plus durables et axées davantage sur des logiques programmatiques d’avenir que sur des revendications conjoncturelles : la question du chômage des jeunes diplômés, la question énergétique et les enjeux environnementaux liés au projet d’exploitation du gaz de schiste dans le sud, la question des libertés démocratiques et des libertés individuelles, la question des retraites, le code du travail… Ce sont autant de revendications et de structures associatives et syndicales qui ont émergé dans le sillage du printemps arabe, mais qui ne font que prolonger le cycle ouvert par 2001, tout en restant sceptiques à l’égard de toute expression politique radicale. La contre-révolution égyptienne, mais surtout le chaos libyen et la guerre en Syrie ont surement joué un rôle dans ce scepticisme vis-à-vis du politique, ce qui a joué en faveur du pouvoir en place malgré son essoufflement.

 

Peut-on dire qu’à travers les réseaux sociaux se construisent de nouvelles expressions de résistance (par exemple les femmes à Annaba contre le harcèlement) ?

On peut dire que ces derniers temps s’est installée une sorte de résistance passive, avec moins d’émeutes mais avec un niveau d’organisation légèrement supérieur, notamment autour de grèves syndicales dans la fonction publique, chez les étudiants ou dans le mouvement associatif. La récente réaction des femmes contre le harcèlement sur les plages à Annaba est un mauvais exemple pour comprendre le combat des femmes afin de sortir de leur statut d’opprimées. La question du bikini, du voile et de l’habit d’une manière générale est certes une préoccupation chez les femmes face aux attaques de la société conservatrice et des islamistes, mais c’est un enjeu secondaire dans leur quête de liberté à travers une lente et progressive, mais réelle conquête de l’espace public, des lieux de travail, de l’école et des espaces de loisirs. Récemment, le laborieux travail de sensibilisation mené par des femmes syndicalistes de l’UGTA contre le harcèlement sur les lieux travail, au foyer et dans la sphère conjugale a été récompensé par le vote d’une loi qui améliore leur statut sur le plan juridique face aux harcèlements qu’elles subissent au quotidien.   

 

Quels sont, pour le pouvoir, les enjeux de la succession de Bouteflika dans un contexte de recul de la rente pétrolière ?

Avec la nomination le 24 mai 2017 de l’ancien ministre du logement, Abdelmadjid Tebboune, au poste de premier ministre, puis son limogeage dès le 15 août au profit du chef de cabinet du président, Ahmed Ouyahia, nous vivons cet été un épisode qui met en évidence les contradictions latentes au sein du pouvoir de Bouteflika. Il y a des relents, au niveau politique, d’une course pour la succession au président malade. Il y a aussi une signification sur le plan social et économique.

On assiste, d’un côté, à la montée en puissance des nouvelles classes possédantes qui ont pris leur essor sous l’ère Bouteflika et aspirent à plus de libéralisation économique et davantage de places dans les rouages du pouvoir, dont elles étaient jusque-là tenue plus au moins à l’écart. Il y a d’un autre côté la fraction du pouvoir, que représente l’actuel premier ministre, qui redoute une intervention violente du mouvement populaire devant une éventuelle déliquescence de l’Etat sous les pressions des ultralibéraux. Car si le mouvement social est en résistance passive, comme nous l’avons souligné, il n’a pas toutefois abdiqué.

A un niveau plus conjoncturel, la nomination de Tebboune semblait obéir à une volonté de soigner l’image d’un pouvoir présidentiel malmené par des affaires de corruption, des chantiers publics interminables et une gestion opaque des affaires de l’Etat par un président de plus en plus absent. Mais Abdelmadjid Tebboune avait vite pris son autonomie et affiché une volonté de « nettoyer les écuries  d’Augias », de contenir les forces de l’argent en « séparant le pouvoir de l’argent du pouvoir politique »,  comme il l’avait affirmé dans ses premiers discours et prises de position, notamment à l’égard du représentant du patronat, Ali Haddad, à qui il reprochait des abus dans le traitement de faveur dont il bénéficie de la part des pouvoir publics. Et c’est avec la même rapidité que ces mêmes « forces de l’argent » ont réagi afin de le déloger.

Prisonnier lui-même d’une démarche néolibérale, même si elle est moins extrémiste que celle portée par ses opposants, agissant en solitaire dans son univers politique au sein du sérail, le désormais ex-premier ministre a vite montré les limites de ses élans patriotiques. Car dans ce genre de démarche politique, le minimum de bon sens est de rechercher des alliances pour élargir les contours de son camp, s’il le faut au-delà du sérail et des forces qui l’on nommé à ce poste.  Mais cela semblait être hors de ses capacités et de sa volonté. La bureaucratie syndicale, que dirige l’inamovible secrétaire général, Abdelmadjid Sidi-Saïd, a d’ailleurs rapidement fait son choix en s’affichant avec le patron des patrons et en défendant les vertus du libéralisme comme unique alternative pour l’économie algérienne.  

Le monde du travail, les couches populaires et une partie des couches moyennes qui assistent à cette crise dans les sommets du pouvoir commencent à rêver, toutes proportions gardées, à l’émergence d’un « Keynes » au niveau économique ou d’un « Poutine » qui s’opposerait à l’occident européen et américain. Mais ces gens restent orphelins d’une expression politique ou d’un mouvement syndical qui pourrait porter ces aspirations au-delà des enjeux du sérail. Et c’est précisément pour éviter toute jonction entre ces forces disparates, aspirant à ne serait-ce qu’un minimum d’éthique et de transparence dans la gestion des affaires de l’Etat, ainsi que de justice sociale anti-corruption, que l’ordre patronal, appelé en l’occurrence « consensus présidentiel », s’est rappelé au souvenir de tous. Ce n’est pas par hasard si le limogeage de Tebboune s’est fait en pleine période de congés : alors que la rentrée sociale risque de compliquer les choses, il ne fallait  surtout pas prêter le flanc à la constitution d’alliances pouvant dépasser les simples enjeux de sérail.

Avec Ahmed Ouyahia, le cours économique néolibéral reprend sa marche en avant. Drapé dans l’habit du « réformateur libéral », le gouvernement appelle aux privatisations et à la fin de la « démagogie sociale » – tout ce que les patrons aiment entendre. Mais les mêmes questions restent posées : Ouyahia  est il un premier ministre qui donne le « la » sur la nouvelle politique en temps de vaches maigres, ou le candidat d’un  nouveau consensus pour les présidentielles de 2019 ? Quoi qu’il en soit, c’est un consensus du monde du travail qui s’avère d’une pressante nécessité.

Propos recueillis par Cathy Billard