Publié le Lundi 25 janvier 2016 à 09h39.

De Kos à Athènes, quelques jours avec les migrants

Syriens, Irakiens, Afghans arrivés en Turquie, une fois rescapés du dernier écueil du bras de mer entre Bodrum et Kos, quel accueil reçoivent-ils en Grèce, dans l’ile de Kos comme à Athènes ? Un témoignage après quinze jours passés avec eux fin octobre 2015 : leurs récits et notre indignation.1

  • 1. Texte publié initialement, le 13 novembre 2015, sur le blog de l’auteure : http://blogs.mediapart.f…]

    De Kos, île grecque du Dodécanèse, à Bodrum, ancienne cité d’Halicarnasse, devenue station balnéaire turque très touristique, il y a quelque 25 km franchis en 45 minutes par les bateaux réguliers qui transportent touristes et voisins pour 15 euros aller-retour.

    Les villes aperçues sont toutes blanches, entourées de collines et bordées de plage. La mer est d’un bleu que les profondeurs assombrissent. J’y plonge mon regard et malgré le temps chaud, j’ai froid car je sais que dans cette eau il y a des corps de migrants, de celles et ceux qui n’ont pas échoué à Kos ou à Bodrum où fut retrouvé le corps du petit Aylan, enfant kurde de trois ans.

    Ce n’est ni la première ni la dernière noyade qui a ému fortement, on peut dire dans le monde entier. L’absurde des frontières et autres murs saute inévitablement aux yeux. Nous ne pouvons ignorer que chaque nuit des familles, des hommes et des femmes vont tenter une traversée hasardeuse dans l’espoir d’atteindre l’Europe, contraints de payer au moins 1000 euros pour chacun.

    Le mouvement des migrants est un fait historique dû à une situation internationale complexe, nourrie des guerres, certaines d’une barbarie exceptionnelle, du Moyen-Orient et de l'Afrique jusqu'en Asie centrale. Guerres dont les pays dominants ont pris leur part, comme les Etats-Unis en Irak ou la France en Afrique. Aussi comment s’étonner que depuis le début 2015 soient arrivés en Grèce par la mer 580 125 migrants sur un total de 723 221, et en Italie 140 200, dont 53 % de Syriens, 18 % d’Afghans et 6 % d’Irakiens ? En 2014, les chiffres des migrants en Europe avaient déjà triplé avec 274 000 arrivées.

    Et comme on sait que les réfugiés tentent de survivre au Liban où ils sont plus d’un million, en Turquie où ils sont deux millions, et que la guerre se poursuit en Syrie comme en Irak, on ne peut que comprendre que des familles ne pensent qu’à fuir la mort et la misère. Les articles de journaux, les études sur ce sujet, les émissions de télévision, les vidéos informent, mais qui sont individuellement ces migrants ? A Kos, nous avons pu les rencontrer durant quelques jours.

     

    Une solidarité visible

    Le cadre, ce sont d’abord ces tentes adossées au mur de fortification du fort des chevaliers du XVe siècle, des toilettes installées différentes pour hommes et femmes, de l’autre côté de la rue qui longe le port, des canots dégonflés ou éventrés, des gilets de sauvetage abandonnés, un peu plus loin d’autres canots, un bateau échoué. Du linge qui sèche, y compris des couches d’enfants.

    Des familles, femmes avec enfants de quelques mois à quatre ans et plus, attendent assises en groupe devant le bureau délivrant les laissez-passer qui vont leur permettre d’atteindre Athènes ; elles sont prioritaires sur les femmes et hommes seuls. Un responsable suisse du haut-commissariat aux réfugiés des Nations-Unies informe et gère les entrées dans le poste de police. Il nous affirme que tous les migrants ont leurs papiers en quelques jours, y compris les Africains.

    Tout près, un espace de Médecins sans frontières est installé avec grande tente médicale et de nombreuses tentes de migrants. La solidarité est évidente, venant tant de particuliers que d’associations de bénévoles ; ainsi toutes et tous reçoivent largement les vêtements dont ils ont et auront besoin dans leur périple futur. Le matin, un boulanger vient distribuer pains, sandwiches et confiseries. Deux fois par jour, midi et soir, des centaines de repas chauds sont servis. Les enfants sont partout, ils jouent, rient comme s’ils avaient déjà oublié ce qu’ils ont vécu, en survivant dans cette mer noire et froide si dangereuse.

    Nous avons discuté avec des Pakistanais, des Bangladais, des familles de Syriens, peu avec des Afghans qui ne parlent que leur langue nationale. Pour toutes et tous, la même affirmation de ne plus pouvoir vivre en Syrie ou au Liban, le soulagement d’avoir pu échapper à la noyade et l’attente d’arriver en Europe où, parfois, ils ont de la famille ou des connaissances, en Allemagne, au Luxembourg, en Belgique. Tous ont des téléphones portables qu’ils peuvent recharger et suivent la situation dans les différents pays d’Europe centrale.

     

    Des routes diversifiées

    Actuellement les routes se diversifient. Des Syriens arrivent au Maroc en passant par l’Algérie : ils se pressent à Melilla, utilisant leur relative ressemblance avec la population locale, achètent des passeports. Même les routes d’Afrique changent. Nous avons rencontré un Camerounais et un Congolais. Je pensais qu’ils allaient nous raconter leurs parcours en Afrique comme nous avions entendu des migrants le faire en décembre 2013, eux qui avaient circulé mois et années avant d’arriver au Maroc et passé tant de temps dans la colline du Gourougu avant de pouvoir pénétrer à Melilla, seuil de l’Espagne, puis franchir son triple rideau de fer et de barbelés.

    Les Africains rencontrés à Kos nous expliquent qu’ils sont partis de leur pays en avion pour la Turquie, avec un visa obtenu facilement contre argent comptant. Leur plus grande angoisse fut sur cette traversée de Bodrum à Kos, la nuit, sur un canot gonflable surchargé avec un petit moteur vite en panne. Ils ont dû pagayer avec leurs mains vers les lumières de Kos, la seule indication de leur destination qu’on leur avait donnée. Avec eux, une jeune femme venue, me disent-ils, d’Amérique. Elle parle espagnol, est originaire de la République dominicaine d’où elle a pu partir avec un visa pour la Turquie. Ce fut une surprise d’apprendre combien il était facile de se rendre en Turquie avec un visa du pays. Pour les Africains, francophones, la destination ne peut être que vers ce pays dont ils parlent la langue, et qui a eu tant de liens avec eux, y compris les plus violents.

    Ils nous parlent aussi de la solidarité reçue à Kos. Tout près du port, quelques restaurants à touristes, dont un les accepte et leur offre de connecter leur téléphone avec des recharges utilisables par tous. Des migrants y partagent aussi de grands plats de spaghettis. Ils sont peu visibles au centre de Kos, toujours discrets. Les associations bénévoles, nous en avons vu une, allemande avec d’autres Européens mais toujours très peu de Français, des ONG prennent aussi en charge les familles, femmes et enfants logés dans deux hôtels. Les migrants payent eux-mêmes leurs chambres mais peuvent être aidés en cas de besoin. Dès qu'ils ont reçu leurs laissez-passer, les migrants prennent leur billet de bateau pour Athènes. Lorsque nous sommes partis de Kos, ils étaient au moins aussi nombreux sur le bateau que les voyageurs et touristes.

    Nous les retrouvons aussi dans le métro du Pirée vers Athènes. Face à nous, une famille d’Afghans qui ne parle aucune langue européenne, mais parvient à nous demander où se trouve Victoria, station de métro et place d’Athènes. Nous y irons plusieurs fois. Les migrants y débarquent, reçoivent des aides en vêtements et nourriture de la population et d’associations. Ceux qui ont de l’argent peuvent louer des chambres d’hôtel, les Syriens surtout, en attendant le grand départ sur les routes. Les passeurs sont très présents, proposant des cars vers la frontière de Macédoine avec des tracts en anglais et surtout en arabe. A Kos, des familles nous avaient aussi parlé de Patras pour rejoindre l’Italie en évitant la longue route de l’Europe centrale.

    Les derniers à quitter Victoria sont les Afghans, toujours des familles aux nombreux bébés et enfants. Nous en retrouverons beaucoup à Galatsi, dans un centre de regroupement face au gymnase olympique avec de grands hangars chauffés, aménagés avec des tentes. Des bénévoles et des associations assurent la distribution de vêtements de toutes tailles. En les aidant à trier, j’en ai trouvé beaucoup de neufs. Des enfants jouent dans la grande cour. Il y a une assistance médicale et plusieurs centaines de repas chauds sont distribués chaque jour. A leur tour, ils quitteront ce centre au bout de quelques jours pour poursuivre leur route vers l’Allemagne et les pays nordiques.

     

    Tous les migrants sont des réfugiés

    Si nous approchons là une réalité, nous savons qu’elle n’est que partielle. Ce que nous avons vu et entendu confirme les statistiques sur des flux qui ne peuvent que se poursuivre. Tous ces migrants sont des réfugiés fuyant les horreurs de la guerre, du monde qui fut le leur et se trouve détruit, de la mort autour d’eux au point de braver et faire braver à leur famille des trajets terrestres et maritimes des plus difficiles.

    Mais partout, loin de ce qui se passe en France, les migrants reçoivent souvent aide et assistance, compréhension de ce qu’ils vivent. Ils sont liés à ceux qui sont partis avant eux, échangent avec eux sur leur portable, mais aussi avec les passeurs, à propos des routes qui se modifient en fonction des murs dans lesquels s’enferment des pays tels la Hongrie.

    Aucun mur, aucune frontière, aucune mer, ne peuvent empêcher les migrants, réfugiés demandant l’asile, d’arriver en Europe. Cette Europe dont les pays, les peuples se sont affrontés lors des deux guerres mondiales du XXe siècle, a vu des économies détruites et connu des dictatures sanglantes. Des populations se sont déplacées pour fuir la barbarie. Combien de Français ont aujourd’hui des origines italiennes, espagnoles ou polonaises ? Certains de leurs parents témoignent aujourd’hui, à plus de 80 ans, de ce qu’ils ont vécu eux aussi sur les routes, ou parqués dans des camps plus que rudimentaires en connaissant froid et faim, disant combien ils se sentent solidaires des migrants, réfugiés demandant l’asile, si peu accueillis en France.

    Dans les livres scolaires d’Histoire on peut lire qu’après la Deuxième Guerre mondiale, il n’y a enfin plus eu de guerre. Balivernes. C’est oublier bien vite les guerres coloniales contre les peuples qui voulaient être indépendants. Les mêmes camps ont encore servi en France contre celles et ceux qui étaient chassés de chez eux par ces guerres de décolonisation. La Syrie, l’Irak ou l’Afghanistan ne subissent-ils pas aujourd’hui le poids de l’occupation et des guerres menées par les occidentaux ?

    Être solidaires de ces migrants, et nous sommes honteux qu’ils puissent connaître la jungle de Calais, ne suffit plus. C’est à nous de refuser la politique du gouvernement français face aux migrants, aux sans-papiers qui sont des migrants arrivés plus tôt que les vagues d’aujourd’hui, de nous mobiliser pour celles et ceux qui sont déjà là comme pour les quelques nouveaux arrivants. Les droits d'accueil et d'asile ne se découpent pas.

    Michèle Villanueva