Publié le Dimanche 18 juin 2017 à 10h32.

États-Unis : Vers un nouveau Watergate ?

Quatre mois après sa prise de fonctions, l’administration Trump fait déjà l’objet de cinq procédures d’enquête, diligentées par le département de la Justice1 ou divers comités du Congrès. Elles concernent d’éventuelles complicités entre le comité de campagne de Trump et le gouvernement russe pour influencer le résultat de l’élection présidentielle de 2016, ainsi que les raisons du limogeage du directeur du FBI, James B. Comey, qui était en train de mener une telle enquête.

Le mois de mai avait pourtant débuté tranquillement pour l’administration Trump. Tout avançait comme prévu : la loi liquidant l’Obamacare et rendant l’accès aux soins impossible à des millions d’Américains pauvres – dont beaucoup d’électeurs de Trump – venait d’être approuvée par la Chambre des représentants (députés). Le projet de budget présenté au Congrès (Chambre et Sénat) comprenait suffisamment de coupes dans les aides aux plus pauvres, notamment les bons d’alimentation et le programme Medicaid d’accès à la sécurité sociale, pour compenser les réductions d’impôts accordées aux plus riches. Pour Trump et le Parti républicain, tout allait donc pour le mieux.

Mais cela n’a pas duré. Le chaos a commencé le 8 mai lorsque Sally Yates2, ex-procureure générale adjointe, a témoigné devant le comité du Sénat chargé de l’enquête sur les rapports entre la Russie et Michael Flynn – l’ex-conseiller à la sécurité nationale nommé par Trump. Le comité sénatorial avait repris l’enquête en main après que celui de la Chambre des députés ait annulé l’audience de Yates. Le 26 janvier, l’ex-procureure avait mis en garde le président contre une nomination de Flynn, en l’avertissant que celui-ci, du fait de ses relations avec l’ambassadeur russe Sergei Kilyak, pouvait faire l’objet d’un chantage du gouvernement russe.3 D’autres responsables de l’administration Obama avaient auparavant prévenu Trump que Flynn se trouvait sous le coup d’une enquête du contre-espionnage américain, mais le nouveau président l’avait nommé malgré tout. Trump a soutenu Flynn jusqu’au 13 février, date à laquelle, submergé par les dénonciations, il a dû lui demander sa démission en l’accusant d’avoir menti au vice-président Pence sur ses rapports avec la Russie.

Le 9 mai, une autre information faisait la une des médias américains. Donald Trump limogeait James Comey, le directeur du FBI qui avait rendu publique son enquête sur les emails d’Hillary Clinton, peu de temps avant l’élection présidentielle. Le motif avancé : un avis du procureur général adjoint Rod Rosenstein, disant que la façon dont Comey avait géré l’enquête sur les emails de Clinton avait été erronée. La nouvelle était d’autant plus étonnante que quelques mois plus tôt, lorsque Comey avait rendu publique l’existence de cette enquête, Trump avait salué son courage et son indépendance.

Le lendemain apparaissait dans les médias l’information selon laquelle Trump avait demandé au département de la Justice de lui trouver une excuse afin de renvoyer Comey, parce qu’il était gêné par la poursuite de son enquête sur Flynn et l’infuence de la Russie sur les élections. Le procureur général Jeff Sessions étant empêché de participer à toute enquête sur des liens avec la Russie, parce qu’il en est lui-même soupçonné, c’est son adjoint, Rosenstein, qui avait dû s’employer. La Maison-Blanche apporta un démenti mais le 11 mai, lors d’un entretien télévisé sur NBC, Trump déclarait : « j’allais de toute façon virer Comey, indépendamment de la recommandation », parce que ce dernier refusait d’abandonner l’enquête sur « ce truc russe » – c’est-à-dire le rôle de Flynn dans les tentatives russes d’influer sur le résultat des élections américaines.

 

Une réunion à scandale

Le 16 mai, une autre nouvelle provoquait une nouvelle secousse à la Maison-Blanche. Six jours plus tôt, Trump avait reçu dans le salon ovale le ministre russe des affaires extérieures, Sergueï Lavrov et l’ambassadeur de Russie, Sergueï Kislyak. Alors que les journalistes américains s’étaient vu refuser l’accès à cette réunion, les photographes russes de l’agence Tass en avaient publié les seuls clichés disponibles.

Selon le Washington Post, citant un responsable présent à la réunion et qui y avait pris des notes, Trump avait divulgué à ses interlocuteurs russes une information hautement confidentielle au sujet de Daesh. Les services israéliens, source de cette information, avaient expressément demandé qu’elle ne soit pas communiquée à d’autres Etats. Imperturbable, Trump déclarait qu’il l’avait fait pour montrer aux Russes que les Etats-Unis avaient accès à d’excellents renseignements et obtenir ainsi leur soutien dans la lutte contre Daesh.4

Le scandale provoqué par cette confirmation de l’irresponsabilité du président ne s’était pas calmé que dès le lendemain, le New York Times rendait publique l’existence de mémos écrits par James Comey après chacun de ses entretiens avec Trump, quand celui-ci avait exercé des pressions pour qu’il abandonne l’enquête sur Flynn et l’ingérence russe. Selon plusieurs responsables du FBI et des agences de renseignement, laisser une trace écrite – ou orale via un entretien avec des collègues – de conversations pouvant être interprétées comme des pressions d’un responsable gouvernemental, est une procédure normale. Ce que Trump, évidemment, ignorait.

Le 18 mai, Rod Rosenstein décidait de montrer son indépendance en nommant Robert S. Mueller III, un ancien directeur du FBI, comme enquêteur spécial – indépendant et doté de pouvoirs étendus – auprès du département de la Justice. Son rôle sera de superviser les investigations du FBI lancées par Comey sur Trump et la Russie, et d’enquêter sur les éventuels crimes – tels que parjure ou obstruction à la justice – que des participants auraient pu commettre dans ce cadre. Une telle enquête peut donner lieu, comme cela a été le cas dans le passé, à une procédure d’impeachment à l’encontre du président.

Le lendemain, le New York Times publiait les notes prises par un autre responsable présent lors de la rencontre avec les représentants russes. D’après ces notes, Trump aurait dit à ses interlocuteurs qu’il avait licencié le directeur du FBI parce que « c’est un vrai cinglé. J’ai enduré une grande pression à cause de la Russie. Maintenant c’est fini. »5 Sean Spicer, porte-parole de la Maison-Blanche, l’a confirmé indirectement en déclarant qu’« en politisant l’enquête sur les actes de la Russie, James Comey a exercé une pression injustifiée quant à notre capacité à discuter et négocier avec la Russie. »6 Le conseiller à la sécurité nationale, H.R. McMaster, a confirmé cette version le 21 mai, en affirmant ne pas se rappeler « exactement ce que le président a dit aux Russes » mais que la question centrale était que Comey « lui rendait plus difficile » la recherche de coopérations avec la Russie.

Le même jour, pendant que l’avion de Trump décollait vers l’Arabie saoudite, inaugurant son voyage de neuf jours au Moyen-Orient et en Europe, le Washington Post lançait une autre bombe. L’enquête supervisée par Mueller avait identifié « un actuel responsable de la Maison-Blanche comme une personne significative, démontrant que l’investigation mène aux plus hauts niveaux du gouvernement. »7 Quelques jours plus tard, on apprenait qu’il s’agit du gendre de Trump, Jared Kushner. Selon un appel téléphonique intercepté début décembre par les services américains, Kislyak aurait affirmé à son gouvernement que lors d’une réunion tenue le 1er ou le 2 du même mois, Kushner leur avait proposé d’installer, entre l’entourage de Trump et les autorités russes, un canal de communication direct qui soit indétectable par les services américains.8

Le 21 mai, le Washington Post révélait en outre qu’au mois de mars, Trump avait cherché à obtenir le soutien des directeurs de la CIA et de la NSA (Agence nationale de sécurité) afin de freiner les investigations du FBI. Mais tout comme Comey, les responsables de la CIA et de la NSA avaient répondu qu’ils ne pouvaient pas accéder à sa demande. Dans son témoignage devant le comité sur le renseignement de la Chambre des représentants, Comey avait annoncé que le FBI enquêtait sur « la nature des liens entre des individus associés à la campagne Trump et le gouvernement russe, et le fait de savoir s’il y a eu une quelconque coordination entre cette campagne et les autorités russes. »9

 

Que peut-il se passer ?

Telle est donc la succession des faits au moment où cet article est écrit (d’autres surviendront certainement dans les jours ou semaines à venir). La grande question est de savoir ce qui va maintenant se passer.

Personne ne sait en fait comment cette histoire peut finir. Les issues possibles sont : a) l’impeachment du président ; b) sa démission, comme celle de Nixon à l’époque du Watergate ; c) l’application de l’article 25 de la Constitution, qui permet de remplacer le président lorsque celui-ci se retrouve « dans l’incapacité d’exercer les pouvoirs et devoirs de sa fonction » ; d) qu’au contraire l’affaire se résorbe, ce qui offrirait à Trump la possibilité d’aller au bout de son mandat.

Disons d’emblée que la possibilité d’un impeachment paraît lointaine. Les décisions que peuvent prendre tant les Démocrates que les Républicains sont conditionnées par la défense de leurs appareils politiques – et plus généralement du système –, non par « le bien de la nation ». Les investigations du département de la Justice, comme celles des comités du Sénat ou de la Chambre, ont avant tout pour objet de calmer les esprits afin de préserver le statu quo. De plus, même si ces instances estimaient qu’il existe des raisons pouvant justifier un impeachment, Trump serait jugé par le Sénat, dominé par les Républicains et où une majorité des deux tiers serait requise. Même course d’obstacles en cas de mise en oeuvre de l’article 25, puisque seraient alors requis l’accord du vice-président ainsi que ceux du gouvernement et des deux tiers du Congrès.

Dans l’histoire des Etats-Unis, il n’y a eu que trois procédures d’impeachment. Le Sénat a innocenté deux des présidents concernés, Andrew Johnson en 1868 et Bill Clinton en 1998 (dans les deux cas leur parti était, comme c’est le cas aujourd’hui, majoritaire au Congrès). Richard Nixon a démissionné en 1974, quelques jours avant son passage en jugement, parce que son entourage lui avait communiqué qu’il était en train de perdre le soutien de son propre parti.

Les Républicains continueront de soutenir Trump, tant qu’il leur sera utile afin d’appliquer leur agenda réactionnaire. La fin de l’Obamacare, la liquidation des prestations sociales dont bénéficiaient des millions d’Américains pauvres, la réduction des impôts des riches sont à la fois des axes fondamentaux du programme républicain et des politiques centrales de l’administration Trump.

Pour l’instant, bien que les enquêtes accordent à Trump un taux de soutien très bas dans l’ensemble de la population, 86 % de ses électeurs lui restent fidèles et ne croient pas à la véracité des faits révélés par la presse.10 Un tel pourcentage, s’ajoutant à la façon dont les circonscriptions électorales ont été redécoupées, suffirait aux Républicains pour ne pas perdre leur majorité au Congrès après les élections intermédiaires de 2018.

Mais cela pourrait changer si les investigations du département de la Justice révélaient de nouveaux actes à la légalité douteuse. Trump a déjà admis qu’il a chassé Comey parce que son enquête sur la Russie le gênait. On ne sait pas ce que Comey va dire lorsqu’il déposera et remettra ses mémos. Ni ce que dira Flynn si on lui accorde l’immunité qu’il réclame ; ce dernier s’est jusqu’à présent refusé à témoigner, en invoquant l’article de la Constitution qui lui permet de le faire s’il estime que sa déclaration pourrait l’incriminer.

Une nouvelle enquête s’ouvre par ailleurs à propos de Kushner. Et à tout cela s’ajoutent les « imprudences » répétées de Trump dans sa gestion d’informations secrètes, tout comme le fait qu’il n’ait jamais coupé les liens avec son empire commercial et continue d’« aider » des membres de sa famille à obtenir des contrats juteux dans différents pays – des actes eux aussi passibles d’un éventuel impeachment.

Une chose est cependant certaine : le Parti républicain n’envisagera éventuellement de laisser tomber Trump que s’il estimait que ses capacités de contrôle sur le gouvernement étaient vraiment menacées. Et pour l’instant, on en est loin.

 

Les responsabilités du mouvement de masse

Le spectacle de Trump agissant comme s’il était au-dessus des lois a non seulement enragé un secteur de la population, mais a aussi dévoilé à ses yeux la fausse apparence démocratique du système qui a permis à cet individu d’accéder à la présidence. Dans aucune autre démocratie bourgeoise au monde, un candidat ayant perdu l’élection par trois millions de voix n’aurait pu être « élu » président. Et pourtant, ses partisans demeurent impassibles.

Le mouvement anti-Trump, qui avait fait irruption dans le cadre de mobilisations massives, se trouve aujourd’hui dans l’expectative, comme hypnotisé par le spectacle de ce gouvernement qui tombe de Charybde en Scylla. Il est vrai qu’il y a toutes les réunions locales au cours desquelles les participants s’en prennent aux élus républicains venus y présenter leurs projets, et qu’il y a eu de grandes manifestations comme celles des femmes, celles aussi contre le « Muslim ban » ou en défense de la recherche publique ou de l’environnement. Mais le danger existe que ce mouvement s’éparpille en de multiples luttes sectorielles et ne parvienne pas à se centraliser autour du rejet de la mesure gouvernementale la plus grave : la destruction du système de santé et de sécurité sociale, qui va laisser des dizaines de millions de pauvres livrés à leur sort. Une campagne nationale capable d’organiser la population contre les coupes budgétaires et les cadeaux faits aux riches pourrait changer la situation.

L’histoire des Etats-Unis montre que c’est possible. Nixon s’était vu contraint de démissionner parce que les manifestations de masse contre la guerre du Vietnam – la question centrale de l’époque – s’étaient combinées avec le rejet suscité par le Watergate. C’est cela qui avait poussé les Républicains à le laisser tomber.

Le peuple américain a démontré dans le passé qu’il était capable non seulement de faire tomber un président impopulaire, mais aussi d’en finir avec une guerre impérialiste brutale. Rééditer ce qu’avait réalisé la génération des années 1960-70 est entre les mains de celle d’aujourd’hui.

Virginia de la Siega

 

  • 1. Le département de la Justice assume aux Etat-Unis des fonctions étendues par rapport à notre ministère de la Justice. Dirigé par un procureur général, nommé par le président mais devant être confirmé par un vote du Congrès, il ne fait pas partie du gouvernement et reste relativement indépendant par rapport à ce dernier. Ainsi, un procureur général peut voir son mandat prolongé après un changement de gouvernement.
  • 2. Yates a été renvoyée par Trump quand elle a refusé d’appliquer le décret connu sous le nom de « Muslim Ban », interdisant l’entrée aux Etats-Unis de ressortissants de sept pays musulmans. Ce décret vient d’être rejeté à nouveau par la Cour d’appel de Virginie.
  • 3. The New York Times, « The Criminal President ? », https ://www.msn.com/en-us/news/o…
  • 4. Washington Post, « Trump revealed highly classified information to Russian foreign minister and ambassador », http ://www.msn.com/en-us/news/p… ?li=BBmkt5R&ocid=spartanntp
  • 5. The New York Times, « Trump Told Russians That Firing “Nut Job” Comey Eased Pressure From Investigation », https ://www.nytimes.com/2017/05/… ?smid=tw-share&_r=2
  • 6. NBC, « The White House Is Still Changing Its Story on Comey’s Firing », http ://www.nbcnews.com/politics… ?cid=eml_pol_20170522
  • 7. Washington Post, « Russia probe reaches current White House official, people familiar with the case say », https ://www.washingtonpost.com/w… ?hpid=hp_hp-banner-main_fbiprobe-banner-315pm %3Ahomepage %2Fstory&utm_term=.74ab5e4a044f
  • 8. Washington Post, « Jared Kushner trying to secretly talk to the Russians is the biggest billow of smoke yet », http ://www.msn.com/en-us/news/p… ?li=BBmkt5R&ocid=spartandhp
  • 9. Washington Post, « Trump asked intelligence chiefs to push back against FBI collusion probe after Comey revealed its existence », http ://www.msn.com/en-us/news/p… ?li=BBmkt5R&ocid=spartandhp
  • 10. CNBC, « Five letters that explain Trump’s continued popularity among his supporters », http ://www.cnbc.com/2017/05/22/…