Les élections catalanes du 27 septembre 2015 avaient une spécificité forte, du fait de la dynamique sociale et politique en faveur de l’indépendance. Elles constituaient aussi le dernier test électoral important avant le scrutin national du 20 décembre. L’article ci-dessous, publié dès le lendemain, en tirait le bilan (texte original http://blogs.publico.es/…, traduit par Jean-Philippe Divès).
L’heure de vérité a sonné en Catalogne. Avec une victoire, au moins en nombre de sièges, des options indépendantistes, Junts pel Sí (Ensemble pour le Oui) et la CUP totalisant 72 sièges sur 135, la première partie de la feuille de route de l’indépendance a été remplie. Ciutadans [Citoyens] connaît une ascension météorique à la seconde place et Miquel Iceta, le secrétaire général du PS catalan, obtient une troisième place qui semblait tout récemment fort improbable. Pendant ce temps, Catalunya Sí que es Pot (« Catalogne, oui c’est possible », l’alliance de Podemos et des secteurs ex-PC/Gauche unie) reste très en-deçà de ses espoirs électoraux et Unió disparaît du parlement.
Du coup, beaucoup de questions se posent : quelle sera la réaction du gouvernement (espagnol) de Mariano Rajoy ? Que va-t-il se passer dans les prochaines élections générales ? Quel impact auront sur la société les 25 députés de Ciutadans ? La CUP facilitera-t-elle, activement ou passivement, l’investiture de Mas ? On trouvera ci-après quelques notes rapides sur le résultat électoral.
La victoire de Junts pel Sí
La forte participation montre que de nombreux Catalans ont considéré que ces élections étaient exceptionnelles. Le récit épico-indépendantiste de Junts pel Sí, mis en évidence par son slogan de campagne, « Le vote de ta vie », a pris dans l’électorat indépendantiste qui s’est fortement mobilisé avec près de deux millions d’électeurs, un nombre comparable au soutien à l’indépendance lors de la consultation du 9 novembre 2014, alors que dans ce cas les jeunes de 16 à 18 ans étaient appelés à voter.
Junts pel Sí, avec des candidatures allant au-delà de la CDC et de l’ERC (qui s’étaient mis d’accord sur une répartition à hauteur de 60 % et 40 %, respectivement), a su enthousiasmer beaucoup de gens et capter le malaise social et citoyen face à un gouvernement espagnol qui n’a cessé de fermer les portes des légitimes aspirations à la souveraineté d’une part très significative du peuple catalan […]
Le mouvement de masse indépendantiste qui s’est développé ces dernières années a trouvé en Junts pel Sí une expression électorale, qui a réussi à incarner les aspirations et les souhaits unitaires sincères de beaucoup de gens ; mais cet artefact a aussi masqué le fait que derrière le drapeau, qui a servi de phare, il y a un parti entaché de multiples cas de corruption, avec une série de locaux saisis par la justice, et qui est responsable des pires coupes budgétaires et sociales dans les services publics catalans […]
Que va-t-il se passer maintenant avec Junts pel Sí ? Comme le pointaient certaines déclarations d’Artur Mas, beaucoup à la CDC voudront réitérer, dans les élections générales à venir, l’artefact électoral qui leur a donné d’excellents résultats alors même que leur parti semblait non seulement touché mais coulé. Pour l’ERC, en revanche, qui paraissait il y a quelques mois en position de tout renverser sur son passage, Junts pel Sí pourrait devenir une sépulture politique.
Le vote utile en faveur de Ciutadans
Si Junts pel Sí a été capable d’agglutiner le vote indépendantiste, Ciutadans a fait de même avec le vote « Non », au détriment du Parti populaire et de Podemos, en s’affirmant comme l’incarnation du vote utile contre l’indépendance. L’omniprésence d’Albert Rivera et Ciudadanos sur les plateaux télévisés de Madrid, impulsée par l’establishment politico-médiatique, au départ pour contrer l’essor rapide de Podemos, a servi non seulement à présenter une alternative de droite au parti de Pablo Iglesias, mais aussi à propulser leur liste en Catalogne.
Le fait que Ciutadans soit devenu avec 25 sièges la deuxième force au parlement polarise et complexifie la scène politique catalane. Cela montre aussi que, malheureusement, le discours de confrontation et la démagogie prennent dans une partie de l’électorat. Quoique, si l’on additionne les pourcentages de votes, la société catalane ne soit pas aussi polarisée que certains le voudraient : 48 % d’indépendantistes, 9 % en faveur du droit à décider et 39% contre l’indépendance.
Miquel Iceta et le bipartisme
Le bipartisme a sauvé les meubles dans une de ses composantes, celle du parti socialiste. Son effondrement, annoncé par les sondages depuis des mois, ne s’est pas produit. Miquel Iceta (le leader socialiste), avec sa particularité de « dancing man », a élevé le PSC jusqu’à une inimaginable troisième position. Xavier Garcia-Albiol (le dirigeant du PP en Catalogne) a évité aux « populaires » une défaite plus sévère, mais ses résultats sont objectivement très faibles […]
Le populisme que Pedro Sánchez (le leader du PSOE, parti socialiste de l’Etat espagnol) imputait à Podemos s’est trouvé largement dépassé par le danseur Iceta1. Même s’il faut lui reconnaître le mérite d’avoir été capable d’humaniser un politicien gris en costume-cravate, et d’avoir maintenu le PSC un peu plus qu’en vie.
Xavier García-Albiol a tenté de donner un nouveau souffle au PP, en l’éloignant de l’ombre de corruption et d’épuisement électoral qui pourchassait (l’ancienne dirigeante du PP catalan) Alicia Sánchez Camacho, mais son impulsion n’a pas été suffisante pour remonter la pente. Ses tentatives de vendre son « succès » électoral de Badalona2comme exportable à tout le territoire catalan n’ont pas suffi face au météore Ciutadans.
Le « coitus interruptus » de Catalunya Sí que es Pot
Cette campagne n’a pas non plus manqué d’allusions sexuelles. Quand Lluís Llach3 recommandait à Pablo Iglesias « d’aller faire traiter ses obsessions sexuelles chez son psychiatre », Iglesias lui répondait que « nous allons donner du sexe et du fouet » au président (du gouvernement régional). En poursuivant sur le même ton, je dirais que Catalunya Sí que es Pot s’est avéré être un coitus interruptus qui, en plus, nous laisse sur notre faim.
Alors que la peur d’une « Catalunya en Comú », après la victoire de « Barcelona en Comú » à l’hôtel de ville barcelonais, avait précisément été l’un des facteurs ayant amené à concevoir Junts pel Sí, la réalité s’est avérée très éloignée des attentes initiales. L’accord passé par en haut entre Podemos et ICV4 a frustré les espoirs d’une candidature sociale et citoyenne, Procés Constituent5et Barcelona en Comú étant relégués à ses marges.
La désorientation de la liste face au débat sur la souveraineté, avec sa mise au rencart du mot d’ordre de processus constituant souverain au profit de celui, peu distant de la « troisième voie » socialiste, d’un référendum organisé en accord avec Madrid, tout comme certaines affirmations mal venues de Pablo Iglesias tout au long de la campagne, que des médias et journalistes se sont empressés de diffuser avec ostentation, ont encore moins aidé.
Au total, c’est un très mauvais résultat pour une formation qui visait à chasser Mas et Rajoy, un résultat qui pèsera dans la perspective des élections générales, surtout quand Ciutadans est arrivé en deuxième position. C’est aussi plus qu’un avertissement à ceux qui naviguent l’œil fixé sur le scrutin de décembre.
Le tourbillon de la CUP
La CUP est la formation qui a obtenu le meilleur résultat au regard des premiers sondages. Elle a reçu le soutien du courant indépendantiste qui ne veut en aucun cas voter pour Mas. Le désenchantement d’une série de secteurs envers Catalunya Sí que es Pot, au regard de son discours sur la question nationale comme par rapport à la « nouvelle politique », a également poussé vers un vote CUP-Crida Constituent (appel constituant). Son travail notamment pendant la dernière législature, misant jusqu’au bout sur le processus constituant, lui a valu la reconnaissance d’électeurs ex-ERC et anti-Mas qui ont déserté Junts pel Sí.
Nous verrons maintenant le rôle que jouera la CUP sur la nouvelle scène politique où, que cela lui plaise ou non, elle détient les clés du processus de souveraineté. Une partie de son électorat verrait d’un bon œil un soutien à la feuille de route de Junts pel Sí et ne rechignerait pas à avoir Mas comme président, mais sa base militante et une autre partie de son électorat sont beaucoup plus critiques. Sa crédibilité future dépendra de comment elle parviendra à « survivre » dans ces eaux boueuses.6
Bye bye Unió
Et pour finir, adieu à l’Union démocratique. La bonne affaire s’est terminée pour ce parti qui a vécu pendant des années dans l’ombre de Convergence Démocratique, en bénéficiant pour les élections d’une représentation disproportionnée de 25 %. Il semble que dans son tête-à-tête avec Mas, (le dirigeant d’Unió) Duran i Lleida ait laissé son égo prendre le dessus sur une appréciation raisonnée de ses possibilités. La disparition de ce parti, immergé dans la corruption et conservateur jusqu’à la moelle, est une excellente nouvelle.
Après des mois de précampagne puis de campagne, les cartes ont enfin été jouées. Le peuple de Catalogne, dans toute sa diversité et pluralité d’opinions, s’est exprimé en faveur de l’indépendance mais Ciutadans, force émergente au discours puissamment démagogique, se tient aux aguets. La partie continue cependant. Et ici, face à l’immobilisme du PP, les gens se bougent.
Esther Vivas
Les résultats du 27 septembre
La participation de 74,95 % a battu des records. La coalition « Junts pel Sí », regroupant la CDC (Convergence démocratique de Catalogne, centre-droit) du président sortant, Artur Mas, et l’ERC (Gauche républicaine catalane, centre-gauche), a obtenu 39,59 % des voix et 62 sièges. Ciutadans, la nouvelle formation de droite anti-indépendantiste, a recueilli 17,90 % des voix et 25 sièges, suivie par le Parti socialiste catalan, 12,72 % et 16 sièges.
Puis viennent « Catalunya Sí que es Pot », l’alliance entre Podemos et les secteurs provenant du PC et d’Izquierda Unida, 8,94 % et 11 sièges ; le Parti populaire (droite) au pouvoir à Madrid, 8,49 % et 11 sièges ; et la CUP (Candidature d’unité populaire), anticapitaliste et indépendantiste, 8,21 % et 10 sièges. L’UDC ou Unió, ancien partenaire de la CDC d’Artur Mas, qui s’en était séparée par refus de l’indépendance, n’a recueilli que 2,51 % des voix, sous la barre des 3 % nécessaires pour entrer au parlement.
- 1. Qui s’est fait une spécialité de se lancer lors de ses meetings dans des pas de danse effrénés – puis d’en faire un « argument de campagne ». Les notes sont de notre rédaction.
- 2. Maire de Badalona (troisième ville de Catalogne) de 2011 à 2015, García-Albiol était encore arrivé en tête lors du scrutin municipal du 24 mai dernier. Badalona est aujourd’hui dirigée par « Guanyem Badalona en Comú », proche la liste d’Ada Colau (Barcelona en Comú) vainqueur à Barcelone, arrivée en seconde position mais qui a bénéficié du soutien des autres listes de gauche.
- 3. Le célèbre chanteur catalan, élu au parlement après avoir été tête de liste de Junts pel Sí dans la province de Gérone.
- 4. Initiative pour la Catalogne – Verts. La coalition entre ICV et l’autre secteur de la mouvance PC/ex-PC, EUiA (Gauche unie et alternative), avait obtenu 9,89 % des voix et 13 sièges lors des élections de décembre 2012. Le résultat inférieur, en 2015, de la coalition entre Podemos et ICV/EUiA a été une expression de son échec.
- 5. Le « Processus constituant », mouvement social pro-autodétermination orienté à gauche, dont l’auteure de l’article est une des animatrices.
- 6. Fin octobre, au moment où ce texte était traduit, la CUP affirmait qu’elle ne voterait en aucun cas l’investiture de Mas et ne craignait pas une crise politique suivie de nouvelles élections.