Publié le Lundi 14 janvier 2013 à 12h56.

Egypte : Une révolution permanente

Presque deux ans après son surgissement en janvier 2011, la révolution égyptienne s'est emparée de la question de l'émancipation sociale, avec de nombreuses luttes sur les questions économiques et politiques. Une colère sociale que l’Etat tente, sans succès, de dévier sur le terrain religieux.

 

300 grèves et manifestations. C’est le nombre de mobilisations qu’a recensé dans son dernier rapport le Centre égyptien pour les droits économiques et sociaux pour la seule première moitié de septembre. Et ce alors que le syndicat officiel avait promis de suspendre les grèves, déjà criminalisées par des peines de prison et des amendes allant jusqu'à 50 000 euros ! Une réalité largement occultée par les médias occidentaux qui, en se focalisant sur l'opposition islam-laïcité, veulent donner l’impression que ce qui se passe dans ce pays ne tourne qu'autour des questions religieuses.

 

Grèves en cascades

Avec la rentrée scolaire, le nombre de grèves a bondi en Egypte. Le 15 septembre, 133 000 enseignants se mettaient en grève pour les salaires et l'augmentation du budget scolaire, suivis le 16 par les ouvriers de treize universités qui scandaient, comme à Alexandrie : « La grève est légitime contre l'injustice et la faim ! » Ils étaient rejoints à Tanta par les employés de l'hôpital universitaire. Les étudiants d'Alexandrie, Damiette, Tanta, Assiut, Mansoura, Helwan et de l'université américaine du Caire rejoignaient la lutte pour la démission du ministre de l’Education supérieure, entre autres revendications.

Des salariés de la sidérurgie, de l’industrie du meuble, des ports de conteneurs d'Alexandrie et du Canal de Suez et ceux de six dépôts de bus du Caire commençaient une grève pour les salaires. La lutte des employés de trois cours d'appel empêchaient ces dernières de siéger. Les employés précaires du ministère de l'Agriculture à Fayoum, Daqahlia, Kafr el-Sheikh et Beheira demandaient leur titularisation. Le 19, c'étaient les journalistes des agences de presse pour les salaires et l'embauche des temporaires ; le 29, les employés de la compagnie du gaz ; fin septembre, les stewards et hôtesses de l'air.

Le 1er octobre, un comité central de grève des médecins de 540 hôpitaux publics déclenchait une grève illimitée pour les salaires, les conditions de travail et l'augmentation du budget de la santé. Le 2, c’étaient les conducteurs de microbus du Caire ; le 5, les ingénieurs d'Air Egypte, les contrôleurs aériens de l'aéroport du Caire et les ouvriers de l'entreprise de coton Al-Nil ; le 6, les étudiants de l’université Al-Azhar ; le 8, les petits producteurs de volaille ; le 11, les titulaires de doctorats et les salariés du port d'El Sokhna. Le 15, les chômeurs, au syndicat tout récent, manifestaient devant le siège du conseil des ministres pour un revenu minimum. Le 16, les employés du conseil des ministres eux-mêmes réclamaient la démission du Premier ministre, Hicham Qandil, accusé de corruption.

Le 17, les ouvriers de la compagnie du gaz brûlaient des voitures devant le conseil des ministres. S’y joignaient les chauffeurs de microbus, les diplômés chômeurs et des manifestants de la Haute-Egypte, qui, pour leur part, proclamaient l'indépendance de sept gouvernorats du sud du pays laissés à l'abandon. Le 20, après dix jours de sit-in devant le Palais présidentiel, les handicapés annonçaient un mouvement national pour des emplois et des logements adaptés et pour leur représentation à l'Assemblée nationale. Le 21, les médecins manifestaient en réclamant le limogeage de leur ministre, les guides touristiques annonçaient une grève pour la mi-novembre, de même que les employés du petit commerce opposés aux licenciements provoqués par la fermeture des magasins à 22 heures pour faire des économies d'énergie. Le 23, les salariés du club de foot d'Al Ahly saccagaient les locaux de leur fédération pour réclamer des salaires impayés et une augmentation...

 

En lutte contre la vie chère et la corruption

A ces mouvements s’ajoutent les protestations multiples contre les pénuries de produits de base et les hausses des prix : 170 % pour le poisson, 35 % sur les fruits, 25 % sur les légumes, 17 % pour le riz... La foule fait la queue devant les boulangeries subventionnées où le pain, dix fois moins cher, est pourtant devenu presque inaccessible. Et le gouvernement menace de diminuer les subventions aux produits de première nécessité, provoquant une onde de choc dans la population. Par ailleurs des pénuries répétées d’articles essentiels, comme les bouteilles de gaz dont le prix a été multiplié par dix, amènent les habitants à couper les routes1.

Dans l'été brûlant, de nombreuses coupures d'électricité et d'eau dans des quartiers – mais pas les golfs et jardins des riches – ont provoqué des protestations dans tout le pays, dix-sept le seul 1er août. Le comité révolutionnaire de quartier à Giza occupe le siège gouvernemental, déclarant y rester jusqu'à ce que le problème de l'eau soit réglé. A Alexandrie et dans d'autres villes, bien des gens refusent de payer leurs factures d'électricité. Une campagne nationale « Nous ne paierons pas » a vu le jour. L'Alliance des sans-ressources et des chômeurs déclare selon le journal Al-Shorouk : « La présidence est complètement décalée par rapport aux problèmes du peuple égyptien (...) et l'Alliance met en garde contre une révolution de la faim aux portes de l’Egypte. »

Le bouillonnement est à tous les niveaux. Même les conseillers du parquet administratif font grève, en déclarant : « La nouvelle constitution ne pourra pas sortir sans nous donner les moyens de lutter contre la corruption. Sinon, il faudra nous passer sur le corps. » Les membres islamistes2 de la Constituante discutent de la future constitution... mais il n'y aura peut-être personne pour la publier ! Tout un symbole. Pour la majorité des Egyptiens, peu importe la forme du régime, parlementaire, présidentiel, civil ou théocratique... ils s’en fichent. Ils voient la corruption partout et sont d'abord préoccupés par la quête de leur gagne-pain, d'une vie digne et d’une justice sociale pour laquelle ils ont payé de leur vie. La tension est extrême mais la révolution avance toujours et elle s'attaque désormais au nouveau gouvernement.

 

L’islam, un dérivatif peu efficace

Face à cette situation, le ministre de l’Intérieur a projeté d'interdire toute manifestation et placé des véhicules militaires devant les écoles. Des centaines de militants ont été licenciés, certains condamnés à la prison. Cependant, la répression semble impuissante face à la détermination populaire. Aussi le pouvoir a-t-il tenté le dérivatif religieux. On l'a vu en septembre, avec la campagne lancée par quelques imams contre le pseudo-film L'innocence des Musulmans. La manœuvre a fait long feu, n'entraînant que quelques milliers de manifestants, qui ont malgré tout fait la Une des médias occidentaux.

On se retrouve dans la même situation qu'en juin, avant les présidentielles. A cette date, malgré la répression farouche conduite par les militaires pendant des mois3, les grèves et manifestations continuaient de plus belle et commençaient à trouver une expression politique. Le premier tour du scrutin présidentiel de juin a retranscrit cette évolution avec le résultat de Hamdeen Sabahi, socialiste révolutionnaire nassérien, arrivé troisième4 au niveau national et premier dans les quartiers populaires et les grandes villes, malgré les fraudes massives. A travers leur vote pour Sabahi et les 40 % de voix pour différents candidats révolutionnaires, les Egyptiens ont confirmé leur choix de la révolution, du « pain » et de la justice sociale. Le vote islamiste, lui, s'est écroulé de 70 % aux législatives de l'hiver à 25 % pour les Frères musulmans au premier tour de ces présidentielles.

Pour essayer d'arrêter ce mouvement, les militaires ont tenté un coup d’Etat fin juin. Craignant de déclencher une deuxième insurrection populaire, ils n'ont pas osé aller jusqu'au bout. Il ne restait donc au sabre qu'à laisser le pouvoir au « goupillon ». Le 12 août, les Frères musulmans, en complicité avec l'armée, ont limogé quelques ministres-généraux, donnant l'impression de satisfaire les exigences populaires de mise à bas du régime militaire. Ils ont ainsi empêché la jonction du mouvement populaire et des révolutionnaires, qu'ils craignaient voir se produire le 24 août, jour d'une manifestation massive annoncée pour faire tomber le pouvoir islamico-militaire. Par cette manœuvre, le pouvoir a vidé la manifestation de contenu et obtenu un répit. Mais ce n'était qu'un sursis. Le nouveau pouvoir des Frères musulmans semble déjà déconsidéré et le dérivatif religieux, usé.

Le 9 octobre, une manifestation a ainsi célébré l'alliance coptes-musulmans contre la haine religieuse. Le 10, les « ultras » ont occupé les locaux de la ligue de foot pour réclamer la démission de leurs dirigeants corrompus. Le 11, ils ont marché sur le Palais présidentiel, afin d'exiger justice pour 70 de leurs membres assassinés, et se sont associés à l'appel de treize organisations socialistes, ouvrières, démocrates ou libérales à manifester le 12 octobre pour demander des comptes au gouvernement après cent jours de pouvoir.

Pour tenter de freiner ce mouvement, le président Morsi a amnistié, le 8 octobre, les personnes arrêtées pour la défense de la révolution avant juin 2012. Le 10, les Frères musulmans se sont saisis de l'acquittement des responsables de la bataille des chameaux5 pour détourner la colère contre les caciques de l'ancien régime, en appelant eux aussi à manifester le 12, pendant que Morsi tentait de « démissionner » le procureur général d’Egypte. Mais rien n'y a fait. Le 12, les Frères musulmans ont été chassés de la place Tahrir par les manifestants à coup de pierres, tandis que les ouvriers de l'immense entreprise de céramique Cléopatra d’El Sokhna bloquaient leur usine en se saisissant d'Abul Enein, leur directeur mais aussi le financier de la bataille des chameaux, pour se faire justice eux-mêmes. Le sursis obtenu par le pouvoir en juin semble approcher de sa fin.

 

Une nouvelle génération de militants

Les grandes dates de la révolution se sont bâties autour de mouvements sociaux, à commencer par la chute de Moubarak elle-même. Bien qu'une grande partie des grèves exigent depuis longtemps de compléter la révolution de 2011 en « dégageant » tous les « petits Moubarak » à tous les niveaux de l’Etat et de l'économie, ce sont les objectifs démocratiques – liberté d'expression et de la presse, élections, constitution... – qui ont pris jusque-là le devant de la scène. Mais aujourd'hui, la poussée populaire se fait de plus en plus pressante car les consciences ont évolué.

Le peuple a cru un temps que l'armée, par son coup d’Etat qui a renversé Moubarak, avait épousé la cause populaire. A partir du 9 octobre 2011, suite aux massacres de coptes à Maspéro, une rupture s'est opérée entre le peuple et l'armée. Le peuple a alors placé sa confiance dans la démocratie électorale représentative et les partis islamistes, qui lui paraissaient porter des valeurs morales d'honnêteté. Mais les manifestations, grèves et luttes n'ont jamais cessé. De là, une nouvelle confédération syndicale de trois millions de membres, des collectifs multiples, des associations de cinéastes, vidéastes, artistes... qui ont modifié le paysage psychologique, médiatique, intellectuel et politique du pays.

Du 25 janvier au 11 février 2012, lors de mouvements encore plus importants qu'un an auparavant, la partie la plus consciente du peuple a rompu avec ses illusions sur la démocratie représentative et l'islam politique. A ce moment, pour la première fois, l'avant-garde révolutionnaire et les étudiants se sont adressés aux classes populaires et ont tenté de se faire les porte-paroles de leurs aspirations. Les luttes ont alors pris parfois un caractère insurrectionnel, début février 2012, autour du 6 mai et encore du 2 au 5 juin.

Une nouvelle génération de jeunes militants est apparue, issue des classes pauvres, des quartiers populaires, des usines. Le massacre du stade de Port-Saïd le 2 février 2012 a par exemple unifié les clubs de supporters de foot dans un parti commun, les Ultras de la place Tahrir, qui prend la défense des travailleurs face à l’Etat. La situation sociale pousse également les milieux étudiants et lycéens ainsi que les militants ouvriers syndicaux les plus avancés à chercher dans le programme socialiste les outils d'une deuxième révolution.

Les murs des villes sont révélateurs de ces transformations. Dans le cadre de leur campagne « Lève-toi Egyptien », avec graffitis et affiches, les militants politiques du Mouvement du 6 avril et de la Deuxième Révolution de la colère ont délaissé la place Tahrir pour les quartiers populaires. On peut y lire des inscriptions « Où est le pain ? » ou « Lève-toi Egyptien, le pauvre a faim ». Et sur des tracts : « En Egypte seulement, les légumes sont plus chers que les fruits. (…) En Égypte seulement, on nous coupe l’eau et l’électricité alors qu’on a le Nil. »

 

L’Etat ébranlé par la révolution

Les vagues de grèves depuis la révolution ont fragilisé l’appareil d’État. La police a déserté les rues. L'armée qui fut vénérée est aujourd'hui haïe, des mutineries ont eu lieu. L'appareil judiciaire est discrédité. La machine d’Etat n'est pourtant pas encore brisée et la population n'a pas bâti ses propres institutions, comme la révolution russe l’a fait avec les soviets. Cependant les grèves se donnent de plus en plus comme objectif, en plus de leurs revendications économiques, de dégager tous les « petits Moubarak », bien souvent des militaires, à tous les niveaux de l'administration ou des entreprises. Ainsi, les travailleurs de la compagnie chimique Nasr ont exigé la suppression des postes tenus par des officiers et la révocation de Mounir Labib, général directeur de NSPO (qui possède Nasr), l’organisme militaire qui détient 25 à 40 % de l'économie égyptienne et exerce le vrai pouvoir. Certains ont même réussi dans quelques entreprises, hôpitaux ou universités à les « dégager » réellement et à élire leurs propres représentants.

Un vote « socialiste », une exigence des grèves à « dégager les petits Moubarak » à tous les niveaux, une avant-garde cherchant les voies d'une deuxième révolution, ce sont les germes de l'idée d’un pouvoir populaire. L'enjeu se trouve dans la capacité des militants ouvriers, étudiants, intellectuels, ultras et socialistes révolutionnaires à non seulement le proclamer, mais aussi à donner à cet objectif une politique au quotidien.

 

[Notes]

1 Le ministère de l'Intérieur recensait 1 409 blocages de ce type du 1er août au 17 septembre, avec la condamnation de 507 suspects à la prison.

2 Les autres partis boycottent la Constituante.

3 12 000 condamnations à la prison.

4 L’islamiste Morsi, vainqueur au second tour, avait obtenu officiellement 24,78 % des voix, devant les 23,66 % du candidat de l’armée, Chafik, et 20,72 % pour Hamdeen Sabahi.

5 Le 2 février 2012, des hommes de main de Moubarak assaillaient la place Tahrir à dos de chevaux et de chameaux.