Entretien avec Mauro Gasparini, membre de la direction de la Gauche anticapitaliste en Belgique, qui vient de succéder à la LCR.
Vous avez récemment créé la Gauche anticapitaliste. De quoi s’agit-il ? Quels objectifs ? Pourquoi maintenant ?
La Gauche anticapitaliste n’est pas le produit d’une fusion entre organisations, mais plutôt l’aboutissement d’une évolution de ce qu’était la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) belge. C’était le nom de notre organisation en Belgique francophone – en Flandre on s’appelait toujours SAP, « Parti ouvrier socialiste » – que nous avions adopté en espérant bénéficier de la dynamique suscitée par le développement de la LCR française et le succès des candidatures d’Olivier Besancenot dans les années 2000. Nous avons réalisé que, même si nous défendons toujours une perspective de société que nous appelons « écosocialiste » mais qui pourrait être qualifiée de communisme du 21e siècle, et même si nous pensons toujours que pour y arriver il faudra une rupture radicale, une transformation révolutionnaire de la société, cette appellation reflétait de moins en moins notre approche et notre intervention réelle dans les luttes sociales et dans la société. En Belgique, il n’y a pas eu de grand parti communiste comme en France, ni de tradition révolutionnaire forte, tant le pays est profondément façonné pour le réformisme, avec l’intégration des bureaucraties syndicales dans des mécanismes structurels de concertation permanente et donc une institutionnalisation des rapports sociaux sous la coupe paternaliste, de plus en plus autoritaire et néolibérale, de l’État. Notre ancien nom était donc davantage un écran qu’un moyen d’entrer en discussion avec les gens, y compris avec ceux qui partagent l’essentiel avec nous : volonté de justice sociale, de rupture radicale avec le système, féminisme, antiproductivisme de gauche, antiracisme et internationalisme conséquents, etc. Notre nouveau logo renvoie à ces différentes dimensions de notre projet. On a donc décidé de changer de nom pour marquer notre volonté et notre objectif de nous ouvrir, de nous élargir, et de regrouper celles et ceux qui cherchent des moyens de combattre le système capitaliste. Nous avons donc changé de nom en Flandre également, où l’on s’appelle dorénavant « Courant pour un projet anticapitaliste ».
Dans les textes que vous avez publiés récemment, vous vous présentez davantage comme un outil pour construire un parti que comme un parti à part entière. Cela signifie que contrairement à d’autres courants politiques, vous n’avez pas renoncé à la forme parti…
Tout à fait. Nous sommes une petite organisation et nous avons conscience de nos limites actuelles. Ces changements de noms, c’était aussi un moyen de nous mettre en conformité avec ce que nous sommes, une organisation et un courant politique. Mais un parti au sens plein du terme devrait prétendre avoir une réponse à toutes les questions, être implanté suffisamment pour pouvoir agir partout, être capable de se présenter seul aux élections… Ce n’est pas notre cas. Mais nous restons persuadés que pour gagner des victoires d’une ampleur importante, et pour renverser la société capitaliste, la question de savoir qui détient le pouvoir reste fondamentale. Nous avons donc besoin d’un outil politique qui pose la question du pouvoir et d’une stratégie pour le conquérir : un parti. Ce qui passe selon nous par l’existence et l’activité de courants comme le nôtre, qui agissent et discutent, humblement, avec celles et ceux qui ressentent le besoin d’un tel parti et qui ne trouvent pas de réponse adéquate dans la situation et les dynamiques actuelles.
Il existe un parti que l’on situe plutôt du côté de la gauche radicale, le Parti du travail de Belgique (PTB). Ce cadre n’est pas satisfaisant ?
Le PTB, issu de la matrice mao-stalinienne, est devenu une force qui compte au niveau national. Mais ce n’est pas encore un parti de masse comme a pu l’être la social-démocratie en Belgique – ou le PC en France. Ce n’est pas non plus un parti révolutionnaire, en tout cas ce n’est pas sur cette base qu’ils se positionnent dans l’espace politique, qu’ils se construisent et recrutent, même si en « off » certains cadres disent garder cette perspective. Mais il est certain qu’ils occupent, à la gauche de la social-démocratie et des Verts, une place importante : en Belgique francophone, ils sont régulièrement, dans les sondages, aux alentours des 15 %, et 5-7 % en Flandre, une région pourtant très à droite. Ils incarnent une gauche anti-austérité, vierge de la cogestion du pouvoir, ils posent la question des services publics, de la taxation des plus riches, etc. Nous nous en réjouissons pour plusieurs raisons : cela peut impliquer une déstabilisation du système politique belge avec une polarisation vers la gauche, et ils contribuent à renormaliser une série de réformes et valeurs de gauche. Nous avons d’ailleurs fait une alliance avec eux aux élections de 2014, dans une dynamique liée à mobilisation politique de secteurs syndicaux combatifs et de personnalités en rupture avec la social-démocratie. Cette alliance a amplifié la percée de la gauche radicale mais, depuis, le PTB ne manifeste pas de volonté de coopérer durablement, et de manière transparente, démocratique et pluraliste, avec d’autres forces de la gauche radicale. Il semble regarder désormais plutôt du côté de la gauche des sociaux-démocrates et des Verts pour s’agrandir. Ils se concentrent sur leur propre construction, avec un fonctionnement encore très vertical, sans droit de tendance, sans réelle démocratie interne… Nous sommes conscients des rapports de forces : le reste de la gauche radicale est nettement moins implanté que le PTB. Nous regrettons pourtant leur choix, et tout en nous construisant, nous pensons qu’il faut favoriser le travail commun dans la gauche radicale, et certainement aussi avec le PTB, même si c’est parfois difficile.
Comment construire une véritable alternative politique dans de telles conditions ?
Les mobilisations anti-austérité de 2011 à 2015, avec le pic de la vague de grèves et manifestations massives en 2014, combinées à l’épuisement du PS après 25 ans de gestion néolibérale, avaient permis que la question d’une alternative politique se pose à une échelle relativement importante, chez les syndicalistes combatifs, chez d’autres acteurs des mouvements sociaux, etc. Mais en l’absence de luttes massives depuis, la colère est détournée de plus en plus sur le terrain électoral, et c’est un certain attentisme qui règne. Beaucoup de gens regardent désormais vers les prochaines élections, municipales en 2018, régionales, européennes et législatives en 2019, et les directions syndicales interpro n’ont aucune stratégie sérieuse de blocage des plans gouvernementaux, alors que les attaques antisociales, racistes et anti-ouvrières continuent. Or pour nous il est clair qu’en l’absence de mobilisation, on laisse le champ libre aux attaques du gouvernement, et en plus on risque de démoraliser une partie de notre camp, ce qui ne favorisera pas une rupture par la gauche aux prochaines élections. Pour nous, le développement des luttes, leur convergence et l’auto-organisation restent les tâches essentielles, tout en ne renonçant pas à poser la question du pouvoir. Nous essayons donc de nous adresser aux syndicalistes combatifs, de questionner de façon critique les orientations des directions syndicales, nous développons un discours articulant lutte contre l’exploitation et luttes contre les oppressions, et tentons de faire revivre le débat stratégique et de nous rendre utiles, dans le mouvement syndical, dans les mouvements sociaux, féministes, antiracistes, écologiques, LGBTI, de solidarité internationale, etc. Avec modestie, mais avec conviction.
Inévitable (?) dernière question, entre autres liée à l’actualité en Catalogne : comment articulez-vous, en Belgique, question nationale et question sociale ?
Nous avons deux noms mais une seule organisation et une structure de direction à l’échelle belge, avec des néerlandophones et des francophones. Mais nous agissons dans des espaces sociopolitiques en partie différents, ce qu’ont bien compris les nationalistes et l’extrême droite flamands, qui s’appuient sur cette réalité pour développer leurs discours réactionnaires. Les médias sont communautarisés : on ne voit pas les mêmes infos, les francophones ne savent pas se qui se passe chez les Flamands, les débats qui existent, les mobilisations, etc., et c’est la même chose dans l’autre sens. Mais un certain nombre de questions essentielles se posent encore au niveau fédéral : les salaires, les conventions collectives, la sécurité sociale, les retraites, les chemins de fer, la politique étrangère, l’asile, etc. Nous sommes contre toute forme de régionalisation de ces questions et défendons l’unité de classe, pour que les droits et les conquêtes sociales bénéficient à l’ensemble des salariéEs du pays. Mais cela ne signifie pas pour autant que nous sommes unitaristes comme peuvent l’être une partie de la social-démocratie francophone, ou, à bien des égards, le PTB : nous ne défendons pas le mythe nostalgique du belgicanisme, et avançons des mots d’ordre d’unification des travailleurEs dans le respect de l’autonomie culturelle, linguistique, etc., au sein d’une république fédérale, démocratique et sociale.
Propos recueillis par Julien Salingue