Des lits d’hôpitaux chargés de blessés qu’on pousse dans un noir d’encre, achoppant sans cesse contre les gravats ; des parents qui arrachent leur enfant au respirateur artificiel et l’emportent en courant dans la nuit. Yousef Abu Sakran raconte comment il a saisi son fils Mohammad, 5 ans, brûlé au troisième degré au dos et aux jambes : « J’ai pris mon fils et j’ai couru avec lui. Il hurlait de douleur, ses brûlures et ses blessures saignaient énormément. Ils bombardent nos maisons sur nos têtes puis les hôpitaux où les blessés sont soignés. Où aller à présent ?»1
L’hôpital al-Ahli, bombardé par l’occupant dans la nuit du 13 avril, recevait chaque jour des dizaines de blessés. La pharmacie a été détruite, privant les patientEs du peu de médication qu’ils recevaient. Aujourd’hui à Gaza, être blessé de blessures que partout ailleurs au monde on pourrait soigner, c’est être condamné à mort. « À présent, Gaza est sans hôpital », commente Anas el-Sharif. « Cet hôpital était la vie des familles palestiniennes. Nous mourrons en silence, sans soins médicaux, dans les massacres qui continuent. L’occupant extermine toute vie ici2. »
Des crimes de guerre qui sont la règle depuis 2006
Le bombardement d’al-Ahli est choquant, mais tout sauf surprenant dans la logique de l’impunité. Dans un monde cynique où les puissants se rangent aux côtés des plus forts, la force fait le droit. C’est aussi simple que ça. Le 17 octobre 2023, l’occupant avait bombardé une première fois al-Ahli, assassinant au moins 500 PalestinienNEs. C’était le test ultime, passé avec succès. À l’époque, l’occupant avait jugé bon de faire gober qu’un missile artisanal palestinien était à l’origine de ce cataclysme que seules des bombes d’une tonne ultra perfectionnées peuvent occasionner. Une fois de plus, l’Occident avait fait semblant de croire à ces mensonges, et depuis tout est permis. Mais rappelons que de fait, le crime de guerre que constitue le ciblage des hôpitaux, des ambulances et des soignants est la règle à Gaza depuis 2006.
Partout dans le monde, en cas d’urgence, les secours affluent de toute part pour renforcer la réponse médicale et humanitaire. À Gaza, le processus est inversé : plus les besoins augmentent, moins il y a de quoi y faire face. L’occupant empêche les médecins d’entrer, bloque toute arrivée de biens médicaux depuis le 2 mars, et empêche les évacuations de patients. « Gaza n’est pas un endroit où il fait bon être malade », constate Ahmad al-Najjar, journaliste à Gaza3.
Gaza est aussi le dernier endroit au monde où naître, où grandir, où être parent – où vivre. À Gaza, il n’y a plus que deux couleurs : le gris de la mort, des gravats, qui colle aux visages, aux cheveux, et le rouge du sang. « Mieux vaut être en enfer qu’à Gaza », résume le Dr. Mads Gilbert4.
Soutien occidental à la Nakba
Cela n’est pas le résultat d’une malédiction qui frapperait les PalestinienNEs, mais la conséquence logique de 77 ans de soutien occidental sans faille à la politique de « Nakba structurelle » menée par l’occupant, selon les termes du juriste international Ardi Imseis5.
« Quelle armée au monde est assez lâche, assez sadique pour attaquer, en pleine nuit, des blessés et des malades, des médecins et des infirmiers ? On n’assiste pas seulement à l’effondrement d’un système de soins, mais à l’effondrement de la colonne vertébrale morale des gouvernements occidentaux qui ne réagissent pas », dénonce Dr. Mads Gilbert. « L’armée d’occupation n’a pas le courage de s’attaquer à la résistance armée mais s’attaque à la société civile. Leur but est de briser la fabrique sociale de la société palestinienne, c’est pourquoi ils détruisent les universités, les écoles, les archives, les bibliothèques, les hôpitaux, les ambulances. Le but n’est pas d’éradiquer le Hamas mais le peuple palestinien ; ça porte un nom : le nettoyage ethnique6. »
À Gaza, tout le monde a perdu quelqu’un. Et certains ont perdu tout le monde. En trois semaines, l’ONU a répertorié 36 bombardements ayant tué uniquement des femmes et des enfants7.
Aucun parent au monde ne devrait embrasser le petit visage de son enfant enveloppé dans un linceul blanc maculé de sang. Aucun enfant au monde ne devrait se retrouver seul, s’agrippant au corps sans vie de ses parents qu’on emporte. Personne ne devrait jamais être amené à entendre, impuissant, les appels de son ami coincé sous les décombres, que rien ni personne ne pourra secourir.
80 personnes n’ont pu être sorties des gravats mercredi dernier dans un énième massacre à Shuja’iya. Aucun parent au monde ne devrait connaître la peine de Um Ibrahim et Zaki Abu Mahadi, qui en une fraction de seconde ont perdu leurs six fils, ciblés alors qu’ils distribuaient de l’aide lundi à Deir el Balah – le plus jeune avait 10 ans. Aucun médecin au monde ne devrait regretter d’avoir choisi d’amputer des deux bras un bébé de huit mois plutôt que de le laisser mourir. Aucun parent au monde ne devrait être confronté, dévasté, à l’agonie de son enfant par malnutrition. Aujourd’hui, 60 000 enfants de moins de 5 ans encourent de grands risques de présenter des complications et des troubles neurologiques irréversibles en raison du manque d’eau et de nourriture8. Aujourd’hui, à Gaza, le risque de mourir de déshydratation est encore plus grand que le risque de mourir bombardé9.
L’occupant est perpétuellement considéré comme la victime
L’impunité mène dans un implacable mécanisme à la banalisation de l’horreur, à la normalisation d’un processus d’escalade en termes de violations du droit, de violence infligée à une population occupée. Les PalestinienNEs sont délibérément abandonnés à la violence coloniale, sacrifiés sur l’autel de la domination blanche, du suprémacisme sioniste, et l’occupant est perpétuellement considéré comme la victime, quels que soient les crimes qu’il commet.
« En tant que fils de survivants de l’Holocauste, il m’était difficile de faire l’analogie avec les Nazis. Mais au fil des mois, il est devenu très difficile de regarder le génocide à Gaza sans penser aux images atroces de ce que les Nazis ont fait aux Juifs », selon Andrew Feinstein. « La puissance occupante, dotée de l’arme nucléaire, armée jusqu’aux dents par la superpuissance américaine, se pose en victime. C’est une psychose. Ce qui se passe à Gaza est un holocauste. Netanyahou et Trump parlent ouvertement de leur intention finale, qui est le nettoyage ethnique du peuple palestinien. Celui qui marche comme un fasciste, qui parle comme un fasciste, qui assassine les enfants comme un fasciste est un fasciste sanguinaire10. »
Répétons qu’alors que l’occupation est fondamentalement illégale et reconnue comme un crime de guerre par la plus haute cour du monde (CIJ 19.7.2024), le droit international reconnaît la légalité de la résistance palestinienne, « par tous les moyens à disposition »11. Rappelons, avec Daud Abdullah, qu’« aucun mouvement de libération ne s’engage dans la lutte armée dans le simple but de se battre ; il s’agit toujours d’un des moyens pour atteindre un but, pas d’un but en soi. […] Comme Khaled Meshaal, ancien chef du bureau politique du Hamas l’explique : “Le Hamas n’est pas un groupe militaire, mais un mouvement de libération nationale” »12. Rappelons, à toutes fins utiles, qu’un acte illégal de résistance ne délégitime pas la résistance.
Chaque souffle de vie est un combat à Gaza
Rappelons que le Hamas demande depuis 2009 la tenue d’élections et s’est toujours dit prêt à laisser le pouvoir immédiatement à tout gouvernement d’union nationale intérimaire.
Rappelons qu’à de nombreuses reprises, le Hamas a proposé de déposer les armes dans le cadre d’une trêve de plusieurs décennies en échange de la fin de l’occupation. Ahmad Yassine, Abdelaziz al-Rantissi et Ahmad Jabari ont été assassinés par l’occupant pour avoir fait une telle offre13. En avril 2024, le Hamas a réitéré la même proposition, ainsi qu’en mars dernier. L’occupant a réagi promptement par le carnage de centaines de PalestinienNEs le 18 mars.
Rappelons enfin que le 16 janvier a été conclu un accord de cessez-le-feu devant mener à la libération de tous les captifs israéliens, à la fin totale de la guerre et au retrait de l’occupant. Durant le cessez-le-feu, comme nous le savons, plus de 150 PalestinienNEs ont été assassinés par l’occupant par ciblage direct, et Israël impose depuis 50 jours un blocus total sur tout : nourriture, biens médicaux, fuel, capacité à fournir de l’eau. Israël dit ouvertement se servir du blocus comme moyen de pression. L’objectif est clair et claironné : le nettoyage ethnique de la bande de Gaza.
Comment attendre de la résistance palestinienne qu’elle libère les captifs sans aucun horizon politique ? L’occupant réduit sa proposition de trêve à un échange de prisonniers pour ensuite à nouveau bombarder, affamer, occuper, confisquer. Quelle injure, quel cynisme ! Comment nos médias peuvent-ils laisser entendre que les cartes seraient dans les mains de la résistance ? C’est obscène et grotesque. En revanche, le Hamas se dit prêt à toute proposition menant à un cessez-le-feu permanent et au retrait de l’armée d’occupation. «Nous ne reviendrons pas sur nos demandes légitimes : arrêt total de la guerre, retrait des forces israéliennes, reconstruction de Gaza», pose le Hamas14. Il s’agit, ni plus ni moins, de ce à quoi l’occupant s’était engagé le 16 janvier lors de la conclusion des termes du cessez-le-feu. À maintes reprises, le Hamas a proposé de libérer tous les captifs en une fois en échange du retrait de l’armée d’occupation et de la fin de la guerre, et a encore rappelé sa position jeudi15.
« Il n’y a pas une occupation du terrain et une indépendance des personnes. C’est le pays global, son histoire, sa pulsation quotidienne qui sont contestés, défigurés, dans l’espoir d’un définitif anéantissement. Dans ces conditions, la respiration de l’individu est (…) une respiration de combat. », Franz Fanon16.
Je voudrais terminer par une pensée pour Alaa Manoun, enceinte, survivante dimanche à Jabaliya d’un bombardement qui a assassiné son mari, sa mère et sa fille de 2 ans.
Une pensée pour Maissa, 3 ans, sauvée des décombres, le visage en sang, dont la première parole, encore sous le béton, et sans cesse répétée depuis, déchire le cœur : « Où est maman ? ».
Marie Schwab, le 18 avril 2025
Le titre est issu des propos de Nooh al-Shaghnobi, secouriste.
- 1. Maram Humaid, How the sick and injures fled as Israel bombed Gaza’s al-Ahli Hospital, Al Jazeera, 13.4.2025 https://www.google.com/u…
- 2. Israeli forces put Gaza’s Christian hospital out of service on Palm Sunday (vidéo), Al Jazeera, 13.4.2025 https://www.google.com/u…
- 3. Can Israel continue bombing Gaza’s health services ? (vidéo) Inside story, Al Jazeera, 14.4.2025 https://www.google.com/u…
- 4. ‘I would prefer to be in hell than be in Gaza rignt now’ (vidéo), Al Jazeera, 13.4.2025 https://www.google.com/u…
- 5. The Nakba and the UN’s Permanent Responsibilitry for the Question of Palestine by Prof. Ardi Imseis, Welcome to the United Nations, 17.5.2024 https://www.google.com/u…
- 6. Can Israel continue bombing Gaza’s health services ? (vidéo) Inside story, Al Jazeera, 14.4.2025 https://www.google.com/u…
- 7. UN says 36 Israeli attacks in Gaza killed ‘only women and children’, Al Jazeera, 11.4.2025 https://www.google.com/u…
- 8. Over 60.000 children age five and under face malnutrition: UN coordinator for Mideast peace, Anadolu, 12.4.2025 https://www.google.com/u…
- 9. Gaza residents share fears of thirst after Israel destroys water ressources (vidéo), Newsfeed, Al Jazeera, 10.4.2025 https://www.google.com/u…
- 10. Andrew Feinstein, Gaza is a Holocaust and Israel is a Fascist State (vidéo), Double Down News, 9.4.2025 https://www.doubledown.n…
- 11. résolutions 2955 et 3034 de 1972, résolution 3246 de 1974, résolution 45/130 de 1990
- 12. Daud Abdullah, Histoire de la politique étrangère du Hamas, Ed. Erick Bonnier, 2023, p. 289. Traduction de Christophe Oberlin.
- 13. Respectivement en mars 2004, avril 2004, 2012.
- 14. Hamas says its approach to Cairo talks is ‘responsible and positive’, Al Jazeera, 14.4.2025.
- 15. Hamas’ Gaza chief says group ready to release all hostages (vidéo), Reuters, 17.4.2025. https://www.google.com/u…
- 16. Franz Fanon, L’an V de la révolution algérienne, Ed. François Maspero, 1959.