Publié le Jeudi 2 mai 2013 à 13h18.

Etat espagnol : « Nous ne sommes plus dans la logique de l’alternance »

Par Esther Vivas et Josep Maria Antentas. Interview réalisée par Brais Benitez pour La Marea et traduite par Ataulfo Riera(1).

Pour Esther Vivas et Josep Maria Antentas, dirigeants de l’organisation Izquierda Anticapitalista de l’Etat espagnol et auteurs d’un récent ouvrage sur le mouvement des indignés2, ce dernier a ouvert des perspectives anticapitalistes en Espagne, malgré ses limites.

Qu’a représenté le mouvement des indignés ou 15-M en Espagne ?

Esther Vivas : Le 15-M3 a été le début d’un nouveau cycle de mobilisations dans lequel nous nous trouvons encore. Ce qui a émergé avec le 15-M, c’est tout un malaise social, une indignation accumulée, fruit d’une situation de crise et des politiques appliquées pour en sortir. Les causes qui ont provoqué l’émergence du mouvement n’ont fait que s’approfondir. Les racines de la crise sont toujours là et donc l’espace pour que cette indignation continue à croître.

 

La crise a fait éclore le mouvement mais ses causes étaient déjà latentes…

Josep Maria Antentas : La crise qui a commencé en 2008 accentue toute une dynamique que nous avions déjà ces trente dernières années : usure de l’Etat providence, politiques néolibérales qui réduisent les droits et précarisent le marché du travail… Derrière les coupes, les postes d’enseignants supprimés, les centres de santé qui ferment, il y a une tentative de changer le modèle social pour aller vers un modèle de société dans lequel le capital financier gouverne sans aucune sorte de restriction.

Pendant deux ou trois ans, le débat que nous avions était : « comment se fait-il qu’avec tout ce qui est en train de se passer les gens ne bougent pas ? » Les gens étaient un peu paralysés par le choc initial. Ce qui a provoqué le changement de contexte, ce furent les révolutions dans le monde arabe qui, d’une certaine manière, ont transmis le message qu’il est possible de lutter et de gagner.

 

Les révoltes arabes ont donc joué un rôle de levier ?

E. V. : Le printemps arabe nous rend la confiance dans le fait que l’action collective peut changer les choses. Que si nous nous organisons, si nous sortons dans la rue, si nous luttons, on peut obtenir des choses. Avant l’éclatement du mouvement, la peur, la résignation et le scepticisme pesaient beaucoup. Les révoltes du monde arabe nous ont redonné la confiance.

 

Après une année de protestations massives en 2011, il y a eu des élections législatives et c’est la droite qui a clairement gagné…

E. V. : Il faut tenir compte du fait que les élections ne constituent pas un reflet fidèle du malaise social et de l’indignation qui s’expriment dans les rues. Elles sont grandement déterminées par la capacité des partis politiques majoritaires à dominer les médias, en partie grâce au financement des banques. Les élections ne sont pas neutres, elles constituent l’un des terrains les plus défavorables pour les mouvements sociaux. Il faut plus de temps pour pouvoir constater un transfert de cette indignation dans les urnes.

Dans ce sens, je crois que la Grèce constitue un grand exemple. Après une crise économique extrêmement profonde, qui a débouché sur une crise sociale dramatique, les deux grands partis majoritaires se sont effondrés et des alternatives politiques comme Syriza ont émergé. Nous avons également vu comment l’extrême droite a capitalisé ce malaise avec son populisme xénophobe et raciste. Dans une certaine mesure, la Grèce est un miroir de ce qui peut se passer ailleurs. Beaucoup de choses qui se sont passé là-bas ces dernières années commencent à se produire ici.

J. M. A. : Quand c’est la droite qui gagne, il faut toujours se rappeler qu’elle peut remporter des élections mais que son vote n’est jamais majoritaire. Le PSOE4 s’est disqualifié et c’est le PP5 qui a gagné, mais maintenant c’est le PP qui est en train de se disqualifier. Nous ne sommes plus dans la logique de l’alternance. Il est intéressant de voir comment la profondeur de la crise frappe le système de partis, comment elle use les partis traditionnels qui entrent en contradiction avec leur base sociale.

 

Cela s’est surtout produit avec les partis sociaux-démocrates…

J. M. A. : La social-démocratie entre directement en contradiction avec sa base sociale et au-delà, parce qu’elle doit mener une politique néolibérale extrême. Cela provoque sa décomposition. C’est un élément central, parce que la social-démocratie a toujours été un courant politique central dans le maintien des régimes de l’Europe méditerranéenne qui se sont établis après les dictatures militaires des années 1970. L’édifice qui s’est construit en Grèce, en Espagne et au Portugal commence à se fissurer de toute part.

 

Quel rôle joue la dette dans tout cela ?

E. V. : La dette est utilisée comme un prétexte pour mener à bien les coupes dans les droits sociaux, du travail et même les droits démocratiques. Nous pouvons voir comment l’establishment nous dit qu’il faut appliquer ces mesures d’austérité parce que la dette augmente. La majeure partie de cette dernière est privée, relevant principalement des banques et des entreprises, et dans une moindre mesure des familles.

Le problème c’est que, de manière sans cesse croissante, cette dette privée est en train de se transformer en dette publique. En effet, on sauve des banques avec des fonds publics : Catalunya Caixa, Banco de Valencia, Nova Caixa Galicia ou Bankia. On socialise ainsi les pertes des banques, tandis que les bénéfices sont toujours privés. Le problème de la dette souveraine est une question centrale dans l’agenda des mouvements sociaux indignés dans l’ensemble de l’Union européenne (UE). Ils remettent en question la légitimité de cette dette et promeuvent la nécessité d’un audit de cette dernière. 

 

Quelles sont les difficultés pour canaliser la protestation vers les lieux de travail ?

J. M. A. : C’est là l’une des grandes faiblesses de la période. La montée du chômage de masse, la précarisation du marché du travail et les changements dans la coordination de la production dans les entreprises (processus d’externalisation, de sous-traitance, etc.) ont provoqué, ces dernières années, un affaiblissement important du pouvoir des travailleurs et des syndicats.

La grande contradiction actuelle est qu’en tant que citoyens, il existe une grande capacité de lutte dans la rue, mais en tant que travailleurs, c’est très faible. Nous avons peut être perdu la peur comme citoyens, mais comme travailleurs c’est la peur et la résignation qui prédominent encore.

Or, pour provoquer une crise politique capable d’ébranler tout l’édifice, il est vital que le capital perde le contrôle dans les lieux de travail. Et nous en sommes encore loin.

 

Vous consacrez un chapitre à l’importance de lier le mouvement indigné à la lutte contre le changement climatique…

E. V. : La crise climatique, environnementale et écologique est une autre face de cette crise multiforme qui nous affecte. Selon moi, le défi est de relier la lutte du mouvement indigné, qui en Europe est très centré sur les politiques économiques et sociales, avec la lutte du mouvement pour la justice climatique. Les deux questions sont intimement liées, elles sont le fruit de la logique du système capitaliste qui place les intérêts particuliers et privés au dessus des besoins sociaux collectifs.

 

L’anticapitalisme est-il la solution ?

J. M. A. : C’est la réponse la plus conséquente aujourd’hui. La crise nous montre le visage le plus brutal du capitalisme. C’est un système incapable de satisfaire les besoins élémentaires de la majorité de la population et qui menace la survie elle-même de l’humanité et de l’écosystème. En outre, il s’agit d’un système qui connaît périodiquement des crises comme celle d’aujourd’hui qui, malgré le fait qu’elle est l’une des plus importantes de l’histoire, fait partie du fonctionnement habituel du capitalisme. Les problèmes que nous avons aujourd’hui ne peuvent se résoudre avec des changements superficiels, cosmétiques, un changement en profondeur est nécessaire.

 

C’est là le projet de l’anticapitalisme ?

J. M. A. : Ce qu’il exprime, c’est la volonté que le monde change de base. A d’autres moments de l’histoire, cette volonté s’est exprimée à travers d’autres concepts, comme ceux du socialisme, du communisme, qui, à l’échelle des masses, représentaient l’espoir de construire un autre monde. Ces concepts, avec tout ce qui s’est passé au XXe siècle, sont souvent associés à des choses qui n’ont rien de commun avec l’idée originale. Il est certain que le mouvement et les luttes elles-mêmes vont se réapproprier les anciens concepts ou bien en inventeront de nouveaux afin d’exprimer cet horizon d’une alternative de société.

Le système actuel n’a pas de solution et un changement complet apparaît nécessaire pour passer d’un système qui repose sur la propriété privée et la richesse, vers un autre qui prend appui sur les biens communs : pour passer d’un système qui se base sur la concurrence et l’égoïsme, à un autre qui se fonde sur la défense du collectif et sur la solidarité.

1. L’interview intégrale est disponible en espagnol sur le site de la revue La Marea – www.lamarea.com – et en français sur le site anticapitaliste belge Avanti4 : www.avanti4.be

2. Planeta Indignado. Ocupando el futuro, ed. Sequitur, 216 pages, 14 euros. Voir www.sequitur.es

3. « 15M » : le mouvement des Indignés a été lancé le 15 mai 2011 par des manifestations ayant rassemblé des centaines de milliers de personnes dans 58 villes de l’Etat espagnol.

4. Parti socialiste ouvrier espagnol, social-libéral.

5. Parti populaire, droite conservatrice.