Publié le Dimanche 26 mai 2013 à 14h38.

Ennahda, Frères musulmans : des trafiquants d’opium du peuple à l’épreuve du pouvoir

Par Gilbert Achcar

Dans cet extrait d’un entretien réalisé autour de son dernier livre1, Gilbert Achcar revient sur les rapports entre Islam politique et révolutions arabes, et montre qu’à peine parvenus au pouvoir, les « trafiquants d’opium du peuple » (Frères musulmans, Ennahda) ont perdu une grande partie de leur crédibilité, ouvrant des perspectives (et imposant des responsabilités) à la gauche. Les intertitres sont de la rédaction.

 

D’abord il faut revenir sur la notion de « révolution permanente », telle que développée dans la fameuse « Adresse »2 de Marx et d’Engels. La révolution permanente, c’est une révolution démocratique dans laquelle le prolétariat se constitue en force indépendante et se bat pour la direction du processus révolutionnaire, pour le mener au-delà du cadre démocratique, dans une direction prolétarienne et socialiste.

 

Evidemment, c’était un peu une vue de l’esprit pour le 19e siècle dans lequel ils écrivaient, une vision théorique qui ne correspondait pas à des possibilités réelles dans le cadre du capitalisme dans lequel ils étaient. Il y a un aspect visionnaire chez Marx et Engels à cette époque […] Il y avait une projection à partir d’une compréhension théorique, une projection dictée en partie par l’enthousiasme et l’optimisme, d’autant qu’ils étaient jeunes. Mais le concept est intéressant et il va être repris par la suite, après plus d’un demi-siècle, en rapport avec la Russie, pour expliquer que le pays est gros d’une révolution démocratique mais que le prolétariat, le mouvement ouvrier, est le seul ayant le degré de radicalité nécessaire pour diriger dès le départ la révolution démocratique […], qui donc ne va pas s’arrêter aux limites de la révolution bourgeoise. D’où l’emprunt par Parvus, repris par Trotsky, du concept de « révolution permanente ».

 

L’expérience iranienne ne se répète pas

 

Dans le cas de l’Iran, ce schéma théorique était intéressant et je l’avais utilisé – ça remonte à un texte de 1981 – mais en parlant de « révolution permanente inversée ». Au sens où on a eu un pays gros d’une révolution démocratique, mais une révolution qui va se faire sous la direction d’une fraction dominante du clergé, avec une figure charismatique religieuse, et qui est dotée d’un programme social réactionnaire. Donc on a une révolution qui démarre sur le terrain de la démocratie mais qui, au lieu d’aller plus loin en radicalité disons progressiste […], voit une fraction s’emparer de cette dynamique, et qui va emporter la société dans une direction réactionnaire, sur le plan social, sur le plan idéologique, etc. Et cela va donner cette « mollahrchie », ce pouvoir théocratique qui existe en Iran depuis 1979.

 

Est-ce qu’on court ce risque dans la région ? Sans doute beaucoup moins. Pourquoi ? Parce qu’il se trouve, en tout cas dans les cas tunisien et égyptien, et encore plus pour les autres, que les forces religieuses en question n’ont pas dirigé le processus. C’est pourquoi j’ai une section de chapitre qui s’intitule « la différence entre Morsi et Khomeiny ». Donc ils n’ont pas l’avantage majeur qu’avait Khomeiny qui est d’avoir été le dirigeant charismatique incontesté du renversement du Chah. Même s’il y a eu une contribution de forces de la gauche radicale, qui ont joué un rôle très important, la direction – au niveau des masses populaires – était aux mains de Khomeiny et du clergé, et ça a produit ce que l’on sait. Il y a beaucoup moins cette légitimité pour les Frères musulmans, et encore moins pour Ennahda. Parce que les Frères musulmans, étant donné qu’ils avaient une énorme machine, et même s’ils ont rejoint avec quelques jours de retard le soulèvement en Egypte, ont été une force très conséquente.

 

Ennahda a joué un rôle bien moins important dans le soulèvement tunisien, où c’est plutôt l’UGTT, surtout la gauche dans l’UGTT qui a toujours été très importante à la base (pas au sommet), qui a joué le rôle majeur. C’est une différence très importante, qui fait qu’il n’y a pas de comparaison possible entre l’autorité dont dispose le gouvernement Ennahda en Tunisie, ou Morsi en Egypte, avec ce qu’avait Khomeiny. Ils se font conspuer dans la rue, insulter, etc. L’opposition est très forte. Je crois que, dans l’histoire millénaire de l’Egypte, il n’y a peut-être pas eu de dirigeant qui se soit fait autant ridiculiser, sous toutes les formes, que Morsi. Donc c’est un pouvoir beaucoup plus faible.

 

D’un succès électoral prévisible à l’effritement accéléré

 

Dès qu’il y a eu les victoires électorales de ces forces, certains ont dit « ah, le printemps tourne en hiver ». J’explique [dans mon livre] que c’est une lecture qui elle-même est fondée sur une mésinterprétation des possibilités au départ, parce que ces forces sont arrivées au pouvoir à travers des élections qui ont été organisées quelques mois seulement après le renversement des régimes. Et, évidemment, ils avaient plus de moyens que toutes les autres forces de l’opposition : soit parce qu’ils avaient été tolérés et avaient pu se construire en tant qu’énorme machine (comme c’est le cas en Egypte avec les Frères musulmans), soit parce que l’exploitation de la religion leur a donné un atout qui leur a permis – malgré la répression – de continuer à être présent en Tunisie, et dans les deux cas parce qu’ils ont bénéficié d’un financement très important de la part de monarchies pétrolières (surtout après le renversement des despotes) et d’un appui médiatique (la chaîne de télévision Al Jazeera, etc.). Si on prend en considération tous ces facteurs, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’ils remportent les élections.

 

Leurs victoires dépendent aussi de leurs forces réelles dans le pays, parce qu’Ennahda a fait 40 % mais avec un taux de participation électorale qui est très faible pour un pays post-dictature. Beaucoup de Tunisiens et de Tunisiennes, en particulier dans la jeunesse, ne se sont pas déplacés parce qu’ils pensaient que cela ne correspondait pas aux aspirations représentées par le soulèvement ; il y avait une frustration. Le score d’Ennahda n’a donc rien d’un raz-demarée. Il y a eu raz-de-marée, par contre, en Egypte aux élections parlementaires. Si l’on combine les Frères musulmans et les salafistes, ils ont fait presque les deux tiers des voix. Mais on a vu comment cela s’est effrité très vite puisqu’à la présidentielle, si on fait l’addition des voix islamistes, on voit qu’il y a eu une perte de terrain très importante et très rapide. Et donc ce risque [d’un scénario à l’iranienne] est beaucoup plus limité.

 

Maintenant, si la gauche ne parvient pas à construire un pôle autonome, indépendant, il y a le risque effectif que ces intégristes se renforcent. Mais surtout il y a le risque de renforcer le pôle salafiste, qui représente une version encore plus réactionnaire. Cela pourrait conduire à une alliance entre salafistes et intégristes plus traditionnels, intégristes durs et intégristes « plus modérés », pour aller dans le sens d’un Etat islamique, ce qui serait effectivement désastreux. Ce risque existe, on ne peut pas l’évacuer, mais il est beaucoup plus faible qu’en Iran [au moment du renversement du Chah].

 

Heure de gloire ou Chant du Cygne ?

 

En même temps, il y a un véritable potentiel de prolongement. Et, au final, je trouve très positif que ces partis soient arrivés au pouvoir dans ces conditions. Parce qu’il est essentiel pour les démystifier qu’ils passent par l’épreuve du gouvernement, et surtout dans des conditions où ils ne sont pas capables de s’y accrocher définitivement. C’est important parce que sinon, la démagogie religieuse peut continuer à fonctionner. L’opium du peuple peut continuer à fonctionner. Pour qu’il fonctionne comme opium, il faut certaines conditions qui donnent une crédibilité aux idées religieuses.

 

A partir du moment où les forces qui s’en revendiquent perdent leur crédibilité en tant que représentants d’une solution, il devient beaucoup plus facile de les battre politiquement.

 

Les Frères musulmans, pendant trente ans, avaient pour slogan central en Egypte « l’Islam est la solution ». Alors tant qu’on est dans l’opposition, on peut en vendre à qui veut en prendre, et ça peut convaincre les gens qui sont dans des conditions de misère, de détresse, d’oppression, etc. C’est là où ceux que j’appelle les « trafiquants de l’opium du peuple » peuvent agir en dealers et passer cette camelote. Mais à partir du moment où ils sont au pouvoir, le slogan ne marche plus. « L’Islam est la solution » ?

 

Eh bien allez-y, montrez-nous ! Et leur maladresse très évidente dans la gestion politique – sans parler de la gestion économique – de la situation, cela les discrédite.

 

C’est très important, il faut en passer par là.

 

Je pense que le soulèvement est arrivé à un moment où l’infl uence de ces mouvements avait atteint un seuil et avait même commencé à reculer, parce qu’eux-mêmes n’étaient pas dans une attitude de renversement radical des pouvoirs. Et donc le soulèvement leur a échappé : ce sont des jeunes, le mouvement ouvrier, ce n’est pas eux, ils n’en ont pas la paternité. Et je crois que ce passage qui apparaît comme leur heure de gloire pourrait, historiquement, apparaître comme le chant du cygne. Mais encore une fois ce n’est pas automatique : il faut que la gauche arrive à se construire ; sinon on peut au contraire sombrer dans une régression réactionnaire.

 

 

Notes :

1. Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe, Arles, Actes Sud, 2013. Nous reviendrons dans le prochain numéro de la revue sur cet ouvrage important. L’entretien a été réalisé par Wassim Azreg et Henri Clément, et les extraits présentés ici retranscrits et édités par Ugo Palheta. Ils ont été vus et corrigés par l’auteur.

 

2. Adresse du Comité central à la Ligue des communistes, http://marxists.org/fran…