Malgré tout, l’Amérique d’en bas s’est en grande partie retrouvée sur un vote Obama pour faire barrage à la droite extrême républicaine. Mais il ne faut surtout pas placer un signe d’égalité entre une mobilisation de masse qui est porteuse d’espoir et les politiques de la Maison Blanche dont il n’y a rien à attendre. C’est la thèse de Tithi Bhattacharya dans le présent « commentaire », publié le 15 novembre sur le site Socialistworker.org1.
La plupart d’entre nous a poussé un soupir de soulagement après la raclée prise par les Républicains mardi dernier. Maureen Dowd du New York Times a bien interprété les tendances électorales lorsqu’elle a écrit : « Romney et les lunatiques du Tea Party affirmaient qu’il n’y avait rien à faire avec la moitié du pays, ces ‘‘assistés’’ n’appartenant pas à leur Amérique ‘‘traditionnelle’’. Mais plus ils insultaient le président avec leurs plaisanteries douteuses sur son certificat de naissance, plus ils tentaient d’imposer aux femmes des ceintures de chasteté, plus ils dévalorisaient les hispaniques, les noirs et les gays, plus tous ces secteurs brûlaient de montrer qu’unis, ils pouvaient faire dégager les ultras de la domination mâle et blanche. »
Cette nuit a été particulièrement agréable aux femmes et aux défenseurs des droits LGBT. Globalement, les femmes ont voté plus que les hommes. Cinq femmes ont été nouvellement élues au Sénat. Tammy Baldwin est devenue la première personne gay élue au Congrès, pour le Wisconsin, tandis que le Maryland, l’Etat de Washington et le Maine légalisaient par référendum le mariage entre personnes de même sexe.
L’une des meilleures nouvelles a été la défaite du gang des violeurs du parti républicain. Laissons de côté le fait stupéfiant que dans une des nations industrielles les plus avancées du monde, le débat public sur les droits des femmes ait été poussé si loin à droite que notre camp doive maintenant défendre le droit d’une femme à ne pas être violée. Il reste que comme d’autres, je me suis réjouie lorsque Todd Akin a été battu dans le Missouri après ses déclarations publiques sur « le viol légitime » et quand, dans l’Indiana, Richard Mourdock a perdu son siège « sûr » au Sénat du fait de ses délires sur les grossesses issues de viols qui seraient un don de dieu.
Et maintenant ? Nous devrions garder à l’esprit trois choses.
Un vote contre plus que pour
Premièrement, le fait qu’un vote contre les Républicains ne signifie pas automatiquement un soutien acritique aux Démocrates. La plupart des gens qui ont voté Démocrate l’ont fait défensivement, pour barrer la route à un programme républicain délirant plus que pour soutenir celui des Démocrates.
La défaite de Richard Mourdock en est un exemple instructif. Le candidat qui l’a battu est l’actuel membre du Congrès Joe Donnelly. La seule chose sûre que l’on puisse dire de lui est qu’il représente un cauchemar pour les droits des femmes. C’est un « pro-life » convaincu, qui déclare fièrement : « Fidèle à ma foi personnelle et à mes valeurs familiales, je me suis opposé en permanence à l’avortement et continuerai à le faire. Je crois que défendre la vie signifie le faire en permanence, depuis la conception jusqu’à la mort naturelle. Sur ces questions je voterai toujours en accord avec ma foi et ma conscience. »
Donnelly a voté deux fois contre l’attribution de fonds fédéraux au Planning familial, et aidé à faire passer une loi pénalisant les entreprises et individus qui acquièrent des plans de santé privés incluant une couverture pour l’avortement. Héraut de l’austérité, il a défendu les réductions d’impôts pour les entreprises. Belliciste, il s’est fait l’allié des Républicains pour voter contre le retrait de troupes d’Afghanistan. Un vote contre Mourdock signifie-t-il un vote pour la politique de Donnelly ? Rien n’est moins sûr.
Prenons un exemple. Selon l’institut Guttmacher, 48 % des grossesses constatées dans l’Indiana sont non souhaitées. Mais du fait des attaques des deux partis, républicain et démocrate, contre les droits des femmes, 95 % des comtés de l’Indiana n’ont pas de moyens d’IVG. Et quand ils existent, les femmes, pauvres dans leur grande majorité, doivent faire la queue devant les services du Planning familial.
S’agissant du vote dans l’Indiana, le plus significatif est sans doute que lorsque c’était possible, les gens ont voté très majoritairement pour des candidats ouvertement progressistes, ayant fait campagne sur des questions qui les concernaient. Ainsi Glenda Ritz, enseignante du public et militante syndicale, s’était-elle présenté au poste de superintendant des écoles publiques contre le sortant, républicain contre-réformateur de l’école, Tony Bennett. Les électeurs ont plébiscité Ritz qui a obtenu près de 1,3 million de voix, soit 100 000 de plus que le gouverneur républicain élu, Mike Pence. Autrement dit, il y a eu plus de gens pour voter pour les droits syndicaux et le financement public que pour les coupes budgétaires.
Plus à gauche
En second lieu, de nombreux Américains sont à la gauche de leurs dirigeants. Si l’on regarde au-delà des choix corsetés de l’élection présidentielle, on s’aperçoit que les gens du peuple sont, pour une grande part, plus éveillés que les dirigeants des deux grands partis.
Ainsi, au-delà des boniments de Romney-l’homme des 1 % et des politiques de renflouement de Wall Street d’Obama, 55 % des Américains disent que les riches sont plus enclins à l’avidité que les pauvres. De même, selon le Pew Research Center, une majorité d’Américains veut le retrait des troupes d’Afghanistan. Le chiffre le plus éclatant – et le plus illustratif des trahisons des Démocrates – est que 60 % veulent maintenir en l’état les prestations de sécurité sociale plutôt que de les diminuer pour réduire le déficit budgétaire.
Enfin, des crises peuvent révéler la véritable vacuité et non pertinence des élections.
Ce mois-ci, la population de la côte Est a découvert l’effrayante inadéquation des services gouvernementaux quand il s’est agi d’intervenir après le super-ouragan Sandy. Mais dans le même temps, nous avons tous vu l’incroyable déploiement d’humanité qui a suivi. Les gens du peuple ont afflué pour aider à reconstruire les vies et les quartiers. La réaction publique a été si massive qu’un commentateur a pu affirmer qu’Occupy Wall Street avait damé le pion à la Croix Rouge dans les opérations de secours.
Ces gens-là se préoccupaient-ils du résultat des élections ? Selon la journaliste et féministe britannique Laurie Penny, pas le moins du monde : « En traversant Brooklyn déchiré par l’ouragan, (…) personne ne m’a parlé une seule fois des élections. Vous savez, l’élection présidentielle, celle qui se tient dans quoi, trois jours ? Pour l’instant, les newyorkais ont l’esprit occupé par des choses plus importantes.
« La nourriture, l’essence et l’électricité, pour commencer. Les gens qui disposent de ces choses ouvrent leurs maisons à des amis et à des étrangers qui en sont privés. A travers la ville, des volontaires s’entassent dans des voitures pour se diriger vers les zones les plus sinistrées (…) Personne ne mentionne les élections (…) Il y a une véritable crise : des habitations ont été détruites, des vies perdues. Le cirque médiatique de 18 mois qui passe pour de la politique représentative semble à mille lieux des préoccupations des femmes qui, aux informations du soir, pleurent devant les restes de leurs maisons. »
Cette élection-là, au coût astronomique de six milliards de dollars, a été la plus chère de l’histoire des Etats-Unis. Cela, dans un pays où 81 % des gens pensent que « les dépenses politiques des grandes entreprises ‘‘noient’’ les voix des Américains moyens, et les dirigeants des grandes entreprises ont trop d’influence politique ». Quelle sorte « d’espoir » et de « changement » peut-on espérer pour un tel prix ?
Il semble clair que les discussions que mène Obama à propos de la falaise budgétaire et des dotations de l’Etat signifient une déclaration de guerre contre les services publics. Les Démocrates se préparent maintenant à utiliser leur victoire pour procéder à des coupes de milliards de dollars dans les programmes d’aide aux plus vulnérables. Les analystes politiques Ryan Grim et Sarah Bufkin remarquent à juste titre que « ce processus de transfert des richesses vers le haut de l’échelle est connu à Washington sous le nom de ‘‘grand marché’’. »
On en revient donc à la question initiale : et maintenant ?
Pas quatre ans de plus de la même chose
L’absence absolue de choix dans nos « choix » électoraux n’a jamais été plus claire. La population n’a pas voté pour quatre ans de plus de la même chose. Les Américains ordinaires ont voté contre les misogynes lunatiques, pour l’égalité des genres, et en espérant aussi de meilleures retraites et un système de santé plus abordable.
Faut-il alors espérer de Washington un changement ? Ou doit-on plutôt regarder vers les centaines et les milliers qui se sont engagés après Sandy pour aider leurs concitoyens ? Allons-nous attendre d’Obama qu’il change la condition des Noirs américains, ou faut-il se tourner vers des mouvements tels que la grève des enseignants de Chicago, qui ont imposé le retour dans le débat public de la lutte pour la justice éducative et raciale ?
Si nous considérons les élections comme un thermomètre, alors ne le faisons pas seulement du point de vue défensif de ce qu’elles de sont efforcées d’empêcher, mais depuis la perspective de ce qu’elles ont réellement signifié. Et là, le bilan est clair : les électeurs ont envoyé un message de rejet absolu des défenseurs du viol, de soutien aux droits LGBT, de condamnation du Tea Party dans l’Indiana et au Massachusetts. Obama, lui, n’a envoyé aucun message. Il n’a promis ni de stopper les coupes budgétaires dans les services publics, ni de cesser de tuer des gens avec des drones, ni de défendre les droits civiques.
Pour les quatre années à venir, on voit assez clairement sur qui l’on pourra compter.
[Note]
1 Site de l’International Socialist Organization, principale organisation politique de la gauche anticapitaliste aux Etats-Unis. Article traduit et édité par Jean-Philippe Divès.