Publié le Dimanche 4 mars 2018 à 13h00.

Entretien avec Daniel Tanuro : Un an de trumperies

Daniel Tanuro suit de près la situation étatsunienne. Il avait introduit un atelier sur Trump et le trumpisme lors de la dernière université d’été du NPA, fin août 2017, et son livre Le moment Trump. Une nouvelle phase du capitalisme mondial est à paraître le 22 février 2018 chez Demopolis. Nous lui avons demandé son appréciation sur la première année de cette nouvelle administration.

Donald Trump est entré en fonction il y a un peu plus d’un an. Les médias de masse parlent d’un bilan insignifiant, voire d’une échec complet. Le mur avec le Mexique n’est pas en chantier, l’Obamacare est toujours là… Qu’en penses-tu ?

Je ne pense pas que le bilan de Trump soit insignifiant pour les nanti-e-s et les capitalistes. Les financiers de Wall Street sont en passe d’obtenir la neutralisation des timides mesures de régulation mises en place après la crise de 2007-2008. Goldman Sachs veut désamorcer la règle Volcker, qui empêche les banques de spéculer avec leurs fonds propres (ce qu’elles faisaient parfois contre l’intérêt de leurs clients). C’est la mission des Goldman boys au sein de l’équipe Trump – Cohn et Mnuchin –, et ils sont en train d’y arriver.

Le secteur charbonnier est libéré des contraintes du Clean Power Plan. Le secteur pétrolier obtient l’autorisation de forage offshore le long de toutes les côtes étasuniennes (certains Etats contestent), l’exploitation dans la grande réserve naturelle arctique, le feu vert aux pipelines qui doivent acheminer les hydrocarbures d’Atlanta vers le Golfe du Mexique… Les compagnies minières ont retrouvé l’autorisation de corrompre les gouvernements des pays du Sud pour arracher des concessions. Les fabricants d’armes se réjouissent de la très forte augmentation du budget militaire. Les actions des compagnies de prisons privées ont explosé dès l’élection, car les étrangers arrêtés pour être expulsés sont écroués entre leurs murs.

Détail piquant : la presse dite de qualité est très critique vis-à-vis de Trump, mais tous les médias, écrits et audiovisuels, bénéficient de l’intérêt du public pour les foucades, les turpitudes et les provocations du président. Les entreprises de BTP attendent avec impatience le grand plan d’infrastructures (il sera basé sur des partenariats public-privé, pas sur l’investissement public). A cela s’ajoutent le soutien de la plupart des milieux d’affaires à la politique de dérégulation tous azimuts – l’objectif est de supprimer les trois quarts des contraintes légales – et leur enthousiasme pour la réforme fiscale adoptée en décembre – 80 % des gains de celle-ci iront au un pour cent le plus riche de la population… Du point de vue des riches et des patrons, le bilan de Trump est scandaleusement positif, et cela se traduit dans l’euphorie boursière.

Par ailleurs, Trump lui-même a admis que beaucoup de ses promesses électorales relevaient de l’hyperbole. Les médias le prennent au pied de la lettre mais pas au sérieux, tandis que sa base le prend au sérieux mais pas au pied de la lettre. Or, Trump fait tout pour conserver le soutien de cette base. Certes, le mur n’est pas en chantier et le Mexique n’est pas prêt de le payer. Certes, l’Obamacare n’a pas été abrogé. Mais le Président crée l’image du gars qui se bat pour respecter ses promesses réactionnaires, en dépit des résistances du « marais » de Washington.

De fait, il n’est pas inactif, et son bilan n’est pas à sous-estimer. Le Muslim Ban a été bloqué, mais des directives ont été envoyées aux Etats pour renforcer les mesures de contrôle, l’accès au territoire est devenu beaucoup plus compliqué pour les ressortissant-e-s des sept pays visés, les expulsions de sans-papiers battent leur plein, les villes « sanctuaires » qui refusent de collaborer à la traque sont pénalisées, etc.

Même chose en ce qui concerne l’Obamacare : un grand nombre de mesures ont été prises dans le but de déstabiliser le système. Certaines sont loin d’être négligeables : par exemple, cinquante-cinq millions de femmes pâtiront du décret supprimant l’obligation faite aux entreprises d’offrir aux travailleuses une assurance santé comprenant au moins une méthode contraceptive. Trump multiplie d’ailleurs les mesures de ce genre, pour mobiliser sa base évangélique. Dans certains Etats, comme le Texas, il n’y a pratiquement plus de cliniques pratiquant l’interruption volontaire de grossesse : la plupart ont dû fermer suite à la suppression des subventions.    

 

Le chômage est au plus bas, les salaires remontent, Wall Street se porte bien et des entreprises rapatrient même leurs capitaux aux Etats-Unis. Cela est-il à mettre au crédit de Trump ? 

Le niveau très bas du chômage (4,2 %) n’est pas un acquis de Trump, qui bluffe sur les chiffres et sur les faits. Depuis l’élection, le rythme de création d’emplois a été de 169 000 par mois ; il était de 185 000 par mois au cours des sept années précédentes. Trump se flatte de relancer l’industrie manufacturière, mais le nombre d’emplois dans cette branche reste inférieur d’un million à ce qu’il était avant la crise de 2007-2008.

Le président tente surtout de séduire les travailleurs et travailleuses de l’automobile, mais les faits sont loin de lui donner raison : si Ford a commencé l’année 2017 en annonçant l’abandon de la production mexicaine de certains modèles (dépassés), il l’a terminée en décidant que son SUV 100 % électrique serait fabriqué au sud du Rio Grande. Chrysler planifie le transfert de la production de pickups du Mexique vers le Michigan, mais l’usine mexicaine reste opérationnelle : elle sera réorientée vers la production de véhicules commerciaux pour le marché mondial. Le cas de Harley-Davidson est typique : il y a un an, Trump recevait le patron et les travailleurs, saluait leur patriotisme et supprimait une amende de trois millions de dollars pour non-respect des lois sur la pollution de l’air ; aujourd’hui, l’entreprise annonce plusieurs centaines de pertes d’emplois et la fermeture d’une usine au Kansas.

Trump tente de susciter l’idée qu’il redresse l’économie grâce au « génie très stable » qui a fait sa fortune, mais c’est évidemment une fiction : les investissements des transnationales ne suivent pas les injonctions à court terme de la Maison Blanche, mais les plans stratégiques de moyen et de long terme élaborés par les conseils d’administration. Ce n’est pas en soutien à la politique d’Obama que Toyota décida en 2011 d’ouvrir une nouvelle usine au Mississipi, mais parce que le marché étasunien est décisif dans la concurrence avec Volkswagen pour la première place sur le podium. L’emploi dans le secteur automobile étasunien est d’ailleurs légèrement inférieur aujourd’hui à ce qu’il était il y a un an.

Les salaires augmentent, mais à un rythme plus faible également qu’à la fin du second mandat d’Obama. Le fait remarquable n’est d’ailleurs pas qu’ils augmentent. Le fait remarquable est que la politique néolibérale ait permis de les bloquer aussi longtemps (en dépit d’un chômage très bas) et qu’ils n’augmentent pas plus vite aujourd’hui, dans une situation de quasi-plein emploi.

Quant aux rapatriements de capitaux, il s’agit pour l’essentiel d’un effet d’aubaine causé par la réforme fiscale. Apple a annoncé qu’il investirait 350 milliards de dollars aux Etats-Unis d’ici 2023, mais la plus grande partie de cette somme n’est que la continuation linéaire de  sa politique des dernières années : l’investissement réellement nouveau se monte à 37 milliards, et rien ne dit qu’il servira à créer des emplois.    

 

Parlons de la réforme fiscale, justement. Elle avantage les plus riches et les entreprises, mais creusera très fortement la dette et le déficit. N’est-ce pas insensé ? Quelle est la cohérence de cette politique ?

La cohérence est celle d’une classe capitaliste de plus en plus avide à court terme, qui veut payer le moins d’impôt possible – de préférence pas du tout – et qui mise sur une austérité renforcée pour boucher le trou budgétaire. Le bureau du budget du Congrès étasunien estime que d’ici à 2027, les contribuables gagnant entre 40 000 et 50 000 dollars par an paieront 5,3 milliards d’impôts en plus, tandis que ceux et celles qui gagnent plus d’un million de dollars par an paieront 5,8 milliards en moins. Les rentrées de l’Etat fédéral baisseront de 1600 milliards de dollars, ce qui fera passer la dette publique de 77 % à plus de 100 % du PIB.

Les Républicains ont adopté leur réforme dans l’euphorie, en prétendant qu’elle assurerait la prospérité de « l’économie ». Trump se pavane en répétant que cette réforme et l’augmentation des dépenses militaires sont deux éléments clés de son projet pour « rendre sa grandeur à l’Amérique ». Mais ces gens et leur base Tea Party sont des adversaires acharnés de la dette et du déficit. Maintenant qu’ils ont obtenu leur réforme fiscale, ils vont plaider pour des coupes budgétaires dans les budgets sociaux, dans les budgets environnementaux, dans la recherche publique, dans les équipements collectifs, etc. Les droits des femmes et des communautés ainsi que l’école publique sont particulièrement menacés.

On peut dire que cette politique est irrationnelle du point de vue de l’intérêt de la société dans son ensemble, mais il est important de saisir que cette irrationalité n’est pas le fait d’un individu. Trump est une personnalité dangereusement perturbée, mais le danger vient du fait que sa déraison entre en résonance avec celle du système. Quarante années de néolibéralisme triomphant ont favorisé le développement d’une idéologie mortifère. Celle-ci s’enracine dans la forme financière qui sert au capital tout entier de levier pour revenir à ce que Michel Husson appelle un « pur capitalisme ».

Comme Marx l’a montré, cette forme (A-A’, argent-plus d’argent) est celle qui occulte le plus parfaitement la réalité sociale. L’industrie laisse encore deviner que le capital s’accapare les richesses produites par la nature et le travail, détruisant l’une et l’autre par la concurrence pour le profit. La finance, par contre, parce qu’elle invisibilise travail et nature, pousse à la perfection l’illusion que l’argent est la seule source de la richesse, qu’il la produit « aussi naturellement qu’un poirier des poires ». Du coup, le travail et la nature apparaissent comme des « charges » grevant la production de richesse par le capital.

« De gauche » ou « de droite », les politiques menées depuis quarante ans découlent de cette vision : coupes impitoyables dans les « charges sociales », d’une part, refus de prendre des mesures écologiques qui alourdiraient trop les « charges environnementales » des entreprises, d’autre part. Que les profits capitalistes aient explosé dans ces conditions n’est pas une surprise. Mais rien n’est résolu pour autant. Les sociétés continuent de s’enfoncer dans l’ornière de destructions sociales et environnementales qu’on appelle « la crise », et les responsables restent impuissant-e-s à l’en sortir. La logique néolibérale les empêche tout simplement de voir une autre issue que plus de néolibéralisme, plus de marché, moins de « rigidités », moins de « charges », plus de croissance et plus de profits pour les riches.

La politique de Trump est l’expression paroxystique, cynique et décomplexée de cette tendance. Ses victoires lors de la primaire républicaine et à la présidentielle sont accidentelles, mais l’orientation qu’il met en œuvre ne l’est pas : ses principaux éléments sont élaborés depuis des années par de puissants think tanks néolibéraux et libertariens, qui rivalisent d’influence parmi ses collaborateurs.  

 

La politique étrangère de Trump et son protectionnisme ne sont-ils pas contraires aux intérêts du grand capital étasunien ? Celui-ci ne sera-t-il pas tenté de se débarrasser du trublion ?

Le protectionnisme affiché par Trump lors de la campagne est en effet contraire aux intérêts du capital transnational étasunien. Celui-ci est de plus opposé à un arrêt de toute immigration, au racisme, à l’expulsion éventuelle des « Dreamers » (les quelques 700.000 personnes entrées illégalement aux Etats-Unis avec leurs parents, alors qu’elles étaient enfant). Vu le quasi plein emploi, l’agrobusiness et la construction veulent pouvoir continuer à embaucher des illégaux bon marché. Quant aux fleurons multinationaux de l’économie étasunienne, le racisme est contraire à leur stratégie mondiale de recrutement, à leur politique du personnel et à leur stratégie commerciale sur les marchés globalisés.

Il est par ailleurs évident que la politique étrangère de Trump tend à décrédibiliser et à isoler les Etats-Unis sur l’arène internationale. Même les alliés traditionnels se méfient désormais. Le tournant en faveur d’une alliance avec la Russie contre la Chine et contre la « menace terroriste islamique » a été bloqué net par les soupçons de collusion avec l’ingérence russe dans la campagne électorale (qui est avérée). Il est de plus probable que le limogeage très rapide de Flynt, puis celui de Bannon, aient suscité du désarroi chez un Trump qui ne connaît rien à la politique étrangère, confond République de Chine et République Populaire de Chine, croit que Bruxelles est un pays, mélange l’Irak et la Syrie, et voit les relations internationales par le prisme de ses (projets d’)investissements à gauche et à droite.

Ceci dit, c’est Donald Trump qui a été élu, pas Hillary Clinton, et la classe dominante doit bien s’en accommoder. L’impeachment pourrait être une solution en dernier recours, mais la procédure risque de durer trois ans et le résultat est incertain. Le vice-président et les ministres pourraient dire que Trump doit être destitué parce qu’il n’est pas sain d’esprit, mais cela semble peu probable.

D’une part, comme le notait Mandel, le capital juge ses représentants politiques avant tout sur l’extraction de la plus-value, la politique étrangère vient après. D’autre part, destitution et impeachment coûteraient très cher au Parti républicain, qui est en mauvaise posture et dépend de la popularité de Trump pour mobiliser ses électeurs et électrices. Significatif : ces derniers jours, les Républicains se sont complètement alignés derrière la thèse d’un complot du FBI contre Trump, offrant à celui-ci la possibilité de faire un coup de force contre Mueller et d’en finir avec l’enquête russe.

Il ne reste donc qu’une solution : tenter d’encadrer le président pour limiter les dégâts dans la mesure du possible. C’est la voie qui est suivie, je pense, par Cohn, Mnuchin et Tillerson, et surtout par les généraux Kerry, McMaster et Matis. Il n’est pas possible d’annuler le retrait étasunien du partenariat transpacifique (Washington tente de rattraper la sauce en évoquant maintenant un « espace indo-pacifique »). Mais les Etats-Unis ne cherchent pas la rupture des pourparlers avec le Canada et le Mexique sur la réforme de l’ALENA, que Trump promettait pourtant de jeter à la poubelle.

Un indice important a été le tournant à 180 degrés de Trump sur l’Afghanistan : « je vois les choses différemment depuis la Maison Blanche », a-t-il déclaré en annonçant un renforcement de la présence militaire dans ce pays. On notera aussi l’absence de toute conséquence visible des rodomontades de Trump sur « le feu et la fureur » censés s’abattre sur la Corée du Nord. Aucune équipe présidentielle n’a jamais compté autant de généraux, et certains éléments indiquent que les militaires s’estiment de plus en plus en charge de la politique de l’impérialisme étasunien (cet élément n’est pas mis assez en relief dans mon livre à paraître). Ce n’est pas particulièrement rassurant, vu que la doctrine stratégique adoptée depuis la guerre en Irak constitue pour ainsi dire une anticipation du slogan « America First ».

En même temps, je ne pense pas que cette relative normalisation efface complètement le protectionnisme et l’isolationnisme de la politique étasunienne. Trump ne reviendra pas sur la sortie de l’accord de Paris sur le climat (il faut regarder ce qu’il fait, pas écouter ce qu’il dit !). S’il n’a pas concrétisé sa promesse d’une taxe de 45 % sur les produits chinois, une certaine dose de protectionnisme semble nécessaire pour combattre le déclin de la puissance économique étasunienne. La décision récente de taxer les panneaux photovoltaïques et les lave-linge chinois et coréens s’inscrit dans ce cadre, de même que l’évocation d’une taxe de 20 % sur les importations en provenance de l’UE.

La question de la propriété intellectuelle est une autre source de tension dans le cadre d’une possible guerre commerciale. D’une manière générale, le monde capitaliste se caractérise par une concurrence de plus en plus acharnée de tous contre tous. L’efficacité économique de la dictature libérale-nationaliste-bureaucratique chinoise – la superpuissance montante – bouscule les équilibres, pousse à accentuer drastiquement l’austérité. Mais la déclinaison « mondialiste » et « politiquement correcte » de celle-ci est très discréditée. Dans ce contexte, les tendances nationalistes-racistes-sexistes-autoritaires et climato-négationnistes s’offrent clairement comme un moyen de leur rendre une assise « populaire », en particulier dans la petite-bourgeoisie. Ces tendances étaient perceptibles avant Trump, sa victoire les a accélérées.     

 

Pour certain-e-s auteur-e-s, le trumpisme serait un fascisme ou un préfacisme…

Il n’y a pas de parti de masse, pas de sections d’assaut. Il y a une radicalisation petite-bourgeoise réactionnaire (c’est le noyau dur de la base de Trump), mais sa mobilisation est essentiellement électorale. Une fraction capitaliste rassemblée par les frères Koch complote pour installer un pouvoir réactionnaire, mais elle ne paie pas de nervis : elle finance des candidats de droite (Mike Pence, par exemple). A l’exception des milliardaires Robert et Rebekah Mercer (les propriétaires du site Breitbart News), cette fraction ne soutenait pas Trump (libertariens, les Koch sont contre le protectionnisme) : elle s’est ralliée à lui après l’élection, avec son agenda propre.

Trump lui-même est un aspirant despote qui a des traits fascistoïdes (démagogie sociale, racisme, antisémitisme, sexisme, dénonciation des « fake news », appel à la violence et à la haine), mais il paraît plus proche de Berlusconi que de Mussolini. Ses objectifs personnels semblent primer sur tout le reste. Bannon est un fasciste, mais Trump s’est débarrassé de lui (et les Mercer ont fait de même par la suite). La classe dominante étasunienne, aujourd’hui, n’a pas besoin du fascisme pour discipliner la classe ouvrière. Pouvoir fort, guerres, racisme et barbarie climatique : d’énormes dangers s’amoncellent. Les comparaisons historiques ne nous aident à les cerner que jusqu’à un certain point…

Propos recueillis par Virginia de la Siega