Tous les intervenants étaient d’accord sur la nécessité de rester au Front populaire. Ils ont également souligné que la décision d’entrer dans le Front de salut avait été prise collectivement lors de la réunion tenue au lendemain de l’assassinat de Mohamed Brahmi. Une large palette de positions s’est en revanche exprimée sur le bilan de cette tactique et l’opportunité de maintenir maintenant cette orientation. Ce débat a débouché sur un vote à 81,1 % pour sortir du Front de salut.
Première position : rester au Front de salut (10,8 %)
« Nous devons tenir compte des rapports de forces en Tunisie et au niveau international. Il faut insister davantage sur le danger représenté par les islamistes qui pratiquent le terrorisme et l’assassinat politique. Si demain Ennahda gagne les élections, ce sera la destruction des forces révolutionnaires qui seront attaquées directement. » « La LGO n’est pas une force politique qui part d’une position livresque mais est orientée vers les masses. L’ennemi des masses est en ce moment Ennahda, il faut se positionner par rapport à cela. »
« Nous devons donc nous battre sur les tâches démocratiques qu’il faudra ensuite lier avec des revendications transitoires. C’est une des raisons pour lesquelles la conférence du Front populaire des 1er et 2 juin était tournée vers les revendications démocratiques. »
« Cette conférence de juin voulait également peser sur les forces du centre et de la droite. Nidaa est fondamentalement un parti à visée électorale et n’a pas un programme cohérent. Le Front populaire n’a pas dévié vers la droite. Il avait au contraire un programme clair et sa tactique a été une réussite : d’une part l’initiative du Front populaire a disloqué l’Union pour la Tunisie constituée autour de Nidaa Tounes, d’autre part le Front de salut est sous la domination du Front populaire.»
«L’initiative de l’UGTT a été acceptée parce que la dissolution de l’ANC n’était pas crédible. »
« La décision que le porte-parole du Front rencontre l’ambassadeur américain est liée au fait qu’Ennahda et Essebsi complotent avec les chancelleries étrangères. Il est nécessaire que le Front populaire ait également des relations diplomatiques. »
« Les forces de la LGO sont limitées et le risque existe pour elle de se retrouver isolée. Il faut sortir des oppositions passées entre trotskystes et maoïstes. Le sectarisme est une logique destructrice. Nous devons au contraire nous ouvrir sur les autres partis de la gauche. Si nous décidons de sortir du Front de salut, il faut dire ce que nous ferons ensuite. »
En résumé, « la tactique suivie était juste. La LGO est une organisation révolutionnaire, mais cela ne doit pas l’empêcher d’avoir des positions tactiques. Critiquer le Front de salut est une déviation gauchiste ne prenant pas en compte les rapports de forces actuels. »
Deuxième position : quitter le Front de salut (81,1 %)
Certains pensent que cette position était erronée dès le début : « Participer au Front du salut est une vraie catastrophe. » « Je ne comprends pas comment nous pouvons nous retrouver côte-à-côte avec des anciens RCDistes1. Il est hors de question de se retrouver avec Nidaa Tounes et Béji Caïd Essebsi qui a été l’initiateur de la contre-révolution. »
« Notre but est de changer le régime. Le Front de salut veut seulement changer le gouvernement, est-ce un objectif pour nous ? » « Il faut être contre toute rencontre et débat avec le gouvernement actuel. »
Plusieurs congressistes sont intervenus pour expliquer que cette tactique se justifiait au lendemain de l’assassinat de Mohammed Brahmi. « Participer au Front de salut était juste, mais si le Front populaire en avait été la locomotive. Cela n’a pas été le cas. » « A cause de notre faiblesse organisationnelle, la LGO n’a pas pu peser pour que le Front populaire se maintienne dans cette voie. »
Un autre congressiste explique : « J’étais d’accord avec la participation de la LGO au Front de salut, mais ma position a changé. On peut se tromper, il est temps de se remettre en question. »
Plusieurs congressistes ont proposé en conséquence les orientations suivantes :
- Travailler avec les forces libérales n’est pas possible pour la continuation de la révolution. Il faut donc se retirer du Front de salut.
- Il faut avoir une position indépendante d’Ennahda et de Nidaa Tounes.
- La classe ouvrière n’a pas besoin d’alliances interclassistes. La LGO doit maintenir son indépendance de classe envers la bourgeoisie « moderniste » et continuer la lutte.
- Nous devons nous concentrer sur la radicalisation du mouvement social avec l’UGTT.
- Il faut radicaliser le programme du Front populaire en mettant les problèmes économiques et sociaux au premier plan. Quel est actuellement le programme économique du Front populaire ? Le Front populaire dit périodiquement qu’il va faire une conférence de presse sur ce sujet, mais il ne le fait pas.
Certains congressistes ont estimé que « le Front populaire avait dérivé sur la droite. » « Le fait que le porte-parole du Front populaire ait rencontré l’ambassadeur américain pose problème. A l’intérieur du Front populaire, la LGO aurait dû exprimer son désaccord avec cela. »
« Au sit-in du Bardo, nous avons été à la remorque de l’Union pour la Tunisie et de Nidaa Tounes qui disposaient de beaucoup d’argent. Tout cela a créé beaucoup de problèmes parmi les militants. Pendant ce temps, dans les régions, il y a eu des confrontations très importantes. Des militants ont été attaqués, et on nous demandait : où est le Front ? Le Front populaire est désormais absent des médias, alors que Nidaa y est très présent. »
« Il existe parmi les militants de base du Front populaire une grande colère par rapport à ce qui se passe. Il y a un
décalage entre les dirigeants et la base. Il y a un problème par rapport à la façon dont les décisions sont prises. »
Troisième position : geler la participation au Front de salut (8,1 %)
« Participer au Front de salut n’était pas une erreur, on était obligé d’agir ainsi. S’il n’y avait pas eu le Front de salut, il n’y aurait pas eu des milliers de gens dans la rue. » « Un front est nécessaire pour faire chuter Ennahda : on ne peut pas dire non à un RCDiste qui agit dans le même sens que nous. »
« Même si nous nous retrouvons avec des bourgeois, les révolutionnaires doivent en être partie prenante pour imposer des tâches révolutionnaires. » « Il faut donner à ce front un sens révolutionnaire, de classe et féministe. Une telle liaison n’est pas automatique, il doit y avoir une dialectique. »
Propos recueillis par Dominique Lerouge
Le congrès de la LGO Par Alain Krivine et Jean Batou
Constituée juste après le 14 janvier 2011, la Ligue de la gauche ouvrière (LGO) a tenu son premier congrès du 27 au 29 septembre 2013. La LGO est membre du « Front populaire pour la réalisation des objectifs de la révolution », formé il y a près d’un an en tant que troisième pôle face à Ennahda et Nidaa Tounes. Elle s’y retrouve notamment aux côtés d’organisations numériquement beaucoup plus importantes qu’elle, comme le Parti des travailleurs tunisiens (ex-PCOT) et le Parti des patriotes démocrates unifié (Watad unifié).
En dépit de sa taille modeste, la LGO dispose de militants et militantes qui ont joué un rôle important dans la clandestinité, pendant la dictature policière de Ben Ali, et au cours des presque trois premières années de la révolution. Certains de ses membres sont très connus dans le pays, comme Ahlem Belhadj, présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), Fathi Chamkhi, porte-parole de RAID Attac/CADTM, ou Nizar Amami, responsable syndical de l’UGTT-PTT.
Ont notamment pris la parole lors de la séance d’ouverture la plupart des dirigeants nationaux de la gauche tunisienne, la veuve de Mohamed Brahmi assassiné le 25 juillet dernier, ainsi que des représentants du NPA, de SolidaritéS (Suisse) et de la LCR (Belgique). En ce qui la concerne, l’UGTT était représentée par un des membres de sa direction nationale et plusieurs de ses responsables intermédiaires.
Le congrès lui-même s’est déroulé les deux jours suivants avec une quarantaine de votants, en présence d’observateurs du PST (Algérie), du NPA, de SolidaritéS et de la LCR.
Il y a été débattu un texte sur la situation politique, un texte organisationnel et un texte programmatique. Proche de la Quatrième Internationale, la LGO a décidé par ailleurs de demander à en devenir membre à part entière. L’essentiel des débats a tourné autour du Front de salut que la LGO a décidé de quitter par un vote à 81 %. Le congrès a simultanément décidé de renforcer l’action de la LGO pour construire et radicaliser le Front populaire comme alternative de classe, tant aux libéraux « modernistes » qu’aux islamistes-libéraux. Une direction a été élue incluant les différentes sensibilités qui se sont exprimées lors du débat sur le Front de salut.