Publié le Mardi 4 septembre 2018 à 13h25.

Géopolitique chinoise

Le conflit entre les Etats-Unis, puissance établie, et la Chine, puissance montante, structure aujourd’hui dans une large mesure la géopolitique mondiale.

Vue de Chine, l’époque durant laquelle les puissances européennes ont façonné la planète n’a représenté qu’une courte parenthèse avant que l’histoire ne retrouve son cours « normal » – à savoir la centralité chinoise. Cette vision sinocentrée offre un socle culturel solide au nouvel impérialisme chinois – à l’instar de la vision européocentrée pour des impérialismes conquérants d’il y a deux siècles. Pour Xi Jingping, le 21e siècle deviendra le « Siècle chinois ».

 

La géopolitique de l’Asie orientale

Xi Jinping a abandonné les conceptions stratégiques défensives qui prévalaient durant l’ère maoïste. Elles sont dorénavant offensives : pour assurer l’expansion du nouvel impérialisme, l’armée de mer devient clé, d’autant plus que la Chine possède une immense façade maritime et doit s’assurer un accès sécurisé aux océans Pacifique et Indien. Or, ce n’est pas aujourd’hui le cas. De la péninsule coréenne à la péninsule malaisienne, les archipels japonais, philippin, ou indonésien font écran. Les détroits ouverts sur le large sont sous étroite surveillance US.

Le contrôle de la mer de Chine du Sud est de ce point de vue vital pour Pékin. Xi Jinping a ainsi décrété qu’il s’agissait d’une « mer intérieure » sous autorité chinoise. On peut distinguer trois phases dans la bataille pour le contrôle de la mer de Chine.

1) La phase conquérante. Pékin a bénéficié d’une paralysie temporaire de Washington. 

Sept îles artificielles ont été construites. Abritant d’importantes installations militaires, elles constituent un complexe cohérent, contrôlant l’approche de tous les points cardinaux et ont déjà accueilli des bombardiers stratégiques H-6K (à capacité nucléaire), un symbole politique pour faire pièce aux B-52 US. La militarisation de la mer de Chine du Sud est effective. Certes, Pékin ne peut interdire le passage de la VIIe Flotte US ou bloquer le transit international, mais Washington ne peut « refouler » la présence chinoise sans engager un conflit de très haut niveau. 

Le régime a revendiqué des possessions « historiques » plus au nord, contestant de façon très active le contrôle exercé par le Japon sur le micro-archipel inhabité des Senkaku/Diaoyu, testant à la fois les moyens de Tokyo et la détermination US.

2) La contre-offensive des Etats-Unis. Trump a finalement relevé le gant sur le terrain militaire, utilisant à cette fin la question nord-coréenne. La Chine a été effectivement refoulée militairement de cette partie du Pacifique nord. Elle est de plus longtemps restée, politiquement et diplomatiquement, marginalisée par rapport à une crise qui s’est jouée entre Washington, Pyongyang et Séoul.

3) La nouvelle configuration du conflit régional. Washington veut aujourd’hui poursuivre sur son avantage. Pour Jim Mattis, secrétaire d’Etat à la Défense, le conflit se cristallise notamment sur Taïwan et la mer de Chine du Sud.

L’ambassadeur de Pékin au Royaume-Uni, Liu Xiaoming, vient de rappeler la position de son gouvernement : pénétrer en mer de Chine du sud, c’est pénétrer dans des eaux territoriales chinoises ; les navires qui le font doivent annoncer à l’avance leur passage « innocent » ou obtenir une permission. Sur le plan international, cependant, cet espace maritime n’est pas considéré tel. Le passage est libre et ne dépend pas de la bonne volonté de Xi Jinping.

 

Pourquoi Taïwan ?

La diplomatie internationale est régie par le principe « Une seule Chine ». Quand Taipei (capitale de la République de Chine, Taïwan) siégeait au conseil de sécurité de l’ONU, elle représentait toute la Chine continentale. Quand elle fut remplacée par Pékin, en 1971, Taïwan (dont l’histoire est complexe) n’était plus censé être qu’une province chinoise.

En janvier 2016, Tsai Ing-wen, une présidente aux (prudentes) convictions indépendantistes, a été élue. Trump lui a immédiatement téléphoné pour la féliciter – ce que la Chine a dénoncé comme une provocation. Washington avait rompu au début des années 1970 les relations diplomatiques officielles avec Taipei, mais a néanmoins développé des rapports officieux, avalisés dès 1979 dans le Taiwan Relations Act. Or, à la fureur de Pékin, une nouvelle loi est entrée en application en mars 2018 : le Taiwan Travel Act, qui autorise des échanges d’un niveau sans précédent entre les deux gouvernements et contient l’obligation d’un soutien militaire US à l’île.

Le gouvernement chinois mène une campagne soutenue pour isoler diplomatiquement Taipei. Dernièrement, le Burkina et la République dominicaine ont annoncé la rupture de leurs relations diplomatiques avec Taïwan. Dans le monde, il n’y a plus que18 Etats à les maintenir, parmi lesquels le Vatican, des nations du Pacifique et d’Amérique latine (Honduras, Guatemala ou Kiribati), le Swaziland. Les compagnies aériennes qui indiquent Taïwan comme un pays dans la carte de leurs destinations sont menacées de se voir interdire l’espace chinois. Le 23 avril, la Chine a mené les plus grandes manœuvres navales de son histoire dans le détroit de Taiwan, un geste spectaculaire « pour protéger la souveraineté et l’intégrité territoriale » de la patrie.

Washington envisage de procéder à ses propres exercices militaires au large de Taïwan, assurant la République de Chine de sa protection. Cette zone devient un foyer de tension militaire permanent entre les deux puissances. Or Xi Jinping ne peut accepter de compromis sur cette question. Le ciment idéologique de son pouvoir est le nationalisme de grande puissance, l’invocation du caractère sacré de l’intégrité territoriale de la « seule Chine » – et l’île est située au cœur de l’espace stratégique maritime dont le contrôle lui apparaît vital.

 

Hong Kong

Taïwan est un pays de fait indépendant, pas Hong Kong – et pourtant le principe « Une seule Chine » est l’un des aspects de la crise que traverse le territoire. Ancienne colonie britannique, il a été « rétrocédé » par le Royaume-Uni à la Chine en 1997. Elle est devenue une « région administrative spéciale » (RAS). La déclaration conjointe prévoyait alors que pendant 50 ans au moins, Hong Kong bénéficierait d’un statut spécial sous la formule « un pays, deux systèmes ».

Hong Kong ne pouvait avoir une politique indépendante en matière de Défense et de diplomatie, mais le système économique et juridique devait rester inchangé, ainsi que mille particularités. A l’occasion du vingtième anniversaire de la rétrocession, Xi Jinping a fait savoir que la déclaration sino-britannique de 1984, posant les bases de la rétrocession de 1997, n’était « plus pertinente », Pékin n’y voyant qu’un « document historique » qui « n’a plus aucune signification concrète » et « pas du tout de force obligatoire ». Selon le bon vouloir de Xi Jinping, ce sont des lois chinoises qui, à l’avenir, s’appliqueront à Hong Kong.

Une perspective qui se heurte à beaucoup de résistances dans la population de Hong Kong dont les droits civiques et politiques (pluripartisme, liberté de liens internationaux, indépendance de la justice ou des syndicats…) sont menacés. Ces résistances peuvent être connotées à gauche, mais aussi à droite (xénophobie contre « l’immigration chinoise » venue du continent).

Xi Jinping a mis en garde contre toute atteinte « inadmissible » à son autorité et en appelle à la sécurité nationale : « Toute tentative visant à compromettre la souveraineté et la sécurité de la Chine, à défier le pouvoir du gouvernement central et l’autorité de la loi fondamentale de la région administrative spéciale de Hong Kong ou à se servir de Hong Kong pour mener des activités d’infiltration et de sabotage contre le continent constitue un acte franchissant la ligne rouge », des termes tranchants qu’il n’avait jusqu’à alors jamais utilisés.

Hong Kong est le siège d’associations de défense de la condition ouvrière et des droits des travailleur·e·s, ainsi que de réseaux qui déploient des activités de solidarité régionale. La répression politique se fait sentir. Edward Leung, 27 ans, figure de proue des indépendantistes, vient d’être condamné à six ans de prison. Nombre de libertés sont en sursis – sans que le monde des affaires et les multinationales établies dans le territoire ne se sentent concerné, bien entendu.

 

Pékin et la crise coréenne

D’un point de vue général, la Corée du Sud est, pour la Chine, beaucoup plus importante que le Nord. Pour autant, le sort du régime nord-coréen a des implications considérables. S’il s’effondrait, l’armée US pourrait camper à la frontière chinoise – une perspective évidemment inacceptable pour Pékin. Au plus fort de la crise, en 2016-2017, la direction Xi n’a pas été en mesure de prendre des initiatives significatives, même si elle a toujours pu « moduler » en fonction de ses intérêts les sanctions onusiennes à l’encontre de Pyongyang, ce qui n’est pas rien.

La donne change avec le communiqué commun Kim-Trump du 12 juin 2018. Les faucons du gouvernement US voulaient une reddition rapide en rase campagne. Le processus de négociation initié au Sommet de Singapour s’annonce long, avec à l’horizon un accord de paix et non plus un « changement de régime », brutal.1

L’avenir des pourparlers s’avère aléatoire, mais il ne s’agit pas d’un remake de négociations antérieures. Au Nord, une élite sociale est née avec le développement toléré d’une économie de marché ; l’engagement d’une transition capitaliste « à la chinoise » devient concevable. Au Sud, l’extrême droite a été marginalisée. Les deux régimes s’accordent pour un processus de rapprochement progressif, rejetant la brutalité du « modèle allemand ». Ce n’est plus le tout (réunification) ou rien (état de guerre).

Cette situation permet à la Chine de rentrer dans le jeu diplomatique coréen ; c’est une bonne nouvelle pour Xi Jinping. Détente dans la péninsule, tension sur Taïwan ? Combien de temps Washington et Pékin pourront-elles souffler simultanément le chaud et le froid dans la région ?

 

La marche à l’Ouest

Le projet de « nouvelles routes de la soie » n’a commencé à être mis en œuvre que récemment. L’ambition est gigantesque. La voie terrestre (la Route) doit relier la Chine à l’Europe en traversant l’Asie continentale. La voie maritime (la Ceinture) part de l’Asie du Sud-Est pour aller jusqu’en Afrique de l’Est et au Maghreb. Six « corridors régionaux » doivent permettre de greffer un plus grand nombre de pays sur les deux axes principaux.2

Il s’agit de développer de façon cohérente un ensemble d’infrastructures, de multiplier les investissements, d’offrir des débouchés à des secteurs industriels souffrant sur le plan national de surproduction (ciment, acier), de constituer des voies de communication rapide, mais aussi de renforcer l’influence politique et culturelle du pouvoir chinois. Au bout du compte, l’objectif est de contribuer à faire de la Chine un pôle de référence « civilisationnel » mondial, alternatif aux Etats-Unis.

Les considérations géoéconomiques et géostratégiques sont au cœur de cette politique d’expansion multidimensionnelle. Il s’agit pour Pékin de sécuriser ses approvisionnements en matières premières et de réduire les coûts des transports ; de mieux pénétrer des marchés dominés selon les cas par le Japon ou la Corée du Sud, par la Russie ou les Etats-Unis ; de multiplier les passerelles permettant de contourner le détroit de Malacca, susceptible d’être bloqué en situation de crise aiguë avec Washington, en passant par le Bangladesh, la Birmanie ou le Pakistan…

Financièrement, le projet exigerait 800 milliards d’euros, réunis en partie grâce à la Banque asiatique d’investissement dans l’infrastructure (BAII). Malgré l’opposition déclarée des Etats-Unis, l’Allemagne, l’Australie, la France et le Royaume-Uni ont notamment répondu à l’appel.

Quelque 70 pays sont concernés par ce projet ! Après avoir investi tous azimuts, vu notamment la montée des tensions avec les Etats-Unis, Pékin cherche à consolider en priorité son emprise dans sa périphérie asiatique, en y consacrant la moitié de ses prêts octroyés dans le cadre des nouvelles routes de la soie. La Chine est le premier partenaire commercial de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean). Son influence est dominante au Laos ou au Cambodge, et considérable dans le bassin du Mékong, dont la Thaïlande, renforcée par la construction du chemin de fer reliant Kunming (au Yunan) à Singapour. Elle contrôle effectivement un nombre croissant de ports en Birmanie, Bangladesh, Sri Lanka, Pakistan, Maldives, Oman…

Les nouvelles routes de la soie doivent atteindre en Europe occidentale le Portugal, Venise et Rotterdam ; les acquisitions et implantations s’opèrent en France, Grande-Bretagne, Suisse, Italie, Grèce (le port du Pirée !)... Un train de fret, au départ d’Yiwu, située au sud de Shanghai, court sur plus de 12 000 kilomètres pour relier directement la Chine à 32 villes européennes dont Londres, Madrid, Kouvola (Finlande), Duisbourg, Lyon.

De gros investissements sont déjà réalisés ou en négociation dans la plupart des pays d’Europe de l’Est. En Asie centrale, la route terrestre passe par le Kazakhstan, le Turkménistan, l’Ouzbékistan et l’Azerbaïdjan. Un « partenariat », initié en 2012, ne cesse de se renforcer, le « Format 16 + 1 » entre la Chine et 16 pays d’Europe centrale et orientale : Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Roumanie, Bulgarie, Slovénie, Croatie, Serbie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Albanie et Macédoine. 

Au Moyen-Orient et Afrique du Nord, la Ceinture débouche sur Djibouti, l’Ethiopie, l’Egypte, l’Algérie ou le Maroc ; des accords renforcés sont actuellement négociés avec l’Iran confronté à l’embargo US.

En novembre 2017, un accord a été signé entre la Chine et le Panama, ce dernier adhérant au projet des Routes de la soie, en constituant donc formellement la troisième branche maritime de cette initiative.

Un tel effort d’expansion mondiale concentré sur un laps de temps aussi limité est sans précédent. Son coût social, culturel et écologique sera, on peut le craindre, considérable – de même que les risques économiques et financiers, renforcés par les aléas politiques : possibles renversements d’alliances de gouvernements nationaux, opérations engagées dans des zones de conflit telles la bordure himalayenne (du Cachemire à l’Arunachal Pradesh) ou le Moyen-Orient, contre-offensive de puissances concurrentes (comme en Birmanie). Le cas du port de Gwadar est emblématique. Il est situé sur la côte du Baloutchistan, au sud-ouest du Pakistan, où se poursuit une lutte indépendantiste et où nombre d’Etats interfèrent (Inde, Afghanistan…).

 

Le déploiement militaire

L’armée chinoise est considérée comme la deuxième au monde, même si ce jugement est largement quantitatif. L’expérience au feu de son personnel et de son matériel reste limitée. Des impérialismes mineurs, comme la France, peuvent posséder un savoir-faire (opérations d’infiltration et de commandos) ou des technologies (comme le bâtiment de projection et de commandement Mistral) que la Chine n’a pas. Celle-ci est aussi largement supplantée par la Russie en matière de flotte océanique de sous-marins stratégiques…

Néanmoins, parti de rien, le dispositif militaire international de la Chine progresse rapidement. Sa capacité navale se renforce de façon continue. Pékin multiplie les accords autorisant ses navires de guerre à mouiller dans des ports étrangers. Elle participe de façon majeure aux opérations de « maintien de la paix » de l’ONU, à hauteur de 35 000 soldats (chiffre de 2015), une façon soft de se déployer. Elle mène ses propres manœuvres d’extraction de ses nationaux en zone de crise (comme au Yémen).

Le fleuron de cette expansion militaire est évidemment la base de Djibouti, conçue pour accueillir 10 000 soldats. L’importance stratégique de ce territoire est considérable (c’est bien pour cela qu’il abrite aussi des bases étatsunienne ou française). L’implantation sur le plan international de dix-huit bases militaires serait planifiée.

 

Conflits d’influence

L’expansion mondiale de la Chine la place en concurrence directe, dans leurs zones d’influence traditionnelles, avec toutes les puissances existantes : la Russie en Asie centrale et en Bélarus, l’Inde en Asie du Sud, les Etats-Unis en Amérique latine, les Européens chez eux, tout le monde en Afrique…

Dans l’Arctique, la Chine cherche les moyens de participer à l’ouverture des voies polaires, rendue possible par le réchauffement climatique, et à l’exploitation de ressources jusque-là inaccessibles.

En Afrique, elle a pris la tête de la compétition générale engagée pour le contrôle des richesses, au point que l’on parle aujourd’hui de la Chinafrique comme de la Françafrique.

En Asie centrale, Moscou et Pékin peuvent faire front commun face aux Etats-Unis ou à l’Union européenne. L’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) offre un cadre permanent d’alliance en matière de sécurité, influent en Asie centrale, en Afghanistan, au Moyen-Orient. Un sommet s’est récemment réuni, le 8 juin, entre Moscou, Pékin et Téhéran. Cependant, plus la pénétration chinoise se développera à la périphérie russe, et plus le conflit latent deviendra structurel. Il se cristallise notamment sur le contrôle des richesses pétrolières de la région.

Sur le théâtre indo-pacifique, de nouvelles alliances se font jour pour contrer la montée en puissance de la Chine, tel le Quad (pour Quadrilateral Security Dialogue) initié en novembre 2017 par les Etats-Unis, l’Australie, le Japon et l’Inde.

En Amérique latine, La Chine poursuit depuis le milieu des années 2000 des objectifs très importants, de plusieurs ordres :

- Politique : consolider son influence globale, être une voie de recours financière face à l’hégémonisme US, isoler diplomatiquement Taïwan...

- Géoéconomique, le cas de la Bolivie étant illustratif : la Chine a récemment installé une centrale hydroélectrique dans la province de Cochabamba, elle participe à la construction d’usines de sucre, de potassium, d’acier, de routes, ainsi qu’à une mise à niveau du système de sécurité publique et des télécommunications. Elle lorgne sur l’une des plus grandes réserves de lithium au monde.

- Géostratégique. La Chine peut « montrer le drapeau » sur ce continent aussi : contingent en Haïti dans le cadre des opérations onusiennes, base extraterritorialisée en Patagonie (Argentine) ayant pour but officiel de préparer l’envoi d’un engin sur la face cachée de la Lune – gérée par l’armée, elle permet surtout à Pékin de surveiller l’hémisphère sud.

La Chine est maintenant le principal partenaire commercial des plus grandes économies d’Amérique du Sud : Argentine, Brésil, Chili, Pérou, Venezuela. Signe des temps, le secrétaire d’Etat américain Rex Tillerson a affirmé en février 2018 que les pays d’Amérique latine n’avaient pas besoin de se jeter dans les bras d’un nouvel empire (comme si l’empire US était un « allant de soi » !). 

 

Atouts chinois dans la guerre 

Trump préfère le bilatéralisme au multilatéralisme, dont il conteste l’efficacité. Il peut prendre des mesures protectionnistes et en susciter d’autres en retour. Il se heurte néanmoins à un problème de taille : la mondialisation capitaliste, l’organisation mondiale de chaînes de production et de valeur, la financiarisation sont un état de fait auquel participe une grande partie de l’économie US.

La Chine a ses propres contradictions mais, dans ce contexte, elle bénéficie notamment de deux atouts : son mode d’expansion international « à l’ancienne », piloté par l’Etat, et l’importance majeure pour les autres de son économie. Voir se refermer les portes du nouvel Empire du Milieu aurait des conséquences implacables – et Xi Jinping peut effectivement les fermer.

La Chine n’en est pas moins immergée dans le monde capitaliste et les fortunes chinoises ont allègrement goûté aux délices de la spéculation et des paradis fiscaux. Xi Jinping répond à ces « dérives » en renforçant son contrôle sur tout, y compris le taux de change du yuan, ou en mettant en œuvre un système de surveillance sociale de masse qui concerne les entreprises étrangères et pas seulement les nationaux… Pékin a donc de sérieux moyens de ripostes dans les conflits commerciaux en cours.

La première manche du match commercial Trump/Xi semble avoir tourné, en mai, à l’avantage de la Chine.3 Depuis, Pékin ne fait ostensiblement que répondre à montant égal aux mesures prises par Washington – et fait jouer ses relations jusque dans les bases électorales du président des Etats-Unis. Xi a notamment tissé des liens personnels avec les producteurs de soja de l’Iowa dont les exportations sont frappées par les mesures de rétorsions chinoises.

La Chine reste dépendante de ses importations massives de composants électroniques. L’entreprise de téléphonie ZTE a dû suspendre la fabrication de lignes de produits après avoir été sanctionnée par Washington pour détournement des embargos contre l’Iran et la Corée du Nord. Cependant Pékin se pourvoit aussi en « puces » au Japon, à Taïwan, en Corée du Sud. La direction Xi prévoit de mettre le paquet pour rattraper son retard persistant en matière de haute technologie (avec quel succès ?). Une vingtaine de secteurs de pointe ont été décrétés stratégiques. La compétition sur ce terrain sera probablement plus décisive que la manipulation des droits de douane.

 

Incertitudes, risques financiers et politiques : une phase de « consolidation » ?

Après une période de déploiement phénoménal, tous azimuts, du capitalisme chinois, la direction Xi Jinping semble éprouver le besoin de faire le point et de redéfinir des priorités. L’acquisition boulimique d’entreprises étrangères a couvert des opérations de spéculation financière. Pour s’assurer de prêts préférentiels, des investisseurs se sont inscrits de façon indue dans le programme des routes de la soie. Les risques financiers n’ont trop souvent pas été sérieusement évalués. Or, la situation internationale évolue rapidement – et le « facteur Trump » augmente les incertitudes.

Le Venezuela offre un exemple des dangers auxquels Pékin peut être confronté.4 Les rapports entre les deux pays se sont rapidement développés à l’époque de Chávez. Ces accords ont largement été centrés et garantis sur la production pétrolière. Tout en se libérant de l’emprise US, le Venezuela s’est massivement endetté à l’égard de la Chine. Face à la situation de crise actuelle, Pékin a interrompu d’importants investissements, réduit ses prêts, nombre de travailleurs chinois retournant dans leur pays (ils étaient 400 000). Principal créditeur, loin devant la Russie, la Chine pourrait un jour exiger de prendre le contrôle de la production pétrolière. Si elle ne l’a pas fait, c’est probablement pour des raisons politiques. Elle risque très gros en cas de renversement du régime. Elle a été moins patiente envers d’autres pays.

L’accession de la Chine au rang de deuxième puissance mondiale est un fait accompli. On ne peut cependant se contenter de projeter les tendances récentes dans l’avenir. La géopolitique chinoise est dans une phase incertaine d’adaptation et pas simplement de consolidation et d’expansion linéaire. o

  • 1. Voir Pierre Rousset, « Péninsule coréenne : Un fragile espoir de paix après la rencontre Kim-Trump », 21 juin 2018, sur http ://www.europe-solidaire.org… ?article44871.
  • 2. Laure Siegel, « Avec la route de la soie, la Chine veut conquérir l’économie monde », Mediapart, 31 mars 2018.
  • 3. Arnaud Leparmentier, « Les Chinois gagnants de l’armistice commercial avec Trump », le Monde de l’économie, 21 mai 2018.
  • 4. Globalization Monitor, 13 mars 2018.