Publié le Samedi 17 juin 2017 à 08h42.

Brésil : Temer va-t-il tomber à son tour ?

Entretien avec Gibran Jordão. 

Un an à peine après la destitution de Dilma Rousseff et sa propre nomination à la présidence par le Congrès1, Michel Temer, sous le feu à la fois de graves accusations de corruption et de la résistance ouvrière et populaire qui s’est levée face à ses plans brutaux de destruction des droits sociaux et démocratiques, se trouve à son tour très menacé.

L’interview dont nous reproduisons ici l’essentiel, et qui rend compte des principales coordonnées de la nouvelle situation, a été publiée le 24 mai dernier sur le site Socialist Worker, de l’ISO (International Socialist Organization, Etats-Unis).2

Elle est donc antérieure à la tenue (ce même 24 mai) de la grande marche de Brasilia, capitale politique du pays, qui a rassemblé des dizaines de milliers de participants et donné lieu à de sérieux affrontements avec les forces de répression. Depuis, les manifestations et autres expressions de résistance n’ont pas cessé. Le 28 avril avait vu la réalisation, à l’initiative de l’ensemble des principales fédérations syndicales, de la première grève générale du 21e siècle au Brésil. Fait inédit dans l’histoire du pays, une deuxième grève générale est appelée seulement deux mois plus tard – le 30 juin prochain – par les mêmes organisations syndicales et sociales. Comme le 28 avril, les mots d’ordre seront le rejet des contre-réformes des retraites et du droit du travail, ainsi que l’exigence de la démission de Temer et celle d’« élections directes, maintenant » – contre les manœuvres bourgeoises consistant à rechercher des solutions à l’intérieur du parlement corrompu, à l’instar de ce qu’il s’était passé lors de l’impeachment de Dilma Rousseff.

Gibran Jordão est un responsable du MAIS (Mouvement pour une alternative indépendante et socialiste), une importante organisation d’extrême gauche issue de la scission, l’an dernier, de près de la moitié des militants du PSTU (Parti socialiste des travailleurs unifié). Le MAIS prépare actuellement son premier congrès qui, entre autres choses, pourrait sanctionner le processus d’unification engagé avec la NOS (Nouvelle organisation socialiste, dont certains membres sont également des anciens du PSTU) et devrait décider s’il demande à entrer dans le PSOL (Parti Socialisme et Liberté, un parti et front de tendances qui est au Brésil la principale expression de la gauche radicale). On trouve les positions politiques du MAIS sur son site http ://esquerdaonline.com.br (et http ://blog.esquerdaonline.com.br pour des questions plus théoriques ou historiques).

Jean-Philippe Divès

 

Le 28 avril, les travailleurs brésiliens ont pris part à une journée de grève contre les plans d’austérité renforcée du gouvernement Temer. Que peux-tu nous en dire ?

En 2016, après le coup d’Etat parlementaire contre Dilma Rousseff, le gouvernement Temer est passé à l’offensive et a commencé à appliquer un plan d’austérité si sévère qu’en pratique, il signifiait le démantèlement de la constitution de 1988 [instaurée après la chute de la dictature militaire] et du code du travail.

Le gouvernement de Dilma avait tenté d’appliquer des contre-réformes partielles, mais y avait échoué du fait de la crise politique grave qui traversait son gouvernement de front populaire. Le mouvement syndical était divisé, incapable de proposer un calendrier de lutte unifié. Une grève contre un amendement constitutionnel gelant pour 20 ans les investissements à caractère social s’était limitée au secteur de l’éducation et avait été défaite.

Mais cette année, les choses ont changé. Une vague d’opposition a enflé contre les plans d’austérité de Temer. Elle a trouvé une expression dans les mobilisations féministes du 8 mars, puis dans des manifestations du 15 mars qui ont vu des centaines de milliers de personnes descendre dans la rue. Le 28 avril, cela a été la journée de grève générale. Toutes les fédérations syndicales y avaient appelé et les usines, les raffineries, les banques, le commerce, le transport public, les écoles et les universités ont été paralysées. Et maintenant, c’est la grande marche sur Brasilia – la capitale fédérale – qui est également organisée par un front unique contre les dites réformes des retraites et du code du travail, ainsi que le recours à la sous-traitance.

Avant la manifestation de Brasilia, le gouvernement Temer est touché par de nouvelles accusations de corruption , ouvrant la plus grande crise politique depuis son investiture, qui pourrait mener  à sa chute. Cette situation a conduit les dirigeants syndicaux, qui se sont réunis le 29 mars, à s’accorder sur le fait que le renversement du gouvernement et de ses contre-réformes est à l’ordre du jour.

 

Quels sont les principaux syndicats et organisations de masse à l’origine de ce mouvement ? Quel est le rôle de confédérations telles que la CUT et CSP-Conlutas ?

L’unité entre toutes les confédérations syndicales et tous les mouvements populaires a rassemblé l’ensemble des travailleurs brésiliens dans la grève générale. Cela a constitué un saut qualitatif dans la résistance, par rapport à ce qui était une situation de défensive.

On peut dire sans exagération que d’une façon générale, la CUT (Centrale unique des travailleurs, la principale confédération syndicale) et le Parti des travailleurs ont été les principales directions de ce processus – d’où aussi ses limites. Pour l’essentiel, ces forces tentent de subordonner le mouvement à leur objectif de faire élire l’ancien président PT, Luiz Inácio Lula da Silva, lors du scrutin national de 2018, et à relancer ainsi un gouvernement de collaboration de classes. Mais dans tous les cas, il y a eu dans tous les secteurs du mouvement social brésilien un fort sentiment d’unité qui a permis de paralyser le pays et de réaliser les manifestations de masse du 15 mars. Le mouvement a développé une capillarité qui a permis de toucher toutes les villes, mêmes les plus petites.

CSP-Conlutas est une coalition syndicale qui représente une minorité de travailleurs, mais a joué un rôle très important dans les arrêts de travail au sein du secteur public, des écoles et universités, ainsi que dans certains secteurs de l’industrie – par exemple les usines de São José dos Campos, le secteur du bâtiment dans certaines villes et les travailleurs de la voierie à Fortaleza.

 

La grève s’est-elle étendue au-delà des secteurs les plus organisés de la classe ouvrière ? A-t-elle entraîné des secteurs inorganisés, des habitants des favelas, des paysans et ouvriers agricoles, des étudiants, des mouvements sociaux ?

A côté des principales confédérations, le MTST (Mouvement des travailleurs sans-toit) et le MST (Mouvement des sans-terre) ont tous deux joué un rôle important. Avec le mouvement syndical, ils ont contribué à étendre la grève à différentes catégories de travailleurs, et ont également joué un rôle décisif dans l’organisation des blocages et des manifestations de rue, qui ont donné beaucoup de visibilité à la grève. Dans la seule ville de São Paulo, il y a eu 50 blocages d’autoroutes dans les premières heures du 28 avril.

 

Comment ont réagi les autorités, le patronat et les médias ?

Au début, ils ont tenté d’attaquer, délégitimer ou ignorer le mouvement, pour le minimiser ou affirmer qu’il n’avait pas beaucoup de soutien. Mais ces tentatives des gouverneurs des Etats, des patrons et de la grande presse ont été vaines. La force de la grève générale s’est imposée, contraignant les grands organes de presse à couvrir les paralysies de la production et les manifestations qui ont émaillé toute la journée du 28 avril. Cela a été une journée historique !

 

Pour en venir à la situation politique de façon plus générale, que se passe-t-il avec les différentes forces politiques aujourd’hui au Brésil ? Commençons par la droite et la bourgeoisie sous Temer qui, depuis l’impeachment de Dilma Rousseff, ont pris des mesures très dures d’austérité et d’attaques contre les droits démocratiques. Certains de leurs partisans revendiquaient même l’ancienne dictature militaire. Quels sont les principaux objectifs de Temer, et la classe dirigeante brésilienne est-elle unie derrière son gouvernement ?

Tout se passe très vite au Brésil. Jusqu’à il y a quelques jours, la bourgeoisie était fermement unie derrière le gouvernement, mais ce n’est plus le cas. Le gouvernement Temer, qui voulait approfondir et accélérer les contre-réformes, est maintenant en train de perdre la confiance de larges secteurs de la bourgeoisie nationale et internationale, essentiellement après les accusations de JBS [la plus grande société dans le monde de conditionnement de viande, dont l’héritier a enregistré un entretien avec Temer, au centre du scandale de corruption qui l’implique] actuellement traitées par la Cour suprême.

En ce moment, du fait des manifestations et des grèves, les divisions s’approfondissent au sein de la bourgeoisie. Le gouvernement Temer est suspendu en l’air et il y a une vraie possibilité qu’il tombe prochainement. Il reste à voir si un accord sera trouvé ou si le processus sera violent.

 

Et que se passe-t-il avec le Parti des travailleurs ? Le PT a été fondé en 1980 comme une expression du mouvement des travailleurs et est parvenu à faire élire deux fois à la présidence Lula, un ancien métallurgiste, puis à deux reprises également Dilma Rousseff. Il a été loué pour avoir réduit la pauvreté, développé la scolarisation et amélioré la situation alimentaire des secteurs les plus pauvres de la population. Toutefois, au moment où Dilma a été chassée par la droite, il était entré dans une grave crise… 

Le PT a joué un rôle progressiste pendant les années 1980. Il était le produit des grèves et d’une réorganisation du mouvement ouvrier au moment même où celui-ci était à l’offensive pour renverser la dictature militaire. Mais au fur et à mesure qu’il gagnait des municipalités et des sièges au parlement, jusqu’à parvenir au gouvernement fédéral, il s’est adapté au modus operandi que la droite du parti avait toujours suivi afin de faciliter des rapports de proximité entre l’Etat et le grand capital.

De plus, le PT n’a jamais osé mener des réformes structurelles. Tant que l’économie était en croissance [sur la base d’un boom des exportations de matières premières à des prix relativement élevés], il a appliqué des mesures sociales compensatoires afin de maintenir le haut niveau de popularité de Lula. Mais dès que la crise économique est arrivée au Brésil, elle a précipité une crise politique et le gouvernement de Dilma s’est retrouvé paralysé. Il ne pouvait pas satisfaire les revendications des travailleurs et n’est pas non plus parvenu à imposer au niveau requis les plans exigés par le capital.

Le résultat a été une chute du soutien populaire et une crise à la base des mouvements sociaux qui étaient ses alliés, ce qui a affaibli et fragilisé le gouvernement PT. Tout cela a créé les conditions qui ont permis le succès des secteurs de l’opposition pro-coup d’Etat.

 

Penses-tu que la grève du 28 avril permettra au PT de rebondir ?

Le PT a subi de lourdes défaites – pas seulement l’impeachment de Dilma mais aussi des pertes sévères aux dernières élections municipales – et est épuisé. Mais il serait erroné de croire qu’il est fini, de même qu’on ne peut pas vraiment dire que l’expérience du lulisme a été dépassée. Le PT n’a jamais perdu ses positions dans les syndicats et les mouvements sociaux. Il reste majoritaire dans ces secteurs. De plus, vu la crise du gouvernement Temer et sa volonté d’en finir avec des droits sociaux historiques, dans un pays qui a 14 millions de chômeurs, les travailleurs vont se rappeler la période de croissance économique traversée sous les deux mandats de Lula. De fait, Lula est aujourd’hui en tête des sondages pour la prochaine élection présidentielle et le PT connaît un processus de récupération dans la mesure où il dirige la lutte contre le gouvernement Temer.

 

Une majorité de la gauche révolutionnaire brésilienne a participé à la fondation et au développement du PT mais au fil des ans, plusieurs courants ont affirmé que la direction du PT avait abandonné les buts initiaux du parti et sont allés lancer de nouveaux projets politiques. En outre, plusieurs mouvements sociaux importants, comme le MTST et la CSP-Conlutas, se sont organisés indépendamment – au moins en partie – du PT. Quelle est l’influence des forces situées à la gauche du PT ?

La gauche socialiste qui s’oppose au PT est aujourd’hui confrontée à un défi crucial. Aucun de ses courants n’a une influence de masse, et les plus importants ont connu un certain niveau de crise et de fragmentation. Cela signifie que politiquement, une polarisation se développe entre le PT et l’ultra-droite, représentée par le député Jair Bolsonaro – qui a rendu un hommage remarqué au tortionnaire en chef de la dictature militaire et a hurlé à une députée du PT « je ne vous violerai pas parce que vous ne le méritez pas ».

Les tendances sectaires et opportunistes sont aujourd’hui un obstacle au développement d’un troisième camp. Le PSTU s’oppose à la construction d’un Front de gauche et socialiste. Il lutte consciemment contre un tel front, en se réfugiant dans sa propre autoproclamation. Dans le même temps, il y a au sein de la gauche des tendances qui insistent sur la voie électorale et sur la collaboration de classes.

Le défi de la gauche socialiste est de démontrer qu’elle peut dépasser le pétisme et avoir le courage de proposer une alternative. Au minimum, le PSOL, le Parti communiste brésilien (PCB), le PSTU, d’autres organisations politiques et des mouvements sociaux, dont les projets sont différents de ceux du PT, devraient s’unir au sein d’un front.

 

Vu l’ampleur des attaques de Temer, il y a au sein de la gauche brésilienne un débat sur le fait de savoir si la seule solution afin de battre la droite n’est pas de s’unir derrière la candidature du PT à l’élection présidentielle de 2018. Quelle est votre opinion à ce sujet ? Représente-t-il encore un rempart contre la droite, même s’il a été complice du néolibéralisme et s’est bureaucratisé ? Ou est-ce le moment de construire un nouveau parti politique ?

Nous ne sommes pas en faveur de rééditer l’expérience d’un gouvernement de collaboration de classes. Si Lula n’est pas emprisonné, ou ne perd pas le droit de se présenter à la présidentielle, le PT aura la possibilité de se recomposer, mais il le fera dans le cadre d’un programme représentant les intérêts du capital. La gauche brésilienne doit tirer un bilan sérieux de l’expérience du PT au gouvernement et de la situation où il nous a laissés. Le coup d’Etat parlementaire, la mise en œuvre de politiques qui attaquent directement les droits sociaux et démocratiques, la situation difficile dans laquelle la gauche se trouve aujourd’hui sont des sous-produits du mode pétiste de gouvernement. Réitérer cela aujourd’hui, au milieu d’une crise économique globale, pourrait être encore plus catastrophique.

Comme je l’ai dit précédemment, le défi pour la gauche socialiste est de laisser derrière elle la marginalité, d’unifier différents partis et courants et de construire un programme anticapitaliste capable de gagner une audience de masse. Il s’agit d’un combat politique qu’au MAIS, nous entendons mener. Dans cette perspective, le PSOL a d’importantes responsabilités. Les pressions afin de capituler devant le lulisme sont très fortes, mais ne peuvent être combattues avec succès qu’en s’opposant à tous les projets de collaboration de classes et en présentant une alternative libre de tous sectarismes, enjeux de pouvoir ou autoproclamations.

 

Malgré la destitution de Dilma, l’austérité violente et la désorientation provoquée par la crise du PT, la classe ouvrière brésilienne apparaît comme ayant une remarquable capacité de mobilisation. A gauche, certains ont affirmé que le néolibéralisme avait tellement désorganisé la classe ouvrière que les socialistes devaient chercher ailleurs pour construire un pouvoir social anticapitaliste. Comment les travailleurs brésiliens ont-ils conservé un niveau si élevé d’organisation et de militantisme ?

Après la crise économique de 2008, l’offensive des bourgeoisies européennes contre l’Etat-providence a suscité de nombreuses luttes et une forte résistance dans plusieurs pays, avec des grèves générales notamment en Grèce. Quand la crise a frappé le Brésil et que plusieurs gouvernements – d’abord sous Dilma, puis sous Temer – ont accentué leurs attaques contre les droits sociaux et démocratiques, il y avait toutes les raisons de s’attendre à ce que la classe ouvrière brésilienne se lève pour résister et combattre.

Notre histoire a été ponctuée de nombreuses luttes, mais la formation d’un front uni des confédérations syndicales, dans une action commune avec les mouvements sociaux et de jeunesse, a été décisive. L’unité du mouvement a centré toute l’indignation contre le gouvernement et ses réformes, ce qui a suscité l’espoir de pouvoir battre et chasser Temer.

 

Comment vois-tu le rapport entre les luttes défensives à court terme – par exemple, l’appel à de nouvelles grèves contre l’austérité – et la construction d’un parti politique ouvrier de masse à la gauche du PT ?

C’est une question complexe, et je te donnerai mon point de vue personnel. Il est aujourd’hui difficile d’imaginer une nouvelle organisation politique regroupant toutes celles qui sont légalement enregistrées à la gauche du PT. Le PSOL remplit ce rôle dans une certaine mesure, mais avec des limites. Peut-être l’expérience de Rio de Janeiro – où Marcelo Freixo, le candidat du PSOL à la mairie, a remporté près de 40 % des voix – est-elle la plus proche, au niveau national, d’une influence de masse.

Mais c’est un processus qui est toujours en devenir, et il y a beaucoup d’élements sur lesquels nous n’avons pas vraiment de prise. De fait, un aspect de l’offensive de la bourgeoisie est de réformer notre système politique pour le rapprocher de celui des Etats-Unis, en fermant ainsi tout espace pour la gauche. Nous ne savons pas si elle y parviendra, mais un secteur de l’appareil judiciaire semble vouloir détruire le système des partis.

Si nous pouvions au moins faire descendre le Front de la gauche et socialiste dans les rues de tout le pays, en nous inspirant de l’expérience du FIT (Front des travailleurs et de la gauche) en Argentine, ce serait un premier pas très important.

Propos recueillis par Todd Chretien