Publié le Mardi 7 mars 2023 à 20h49.

Deux ans après le putsch militaire, la guerre oubliée de Birmanie

Le 1er février 2021, l’armée birmane (Tatmadaw) a rompu sa cohabitation gouvernementale avec la Ligue nationale pour la démocratie (LND), incarcérant ses dirigeantEs, puis a plongé le pays entier dans une guerre asymétrique atroce. Deux ans plus tard, elle n’a toujours pas réussi à imposer son contrôle sur une grande partie du territoire. Malgré leur infériorité en armement, les différentes composantes de la résistance l’ont mise en échec, avec pour objectif d’en finir à jamais avec un régime militaire qui a clairement manifesté son refus de toute transition démocratique.

 

Citons, en guise d’introduction, la déclaration publiée le 1er février 2022 par le Women’s Peace Network (Réseau des femmes pour la Paix). Il exprime en effet avec force ce que nous ressentons toutes et tous, nous qui suivons au jour le jour le combat des peuples de Birmanie :

« Deux ans depuis la tentative de coup d’État de l’armée birmane, plus de cinq ans depuis ses attaques génocidaires de 2017, et après ses décennies d’atrocités contre nos communautés, nous, Women’s Peace Network, nous sommes en proie à une tragédie et à une rage indescriptibles. L’armée reste libre de brutaliser le pays tout entier, même après avoir assassiné près de 3 000 civils, arrêté et détenu arbitrairement plus de 17 000 personnes, et torturé des centaines de milliers d’autres en seulement deux ans. Ses forces intensifient leurs frappes aériennes et l’utilisation d’armes lourdes dans l’État Chin, la région de Sagaing, l’État Karen, l’État Kachin, l’Arakan et de nombreuses autres régions où résident nos communautés. Tant dans ces régions que dans les prisons et les centres d’interrogatoire du pays, les militaires patriarcaux et misogynes s’en prennent aux femmes et aux filles en leur faisant subir les formes les plus brutales de la violence sexuelle. Les Rohingyas sont maintenant confrontés à un risque croissant d’attaques génocidaires de la part de l’armée : au cours des deux dernières années, la junte a émis et réémis des politiques et des restrictions pour arrêter et détenir au moins 2700 Rohingyas, dont plus de 800 femmes. »

Rage face à la solitude dans laquelle la population martyrisée a été laissée par la dite « communauté internationale », alors qu’elle s’est engagée dans la résistance à la dictature avec un immense courage. Rage, car si l’aide méritée avait été accordée en temps et en heure, le putsch aurait avorté et mille souffrances auraient été évitées. Admiration devant la capacité de tant d’organisations, de tant de personnes, à faire front à la pire des adversités. Espoir, car si la junte n’a pas été chassée du pays, elle n’a pas pu, pour autant, stabiliser son règne, malgré tout l’appui qu’elle a reçu des grandes puissances que sont la Chine et la Russie, mais aussi l’Inde et le Pakistan au poids régional considérable, du Vietnam et de ses (autres) voisins que sont le Laos et la Thaïlande… Elle ne contrôlerait militairement aujourd’hui que la moitié du territoire, ou un peu plus, et n’a pas réussi à briser l’esprit de résistance populaire. C’est pourquoi Women’s Peace Network parle de tentative de coup d’État.

Deux ans après : la violence de la répression, les succès de la résistance

Chacun commémore à sa façon le deuxième anniversaire du putsch militaire.

La résistance a organisé une journée de « grève silencieuse » de 10h à 15h dans de nombreuses régions du pays, une opération « ville morte ». À l’étranger, des rassemblements se sont tenus devant des ambassades, conspuant le nom du dictateur-général Min Aung Hlaing, le chef de la junte. Le plus important de ces rassemblements s’est probablement tenu en Thaïlande, fort de plusieurs centaines de manifestantEs portant parfois un portrait d’Aung San Suu Kyi ou trois doigts levés, le signe de ralliement de la jeunesse mobilisée contre l’ordre monarchique absolue dans le royaume thaï, où réside une importante communauté immigrée birmane. Cette communauté est placée sous surveillance étroite par le régime monarcho-militaire thaï qui soutient la junte.

La junte pour sa part, après avoir prolongé l’état d’urgence pour six mois de plus, a imposé la Loi martiale dans trente-sept localités (au sein de huit régions et États), dont les bastions de la résistance dans les régions de Sagaing et Magwe. Elle dote les commandants régionaux des pleins pouvoirs et ce seront les tribunaux militaires qui traiteront toute affaire pénale mettant, à leurs yeux, en cause le régime. Elle annonce que la peine de mort et des condamnations à perpétuité seraient prononcées. Aucun appel des verdicts ne sera autorisé, sauf en cas de condamnation à mort, les appels pourront être alors être soumis au… généralissime Min Aung Hlaing, pour décision finale.

En 2021, le régime avait déjà déclaré la loi martiale dans certaines parties de Yangon (Rangoon), de Mandalay et de l’État Chin. Près de 100 personnes avaient alors été condamnées à mort.

Quel est le bilan de la campagne de terreur poursuivie par la junte ces deux dernières années ? Selon l’Association d’aide aux prisonniers politiques (Assistance Association for Political Prisoners, AAPP), plus de 2 500 personnes auraient été tuées, plus de 16 500 autres auraient été arrêtées et plus de 13 000 seraient aujourd’hui encore détenues. 138 condamnations à mort ont été prononcées, dont 41 in abstentia. En juillet, quatre prisonniers politiques accusés de « terrorisme » ont été pendus. Ce sont les premières exécutions effectuées depuis la fin des années 1980. En novembre, sept étudiants de l’université Dagon ont été condamnés à la peine capitale.

On estime à 1,5 million au moins le nombre de personnes déplacées par la guerre (certains évoquent trois millions).

Cependant, malgré cette campagne de terreur et la supériorité criante de l’armée en matière d’armement, la situation militaire a évolué en défaveur de la junte. Le général Min Aung Hlaing a lui-même reconnu, le jour anniversaire du coup d’État du 1er février 2021, lors d’une réunion de l’état-major, que « l’état de la nation n’est pas encore revenu à la normale : plus d’un tiers des districts ne sont pas totalement sous contrôle militaire ». Un euphémisme qui revient à un aveu d’échec. L’initiative est actuellement du côté de la résistance et Tatmadaw subit de sérieux revers dans les États Chin, Shan, Karen et Kachin, ainsi que dans la région de Sagaing, Magwe, et ailleurs dans le delta de l’Irrawaddy.

L’avenir de la Birmanie reste ouvert, envers et malgré tout. Un chapitre entier de l’histoire du pays s’est clos dans une crise paroxysmique. La junte voulait assurer à la caste dirigeante militaire la pérennité et le monopole de son pouvoir sur la société entière, ce pouvoir se voit au contraire remis en cause. Un retour à la situation d’avant le putsch apparaît impossible, la dernière tentative de transition démocratique pacifique ayant échoué dans un bain de sang. Il y a quelque chose de définitif dans cet échec. Les générations d’officiers supérieurs se sont succédé, mais l’armée, elle, n’a pas changé, ne changera pas.

Retour sur 2021

L’attention se porte aujourd’hui sur la situation deux ans après le putsch du 1er février 2021, commémoration des « anniversaires » oblige. Qui ne connaît pas l’histoire de la Birmanie pourrait croire que Tatmadaw s’est emparée du pouvoir en 2021, renversant un gouvernement civil. Ce n’est pas le cas. Depuis cinq décennies, les régimes militaires se succèdent en Birmanie. Après avoir été isolée jusqu’en 2011 et pour achever la réinsertion économique et diplomatique du pays sur le plan international, la junte était soucieuse de gagner un vernis démocratique en autorisant la tenue d’élections relativement libres, tout en s’assurant qu’elle garderait le contrôle des institutions.

L’armée s’est dotée d’un parti politique, l’USDP (sigle anglais du Parti de l’Union, de la solidarité et du développement), convaincue qu’il gagnerait les élections de 2020. Elle a piloté la rédaction d’une Constitution sur mesure. Elle l’assure automatiquement d’une minorité de blocage dans toutes les assemblées législatives, où 25 % de sièges non élus lui sont réservés, en sus des sièges que son parti et ses alliés auraient obtenus (elle peut ainsi interdire l’adoption d’un amendement constitutionnel, qui exige au moins 75 % des votes). Elle reçoit d’office la direction de ministères clés (Défense, Intérieur et Sécurité des frontières). L’institution militaire est protégée de tout contrôle d’une autorité civile. La junte impose ainsi sa prééminence au sein de la coalition gouvernementale.

Gros grain de sable, c’est la Ligue nationale pour la démocratie et non l’USPD qui a emporté haut la main les élections de 2020, avec 82 % des voix ! Aung San Suu Kyi était devenue l’un des piliers du champ politique birman, cristallisant dans les régions centrales le rejet de l’ordre militaire. Forte de sa légitimité électorale, elle a accepté l’expérience très risquée de la cohabitation gouvernementale avec l’armée. Il était pourtant assez illusoire de croire que Tatmadaw pourrait céder volontairement ses prérogatives à la suite d’un scrutin législatif, du moins sans mobilisation massive de la population (dont Suu Kyi alors ne voulait pas). Elle a parié sur une évolution progressive du rapport de force civils-

militaires au sein du régime. Un pari qu’elle a payé d’un prix exorbitant : la détention sans fin, la mise au secret, l’arrestation massive et l’assassinat de cadres du parti dont elle était la figure de proue.

Le putsch et la riposte

L’objectif de l’armée n’était pas de conquérir le pouvoir, elle l’avait déjà, mais de le monopoliser à nouveau, alors qu’Aung San Suu Kyi menaçait d’enquêter sur les affaires de corruption et de pousser son avantage au-delà de ce que l’armée était prête à accepter. C’est pourquoi je parle généralement, pour ma part, de putsch, plus que de coup d’État, ou alors de coup d’État préventif.

Le putsch a suscité une immense levée populaire. Dès le lendemain du coup, dans le centre de Rangoon, la population a occupé les balcons dans un concert de casseroles, réputé chasser les « esprits maléfiques ». Les hôpitaux sont entrés en dissidence ouverte et la jeunesse lycéenne est descendue dans la rue. Les fonctionnaires n’ont pas été en reste, paralysant les chemins de fer, les banques. Une paralysie qui a touché une grande partie de la production industrielle… Le 6 février, les ouvrières du textile ont manifesté dans la banlieue de la capitale économique. La désobéissance civile s’est rapidement propagée dans l’ensemble du territoire avec, en point d’orgue, la grève générale du 22 février, plus d’un million de personnes défilant dans de nombreuses localités et bien d’autres multipliant les arrêts de travail.

Cette levée populaire était à la fois spontanée et coordonnée par le Mouvement de défense civique (MDC) à la direction duquel se trouvaient précisément des représentations d’infirmières et du personnel soignant, de la jeunesse lycéenne, des fonctionnaires (de nombreux secteurs sont nationalisés en Birmanie), des femmes et des étudiants, de syndicats du privé (dans le textile en particulier), dont le CTUM, d’enseignants… Cette synergie a donné naissance à ce qui doit bien être l’un des plus grands mouvements de grève et de mobilisation de l’histoire moderne. Ainsi, par son ampleur, cette « révolution de printemps » a d’emblée dénié à la junte militaire toute légitimité, toute autorité – et ce dans un pays où l’armée se présentait comme la Gardienne de la Nation.

 

Le Mouvement de désobéissance civile. La junte ne s’est pas seulement attaquée à la LND, mais aussi aux mouvements sociaux, représentés pour une bonne part au sein du MDC. Si ce dernier a pu voir quasi instantanément le jour, c’est que les leçons des précédentes grandes luttes antidictatoriales (dont celle de 1988) avaient été tirées. L’entrée en résistance a été immédiate, avec en point d’orgue la grève générale du 22 février.

Le Mouvement de désobéissance civile n’était pas un « front » de la LND, mais une coordination indépendante. Des militantEs de gauche y participaient, appartenant notamment au Social Democratic United Front (SDUF), le Front uni social-démocrate, un courant d’extrême gauche (« social-démocrate » s’entend ici dans le sens que donnaient à ce terme Lénine et les bolcheviks).

La Ligue nationale pour la démocratie. La LND a bien évidemment contribué dans la plaine centrale à l’organisation de la résistance, ces cadres étant pourchassés et sa direction pour une grande part incarcérée. Nombre d’entre eux ont fait preuve de combativité et de courage. En pays bamar, les manifestations se sont souvent déroulées sous le portrait d’Aung San Suu Kyi qui incarnait, avec le président Myint Swe, lui aussi en détention, la continuité, la légalité du gouvernement civil. Pendant plusieurs décennies, Aung San Suu Kyi a maintes fois subi la répression militaire, refusant fermement de s’exiler et de rejoindre sa famille en Grande-Bretagne. Son courage est indéniable et elle a reçu pour cela le prix Nobel. Un prix qui lui a cependant été retiré après le génocide des Rohingya.

Le génocide des Rohingya. Les Rohingya habitent depuis longtemps la Birmanie, en bordure du golfe du Bengale, et bon nombre d’entre eux étaient reconnus comme des citoyenNEs de plein droit (la question de la citoyenneté au Myanmar est une histoire fort compliquée). Rohingya signifie d’ailleurs « habitants du Rohang », plus généralement connu comme l’Arakan / l’État Rakhine – « habitants de l’Arakan », donc. Le régime militaire leur refuse le droit de s’appeler ainsi, les considérant comme des étrangers. Cette population a été soumise à diverses campagnes de discrimination, voire à des massacres comme en 2012, pour déboucher en 2017-2018 sur un génocide et la fuite massive des survivants (quelque 750 000 réfugiéEs, pour une grande part au Bangladesh ou errant entre divers autres pays).

L’aile extrémiste nationaliste d’extrême droite du bouddhisme birman a joué un grand rôle dans la diabolisation et la déshumanisation des Rohingya. Comme bien souvent, derrière les discours enflammés en défense de causes « sacrées » – comme l’identité religieuse ou ethnonationaliste – se cachent des enjeux très terre à terre. Le génocide n’aurait probablement pas eu lieu s’il ne fallait pas faire place nette pour ouvrir le territoire où les musulmans vivaient, à la construction d’un port en eau profonde, d’une zone industrielle et de nouvelles infrastructures au bénéfice des généraux, de l’Inde et de la Chine. La politique des « corridors » permet en effet au régime chinois de raccourcir les échanges commerciaux, d’investir massivement dans les pays concernés (il y a aussi un « corridor pakistanais »), de renforcer son influence à sa périphérie et de contourner un possible blocus que l’armée US pourrait exercer au niveau du détroit de Malacca, plus à l’est.

Le génocide a été occulté en Birmanie et aucune solidarité substantielle ne s’est manifestée de la part de Bamars ou d’États ethniques. C’est certes l’armée qui a commis le génocide, mais dans un premier temps, Aung San Suu Kyi a agressivement défendu les généraux dans l’arène internationale, allant jusqu’à dénoncer les organismes onusiens chargés de l’aide comme des « complices des terroristes ».

La jeune génération birmane semble aujourd’hui prête à affronter ce lourd passé. Des Bamars subissant aujourd’hui la violence sans merci de Tatmadaw vivent dans leur chair le sort qui a été fait aux Rohingya et se sentent coupables d’avoir regardé ailleurs en 2017-2018. Le nouveau gouvernement d’Unité nationale a reconnu le génocide, dans un communiqué daté du 3 juin 2021, affirmé que les responsables de ce crime devraient être jugé et condamnés. Des représentants d’associations Rohyngha restent sceptiques sur ce mea culpa et demandent à juger sur pièce, mais reconnaissent qu’un nouveau « possible » s’ouvre du côté de l’opposition à la junte, alors que rien ne peut être espéré côté Tatmadaw.

 

Les élites bamars et l’ethnonationalisme

La Birmanie est le plus grand pays d’Asie du Sud-Est continentale, plus vaste que la France, bien que moins peuplé. Elle a la forme d’un fer à cheval dont le bras droit (à l’est) serait plus long que le bras ouest. La plaine centrale, où court du nord au sud le fleuve Irrawaddy, est bordée de montagnes frontalières. Sa façade maritime, dans la partie méridionale, borde la mer d’Adaman et le golfe du Bengale (océan Indien).

Administrativement, le pays est pour l’essentiel divisé en sept États ethniques à la périphérie (40 % de la population) et sept régions au centre (60 %). 135 ethnies sont officiellement reconnues. La Birmanie est dotée d’un parlement bicaméral, l’Assemblée de l’Union, composé d’une chambre basse, la Chambre des représentants, et d’une chambre haute, la Chambre des nationalités. Il s’agit en réalité d’un faux fédéralisme, le gouvernement central n’ayant jamais articulé de politiques de développement pensées à l’échelle du pays entier.

Dans cette configuration, le pouvoir central est bamar, censé incarner, dans la tradition coloniale, le pays « utile ». Le régime fonde notamment sa légitimité sur la défense de « sa » Birmanie, face à la figure de « l’autre », les peuples non bamars de la périphérie. Les élites sociales bamares, auxquelles Aung San Suu Kyi appartient, sont culturellement ethnonationalistes. C’est l’une des raisons qui explique que Suu Kyi ait pu cohabiter un temps avec l’armée et la défendre après le génocide des Rohingya.

Suu Kyi est la fille d’Aung San, le plus connu des fondateurs de l’armée nationale durant la Seconde Guerre mondiale et, en 1939, du Parti communiste birman (PCB). Il fut assassiné, avec six autres membres du gouvernement provisoire, le 19 juillet 1947 par un dirigeant d’extrême droite. La formation de cette armée pendant la guerre est marquée par des retournements d’alliances et il n’y a pas eu, comme en Chine, un long processus combinant guerre populaire, lutte de libération nationale et révolution sociale. Le PCB avait d’indéniables racines dans l’histoire de luttes populaires, mais il restait de composition exclusivement bamare.

La stature d’Aung San Suu Kyi tient pour une part à cette filiation. L’ambivalence de son rapport à l’armée probablement aussi. Elle ne veut pas ternir son aura historique tout en cherchant à affirmer la prééminence du gouvernement civile contre l’état-major de Tatmadaw, sa propre légitimité étant électorale. Par ailleurs, la tradition politique dans laquelle elle s’inscrit est celle d’une gauche « verticaliste », autoritaire. Durant la période relativement démocratique qui précède le putsch de 2021, la « société civile » s’est rapidement développée, mais Suu Kyi ne s’appuie pas sur elle et ses mobilisations. L’ethnonationalisme et le verticalisme apparaissent comme deux des facteurs qui ont contribué à l’échec d’une transition démocratique, par ailleurs fort aléatoire.

 

Questions d’avenir

La transition démocratique a échoué, la stabilisation de la dictature militaire aussi. La situation en Birmanie est plus instable que jamais, mais l’extension de la lutte armée dans l’ensemble du territoire change bien des choses.

• Tatmadaw est réputée pour sa cohésion. Devenue en quelque sorte la fraction dirigeante de la société, elle peut être un canal de promotion sociale. Par-delà ses divisions et rivalités, le corps des officiers supérieurs défendait solidairement ses prérogatives politiques et son empire économique (l’économie « kakie »). Il garde aujourd’hui encore d’importantes sources de revenus, « légales » ou pas (comme les trafics frontaliers) et maintient son emprise sur les conscrits (un par famille) par la menace. Tant que les troupes ont été envoyées combattre des organisations ethniques (« l’autre »), cette cohésion a été maintenue. Une fois que la répression a frappé les populations bamares, une série de défections se sont produites. Elles pourraient se poursuivre dans la mesure où l’armée subirait des revers couteux. Hier, Tatmadaw opérait de façon discontinue sur un nombre limité de théâtres d’opérations, dans certains États ethniques seulement. Aujourd’hui le pays entier est une zone de guerre, ce qui lui pose des problèmes opérationnels nouveaux.

• La coopération militaire des oppositions. Il y a deux ans, il n’existait évidemment pas d’opposition armée bamare au pouvoir militaire, puisque la LND, cohabitait avec eux au sein du gouvernement. En revanche, de nombreux mouvements politico-militaires opèrent dans les États ethniques – on parle des Organisations ethniques armées (les EAOs dans le sigle anglais). Une partie d’entre elles s’est portée au secours des militantEs de la plaine centrale, pourchasséEs par la junte. Ce n’est pas la première fois, mais cela a gagné une ampleur sans précédent. Voilà qui change bien des choses !

La formation de combattantEs bamars expérimentés prend du temps et les déplacements sont dangereux. La qualité de l’armement est un problème majeur. Même les organisations ethniques armées qui combattent la junte ne possèdent pas en quantité les équipements portables qui permettent d’abattre un avion ou un hélicoptère, de détruire un char suffisamment blindé. Ailleurs, les unités de guérilla ont un armement hétéroclite, réduit parfois à des fusils de chasse artisanaux et des explosifs de fabrication maison.

La coordination des opérations militaires est aussi difficile à assurer. Le gouvernement d’Unité nationale a constitué les Forces de défense du Peuple (PDF) et voudrait placer l’ensemble des unités armées sous son commandement, mais le pourrait-il ? Par ailleurs, il reste trop identifié à la Ligue nationale pour la démocratie pour que les EAOs se rallient et que plusieurs unités locales reconnaissent son autorité.

• L’autoactivité de masse et la modification du champ politique de l’opposition bamare. L’extension générale de la guérilla implique un degré élevé d’autoactivité locale. Il en va de même du maintien d’autres formes de lutte, comme les manifestations flash des étudiants ou des grèves revendicatives dans certaines entreprises. De nouvelles générations de cadre se forment ainsi, acquérant le sens de l’initiative. Cela ouvre le terrain social comme le terrain démocratique des luttes à une pluralité de composantes et devrait nourrir le pluralisme politique des mouvements politiques progressistes, incluant des organisations d’extrême gauche.

Comment vont évoluer, dans ce contexte, la Ligue nationale pour la démocratie et le Gouvernement d’Unité nationale ? Ils maintiennent évidemment Aung San Suu Kyi, « Conseillère d’État », et Myint Swe, Président, dans leurs fonctions, mais on peut penser que la LND et le GUN sont de fait entrés dans l’ère post-Suu Kyi. La composition du nouveau gouvernement est pluriethnique, et il a pris des engagements importants concernant la refonte complète du droit à la citoyenneté, actuellement très inégalitaire (« fonder la citoyenneté sur la naissance au Myanmar ou la naissance n’importe où en tant qu’enfant de citoyens du Myanmar ») ou à établir un véritable fédéralisme qui serait défini en coopération avec les minorités. Il doit montrer, de façon convaincante, que ces engagements ne sont pas cosmétiques.

• L’impact géopolitique. Le climat diplomatique se détériore pour la junte. Les États-Unis annoncent un durcissement des sanctions internationales, imparfaitement suivis par l’Union européenne (mais pas du tout par le Japon). La Chine réévalue la situation et aurait suspendu la construction de la zone portuaire en Arakan (État Rakhine). Le régime chinois ne fait pas dans l’idéologie. Il avait eu de très bons rapports avec Aung San Suu Kyi, avant de soutenir la junte, mais il a besoin de traiter avec un pouvoir capable de garantir la stabilité du pays, ce qui n’est plus le cas. Pékin tente de traiter directement avec d’autres interlocuteurs que le SAC, dont des organisations ethniques.

• La solidarité. Elle ne perd rien de son urgence. Le combat populaire n’est pas gagné. La dictature importe de nouveaux tanks et avions de chasse, gardant la maitrise du ciel. Pillant les ressources naturelles du pays, elle a les moyens d’acheter des soutiens dans des États ethniques ou de coopter quelques cadres de la LND. Dans ces conditions, il faut notamment :

• Imposer l’isolement diplomatique complet du SAC. Le GUN doit, pour l’heure, assurer la continuité de la représentation légale de l’Union birmane (Myanmar) dans toutes les instances internationales et régionales (ASEAN…).

• Dénoncer et sanctionner les firmes qui continuent à fournir, directement ou indirectement, les moyens financiers et militaires à la junte de poursuivre sa guerre.

• Exiger la libération inconditionnelle de toutes et tous les prisonniers politiques.

• Obtenir une augmentation significative de l’aide, y compris militaire, à la résistance, pour qu’elle reçoive notamment de quoi protéger les populations des frappes aériennes et de l’assaut des blindés.

• Assurer un soutien militant aux différentes composantes de la résistance, politique et financier. L’association Europe solidaire sans frontières a, pour sa part, assuré un suivi permanent de la situation en Birmanie via son site Internet et a envoyé 4 500 € en 2022, versé au pot commun des mouvements de solidarité présents aux frontières du pays.