Publié le Dimanche 13 septembre 2015 à 10h54.

Etat espagnol : Les esclaves de Telefónica-Movistar se rebellent

La grève des travailleurs précaires de Telefónica-Movistar, la multinationale espagnole des télécommunications, a constitué outre-Pyrénées la plus importante lutte ouvrière des dernières années. Deux militants de la grève à Barcelone nous en font ici le recit (traduit du castillan par Henri Wilno et Jean-Philippe Divès).

Le 17 mars dernier, les techniciens d’installation et maintenance de Telefónica-Movistar de Madrid, employés sur des contrats de sous-traitance, décidaient en assemblée générale d’une grève illimitée contre la précarité extrême de leurs conditions d’emploi et la baisse de leurs salaires anoncée par l’entreprise.

L’assemblée de Madrid était composée de travailleurs et travailleuses salariés de sous-traitants, employés sur des contrats de 2 à 4 heures par jour ou faussement autonomes. Tous sont soumis à un travail à la tâche et doivent être disponibles 10 heures par jour 7 jours sur 7, avec un taux élevé d’accidents du travail et des salaires mensuels qui n’atteignent pas 800 euros.

Dans une proportion plus réduite, des patrons de petites entreprises sous-traitantes à qui les tarifs et contrats imposés par Telefónica ne peuvent garantir des revenus et conditions dignes, ni pour eux ni pour leurs salariés, ont également participé aux assemblées et à la grève.

Ces catégories, très précarisées et fragmentées, représentent la grande majorité du personnel technique d’installation et de maintenance de Telefónica-Movistar. Le reste du personnel technique est composé de salariés employés directement par des entreprises sous contrat (comme Cotronic, Elecnor ou Abentel) et de personnels de la société-mère, très minoritaires, puisque Telefónica externalise sa main-d’œuvre depuis des années.

Dans tout l’Etat espagnol, Telefonica remplace les collectifs de travail par une cascade de sous-traitance aux conditions de plus en plus dégradées et qui prend souvent la forme d’un travail faussement indépendant. Ce processus est encore inégal selon les provinces.  Il est plus avancé à Madrid, aux Canaries et au Pays basque qu’à Barcelone ou en Andalousie, où il reste près de 50 % de personnels sous contrat. La réduction des collectifs de travail à leur plus simple expression est une tendance générale. Des incitations existent pour que les salariés acceptent d’être employés comme indépendants ou créent une sous-traitance. Il y a aussi des licenciements pour production insuffisante. Le résultat est que des milliers de travailleurs (on estime à 18 000 le nombre de techniciens travaillant pour Telefónica dans l’ensemble de l’Etat) sont répartis entre une dizaine de grandes entreprises sous-traitantes, des centaines de petites ou micro entreprises et de faux indépendants à tous les niveaux.

Grâce au cadre juridique en vigueur, Telefónica peut disposer du travail de ce personnel technique comme s’il s’agissait de ses propres salariés. Ils sont envoyés chez les clients en son nom et avec des exigences de qualité de la prestation. Mais dans le même temps, Telefonica peut échapper à toute responsabilité quant à leurs conditions de travail. Elle n’assume en effet une responsabilité sociale que pour ceux qu’elle emploie directement, une minorité. Pour l’ensemble de ses activités, la société emploie 20 000 salariés directs et, selon ses propres dires, plus de 100 000 personnes indirectement.

Le lancement de la grève

Le 28 mars 2015, pour la première fois dans l’histoire de la société, des travailleurs de différentes entreprises sous-traitantes se sont mis en grève contre leur employeur final (Telefónica), contre la précarité de leurs conditions de travail et en exigeant que Telefónica reconnaisse être partie au conflit.

Le 24 mars s’était tenue la première conférence nationale [« étatique » en castillan, c’est-à-dire organisée au niveau de l’Etat espagnol, NdTr] de coordination de la grève, impulsée par l’assemblée des comités de travailleurs de la sous-traitance et de Telefónica de Barcelone, active depuis 2007 et à laquelle participaient des délégués de différentes organisations syndicales des personnels sous contrat et de la société-mère. C’était la première réunion destinée à coordonner une action collective de représentants de tous les types de contrats ayant Telefónica-Movistar comme employeur final : travailleurs directs de Movistar, personnels des entreprises sous contrat, salariés de leurs sous-traitants, faux indépendants et y compris patrons de micro-entreprises.

Tous les participants s’accordaient à dire que l’éclosion des assemblées à Madrid représentait la meilleure méthode afin de s’organiser dans un contexte d’extrême fragmentation, et que l’extension d’une grève à durée indéterminée dans tout l’Etat était le meilleur moyen de freiner la spirale de précarisation dans laquelle sont entraînés les personnels techniques externalisés de Telefónica-Movistar. Au changement et à l’amélioration des contrats commerciaux, qui bénéficient aux propriétaires de micro-entreprises, et par extension à leurs salariés et aux faux indépendants, se sont ajoutées des revendications propres aux travailleurs, en particulier l’augmentation des salaires des personnels des entreprises sous contrat (ce qui suppose un saut qualitatif dans la lutte) et l’intégration en leur sein des faux indépendants qui le souhaitent. Les salariés des sous-traitants étaient très conscients du fait que si cette dernière revendication n’était pas satisfaite, ils finiraient eux-mêmes par être transformés en faux indépendants.

Les différentes assemblées qui se succédèrent à partir de là décidèrent, l’une après l’autre, de se joindre au mouvement. La coordination nationale demanda à la CGT de la métallurgie (la CGT de l’Etat espagnol est une confédération d’orientation anarcho-syndicaliste) et au CO.BAS (syndical de base de Telefónica) d’appeler à l’échelle du pays à des grèves incluant dans leurs revendications ces nouveaux objectifs.

 

L’entrée en scène des syndicats majoritaires, Commissions ouvrières et UGT

Le 31 mars, alors que la grève entrait à Madrid dans son quatrième jour, les Commissions ouvrières (CCOO) et l’Union générale des travailleurs (UGT) entrèrent soudain en scène. La fédération UGT de l’industrie publia un communiqué annonçant la convocation d’une grève illimitée au début du mois d’avril, « similaire à celle en cours à Madrid » contre la
« précarisation sauvage » de l’emploi chez les sous-traitants de Telefónica. J.L., délégué syndical UGT à la Cotronic, a expliqué comment les délégués avaient reçu le même jour, sans aucun type d’information ou de réunion préalable, un mail de la fédération les informant de cette décision. Il s’agissait d’un appel lancé d’en haut, sans aucune concertation avec la « base ».

La coordination nationale de la grève apprécia positivement, quoiqu’avec un certain scepticisme, cet appel de l’UGT qu’elle interpréta comme un résultat du succès du mouvement à Madrid. L’appel à une grève illimitée de l’UGT et des Commissions ouvrières pouvait renforcer le mouvement au niveau de l’ensemble de l’Espagne, plus particulièrement parmi les salariés directs des sous-traitants (les Commissions ouvrières et l’UGT affirment représenter plus de 85 % de ces salariés), ainsi que dans les régions où la grève n’avait pas réussi à s’implanter. Cependant, la coordination de grève soulignait que le pouvoir de décision résidait à tout moment dans les assemblées générales et que tout « pré-accord devrait être soumis démocratiquement à l’approbation des assemblées de chaque région ».

Un jour seulement après le communiqué de l’UGT annonçant la grève, la coordination nationale de grève commença à recevoir de nombreux mails et appels téléphoniques de travailleurs qui craignaient de reprendre un appel à la grève illimitée d’AST (Alternative syndicale des travailleurs, syndicat alternatif de Telefónica dans la région de Madrid) car les Commissions ouvrières et l’UGT les avaient informé que ce mouvement était illégal, créant ainsi de la confusion et développant la peur.

La grève illimitée annoncée par l’UGT ne se matérialisa jamais en tant que telle. Le 8 avril, à nouveau sans consulter les membres des comités des entreprises, les Commissions ouvrières et l’UGT annoncèrent des grèves pour les 15,16, 22, 23, 29 et 30 avril. Dans un système de travail à la tâche, avec des journées pouvant aller jusqu’à 10 heures, sept jours sur sept, la convocation de grèves limitées signifiait en pratique éliminer la pression de la grève sur les entreprises puisque, comme le dénonçait un délégué de l’UGT dans une lettre à sa fédération, « le travail non fait durant les jours de grève sera effectué les jours suivants ». En outre, cela rendait beaucoup plus difficile le travail des piquets de grève. En définitive, cet appel syndical semblait destiné à démoraliser et diviser les grévistes.

 

Une négociation indirecte et imposée

Commença alors la négociation entre le patronat et les fédérations Commissions ouvrières et UGT. Mais si ces syndicats disposent effectivement d’une majorité parmi les personnel des sous-traitants directs, ces derniers ne représentent qu’une minorité de l’ensemble du secteur. Il n’y a pas de représentation syndicale au sein des centaines de micro et petites entreprises, où travaillent quelque 18 000 personnes dans tout le pays. La persécution syndicale règne au sein de ces entreprises où toute tentative de constituer une représentation syndicale débouche sur des licenciements.

Sans autre moyen de faire entendre leur voix dans les négociations qu’à travers une pression de rue, les grévistes tentèrent de nouer un dialogue avec l’instance de négociation à travers leur moyen de communication, le site teleAfonica.net. Les projets d’accord issus des réunions successives y étaient commentés et critiqués par la coordination nationale, chacun d’entre eux améliorant légèrement le précédent. Le temps ne s’écoule cependant pas en vain et le 5 mai, le patronat, les Commissions ouvrières et l’UGT jugèrent venu le moment de mettre en scène un accord. Ils mirent alors en place une « commission paritaire » pour superviser l’application des accords et « gérer les questions restant pendantes ». Dans le même temps les deux fédérations levèrent la grève partielle à laquelle elles avaient appelée.

Mais les grévistes considérèrent l’accord insuffisant et la grève se poursuivit. Le jour suivant, des manifestations eurent lieu dans plusieurs villes devant les sièges des Commissions ouvrières et de l’UGT.

 

Un accord qui affecte la lutte mais ne la liquide pas

Il resta un nombre important de grévistes à Madrid et Barcelone, en Biscaye et au Guipuscoa (provinces basques dont les capitales respectives sont Bilbao et San Sebastián), moindre dans d’autres provinces, qui décidèrent de résister et de poursuivre la lutte. Les initiatives publiques liées à la grève se succédèrent. Le nombre de grévistes actifs se maintenait autour de 20 % à Madrid et à Barcelone, tandis qu’il atteignait 95 % en Biscaye et 90 % au Guipuscoa. Après un mois de grève illimitée, ces chiffres étaient tout sauf dédaignables et donnaient de la force aux assemblées pour poursuivre la grève et les actions de popularisation.

A Barcelone, on décida de manifester publiquement en occupant de façon pacifique mais visible le siège permanent du Mobile World Center (MWC), implanté dans le magasin phare de Telefónica, sur la place de Catalogne. Le 9 mai, après plusieurs heures d’occupation, l’engagement d’une négociation directe avec Telefónica était imposé et les grévistes quittaient le bâtiment. Ils célébrèrent cette promesse de réunion comme un succès : enfin, Telefónica acceptait de négocier.

Mais cette négociation s’avéra deux jours plus tard un fiasco, se révélant comme une tentative de tromperie des grévistes par Telefónica, qui répétait qu’elle ne pouvait rien faire pour améliorer la situation des salariés étant donné qu’elle n’était pas partie au conflit. La grève connut cependant un saut qualitatif à Barcelone, attirant l’attention des mouvements sociaux et politiques par sa durée, sa détermination, sa fermeté et la justesse de ses objectifs.

Pendant ce temps, les réunions de suivi des commissions paritaires annonçaient certaines améliorations au texte signé le 5 mai ; non seulement des améliorations sur des points actés précédemment, mais aussi des dispositions nouvelles, que la coordination de grève comprit comme une tentative claire de désactiver la mobilisation et de vendre l’idée que ces avancées étaient le fruit de l’habileté des négociateurs dans le cadre légal en vigueur. Concrètement, l’annulation des pénalités pour installation défectueuse fut accueilli par les grévistes avec jubilation, mais les encouragea encore plus à poursuivre la mobilisation. La hausse additionnelle de 2,5 % du barème des prestations, s’ajoutant aux 10 % signés précédemment, eut le même effet.

A ce moment de la grève, la fatigue accumulée, la frustration résultant du fait que la négociation directe avec Telefónica s’était avérée une farce, mais aussi le soutien social très important que rencontrait le mouvement et la conviction renforcée de ses acteurs eux-mêmes, amenèrent à décider d’une nouvelle démonstration de force à travers une seconde occupation du MWC de Barcelone.

Cette fois-ci, contre tous les pronostics, l’occupation se prolongea durant sept jours. Sept jours pendant lesquels la solidarité sociale se fit manifeste, avec des conférences de presse organisées par des collectifs sociaux et d’habitants, le soutien d’un très grand nombre de personnes et la présence des médias. Tout ceci poussa Telefónica à accepter une nouvelle négociation, la non application de la décision de justice d’expulsion des occupants et la possibilité que la nouvelle municipalité (« Barcelone en commun ») soit d’une certaine façon « médiatrice » de la fin de l’occupation.

 

Succès partiel et fin de la grève, avec l’automne en perspective

Cette fois, les réunions eurent davantage de contenu. Deux séances de négociation débouchèrent sur de bonnes paroles et des promesses d’amélioration, mais sans engagements écrits. Après deux autres semaines de grève illimitée, et l’échec relatif de cette première vague de négociation, les assemblées se préparèrent à terminer la grève, en se retirant de façon ordonnée et en garantissant le maximum possible d’acquis.

Ainsi, en Biscaye, où le taux de participation à la grève était resté constant, des accords furent passés avec les deux sous-traitants directs, de fait au niveau provincial, ce qui mettait en évidence les failles de l’accord signé à peine un mois plus tôt par les Commissions ouvrières et l’UGT. Ces accords comprenaient de fortes augmentations de salaire (entre 40 et 80 %) et l’embauche en fixe de presque 30 % des travailleurs, presque tous « indépendants». Soit une victoire très claire, qui servira sans aucun doute d’encouragement à de prochaines mobilisations. Pour les grévistes, l’embauche en fixe est un objectif stratégique qui inverse le processus d’externalisation et donc la spirale de la précarisation.

Les grévistes ont suspendu leur mouvement jusqu’à l’automne, pour se reposer, reconstituer la caisse de grève et tirer le bilan de ce qui aura été obtenu. Il s’agit de reprendre des forces et de maintenir la pression sur l’instance paritaire dont les travaux doivent se poursuivre durant tout l’été, afin de pouvoir les contrôler et reprendre la lutte dans de bonnes conditions au cas où ils tourneraient au fiasco ou s’avéreraient être une nouvelle tromperie.

Reste à intégrer au bilan le peu d’enthousiasme manifesté envers cette grève par les salariés directs de Telefónica, leurs syndicats officiels comme alternatifs, qui n’ont pas vu ou su s’emparer de l’opportunité qu’elle représentait pour défendre leurs propres intérêts en commun avec ceux qui effectuent aujourd’hui une bonne partie des tâches propres de Telefónica et ont, comme cela a été démontré, une immense capacité à perturber ses services, avec tout ce que cela représente en termes de rapports de forces dans la lutte contre le patronat.

La grève des salariés de la sous-traitance est venue à un moment où le syndicalisme alternatif s’était enfin décidé à aborder le débat stratégique menant à impulser la lutte pour l’embauche en fixe de ces personnels, une revendication qui en Amérique latine est présente dans toutes les luttes de Telefónica depuis des années. En mai 2014, la coordination des syndicats alternatifs de Telefónica avait commencé à discuter les contributions de certains syndicalistes qui préconisaient de s’engager dans cette voie. La grève a sans aucun doute tranché le débat au sein du syndicalisme critique. Aujourd’hui, il s’agit de le porter parmi les salariés directs pour qu’au cours des prochains épisodes, tous ceux qui ont Telefónica pour employeur final puissent se mobiliser ensemble. C’est ainsi que les grèves récupéreront la puissance, capable d’affecter le fonctionnement de l’entreprise, que la fragmentation des statuts et des contrats vise à affaiblir.

Merce Amado et Francesc Queralt


Le panorama syndical autour de Telefónica

L’UGT et les Commissions ouvrières sont majoritaires chez les sous-traitants directs de Telefónica, où elles constituent fréquemment des listes pro-entreprise ou auxquelles participent des cadres et/ou membres des directions. Mais elles n’ont aucune représentation parmi les travailleurs qui sont partis en grève illimitée – il n’y a pas de syndicats dans la multitude de micro et petites entreprises travaillant pour les sous-traitants. Cette raison, explique L., membre de la coordination de grève, ainsi que la méfiance provoquée par les scandales de corruption et la politique du « moindre mal » que ces confédérations suivent face aux conflits, explique que l’assemblée de Madrid ait demandé à AST (Alternative syndicale des travailleurs, un syndicat minoritaire mais qui dispose de la majorité dans le comité d’entreprise provincial de Madrid) d’apporter une couverture légale à la grève.

AST a appelé à la grève pour faire pression sur Telefónica et ses sous-traitants, dans le but d’obtenir le retrait d’un contrat commercial qui allait rabaisser à nouveau le coût du travail. Suivie par 80 à 90 % des travailleurs des sous-traitants de sous-traitants, ainsi que des faux indépendants (alors que le personnel technique de Telefónica et de ses sous-traitants directs ne représente qu’une minorité de l’ensemble des techniciens), la grève illimitée est parvenue à perturber sérieusement le service, une série de pannes n’ayant pas pu être solutionnées. Tout ceci sans service minimum, puisque les sous-traitants et sous-sous-traitants dépendent de la convention collective de la métallurgie.