La famine que connait l’Afrique met bien à mal « l’afro-optimisme » qui s’étale à longueur de pages des revues économiques libérales. Comment expliquer une telle tragédie ?
Sur les trois pays africains touchés par ce fléau, l’un est considéré comme un des plus prospères du continent, le Nigeria. Les deux autres sont le Soudan du Sud riche en pétrole et la Somalie. Cette répétition des famines en Afrique s’explique principalement par deux facteurs, la guerre et l’incurie des Etats, aggravés parfois par les conditions climatiques. Les famines se développent quand la situation alimentaire est déjà fortement dégradée par les difficultés que peuvent connaitre les agriculteurs et les éleveurs. Ces situations courantes en Afrique mettent en relief l’extrême faiblesse du budget consacré au soutien des politiques agricoles, alors que dans la plupart des pays sub-sahariens, les deux tiers des populations vivent de l’agriculture, de la pêche ou de l’élevage.
Il est important de noter que la sécheresse à elle seule n’a jamais été la cause de la famine. Elle y contribue parfois de manière importante, mais la responsabilité principale reste les conflits armés et les politiques de prédation des dirigeants des pays. Par exemple dans l’Etat de Californie aux Etats-Unis il y a une importante sècheresse où pas une goutte d’eau n’est tombée entre 2012 et 2017, tout comme en Australie dans les années 2000. Mais s’il y a bien eu des répercussions au niveau de l’élevage et de l’agriculture, en aucun cas les populations de ces régions n’ont eu à subir des privations alimentaires.
En Afrique la famine, même si elle se développe souvent en situation de sécheresse, est d’abord et avant tout provoquée par les politiques de guerre, de prédation des élites africaines, qu’elles soient à la tête de l’Etat ou de milices et groupes armés. Un rapide coup d’œil sur le passé le montre.
Récurrence des famines
Si on prend le milieu du 20e siècle, la famine du Biafra est restée comme un élément marquant pour l’Afrique mais aussi un tournant dans la politique humanitaire, puisqu’elle a été utilisée dans la justification des interventions impérialistes. Cette famine, provoquée par la guerre entre l’Etat fédéral du Nigeria du Général Yakubu Gowon et les séparatistes de l’Etat Igbos, a fait plus d’un million de morts. Alors que le rapport de forces militaire ne laissait espérer aucune possibilité de victoire, la France, sous la coupe de Jacques Foccart, conseiller à l’Elysée pour les affaires africaines, a continué sa politique jusqu’au-boutiste en entraînant les combattants Igbos dans une impasse mortelle pour les populations biafraises. La famine a été utilisée dans les deux camps. Du côté du gouvernement fédéral nigérian, il s’agissait d’affaiblir la population du côté des séparatistes. Du côté de la France, la lutte contre la famine permettait aux avions français de transporter dans les mêmes soutes des vivres et des armes pour la rébellion. Déjà à cette époque, Kouchner excellait dans le mélange des genres entre humanitaire et guerre, brouillant les pistes et manipulant les médias occidentaux.
Une seconde famine débuta en 1973 en Ethiopie. Dans la région nord de ce pays, le Wollo, 200 000 personnes vont mourir de faim, dans l’indifférence de l’empereur Haïlé Sélassié, conséquence principalement de la spoliation des terres des paysans par les couches dirigeantes du pays. Cette famine contribua à la chute du tyran, avant qu’une seconde famine frappe de nouveau les populations de cette région en 1984, faisant cette fois-ci plus de 400 000 victimes. La faible résilience de la population en raison de la précarité de son système alimentaire, la sécheresse et la guerre qui faisait rage entre les deux guérillas de l’Erythrée et du Tigré provoquèrent une disette bien plus sévère que la précédente. L’incompétence du régime militaire de Mengistu Haile Mariam ne fit qu’amplifier le phénomène, en procédant à des déplacements forcés des populations.
Toujours dans la corne de l’Afrique, mais cette fois dans le pays voisin, la Somalie, la chute de Mohamed Siad Barre en 1991 provoqua une guerre civile qui se poursuit de nos jours. Les différentes milices s’affrontèrent, pillant et déstructurant l’ensemble de la société, et provoquèrent une famine qui toucha plus de 220 000 personnes. C’est l’époque de la campagne « du riz pour la Somalie », où tous les bambins de France étaient invités à déposer leur paquet d’un kilo de riz dans les bureaux de la Poste. Une campagne humanitaire qui, au-delà du ridicule de Kouchner, son sac de riz sur l’épaule, le déchargeant sur la côte somalienne, aura surtout préparé les esprits à accepter une intervention militaire américaine au nom du droit à l’ingérence humanitaire.
En 2011, ce pays connaîtra une nouvelle disette et le décès de plus de 260 000 personnes.
Une des plus grandes famines en Afrique
Aujourd’hui, les organisations internationales et l’ONU estiment qu’une vingtaine de millions de personnes pourraient être touchées par la famine. France Info parle de plus de 36 millions en faisant le décompte suivant : « au Nigeria, 12 % de la population est touchée par la crise alimentaire, 24 % en Somalie, 42 % au Soudan du Sud et 60 % au Yémen. » Soit l’une des crises les plus meurtrières depuis 1945.
Le problème commun à ces pays est l’absence de toute perspective de paix et donc une très grande difficulté pour les interventions de première urgence en raison des combats. Rien que pour le Sud-Soudan, 82 agents des structures humanitaires ont déjà trouvé la mort. Dans ce pays où les communautés sont associées aux différentes milices qui écument la région, la faim devient une arme de guerre pour affaiblir l’ennemi, et elle est aussi utilisée par les troupes présidentielles de Salva Kiir comme moyen de nettoyage ethnique. Ce n’est évidemment pas un hasard si la famine est apparue d’abord dans l’Etat de l’Unity, épicentre de la guerre civile. Pour cacher une telle politique, le porte-parole de la présidence, Ateny Wek Ateny, tente de minimiser la situation en parlant seulement d’une insécurité alimentaire liée aux faibles pluies. Et comme le cynisme ne semble pas avoir de limites, le gouvernement sud-soudanais exige des organisations humanitaires le paiement de dix mille dollars pour chaque travailleur humanitaire étranger.
Au Nigéria, la crise alimentaire sévit principalement dans la région nord-est du pays. Elle est liée à la guerre entre le groupe islamiste Boko Haram et les armées gouvernementales conjointes du Nigeria, du Tchad, du Cameroun et du Niger. Les combattants de la secte islamiste se sont réfugiés dans la région du lac Tchad, véritable labyrinthe qui offre une protection naturelle efficace mais fait l’objet d’un véritable blocus de la part des forces gouvernementales conjointes. « L’insurrection a eu des effets dévastateurs sur l’économie du bassin du lac Tchad, détruisant ou rendant inopérants les quelques services (et apports financiers) fournis par l’Etat et a forcé certains commerçants à fuir. Pour priver Boko Haram de ses bases financières, le Cameroun, le Niger, le Nigéria et le Tchad ont délibérément ciblé les activités économiques censées lui profiter via l’impôt, le racket ou la participation de ses membres à certains réseaux économiques. Les Etats ont imposé de multiples embargos, qui visent notamment les services de moto-taxis et les marchés dans les zones rurales, la vente d’essence, et le commerce de poisson, de piments, de bétail et de viande séchée. »1
Ainsi la circulation des marchandises devient impossible et le ravitaillement pour les populations ne se fait quasiment plus, empêchant ces dernières de subvenir à leurs besoins et entraînant une grave crise alimentaire. Les camps des refugiés de la guerre contre Boko Haram subissent eux aussi d’importantes pénuries alimentaires.
En Somalie, la guerre continue entre l’armée du gouvernement fédéral somalien soutenue par les troupes de maintien de la paix de la Mission de l’Union africaine en Somalie (AMISOM) et les milices armées islamiques des Shabab. Dans ce pays qui n’a quasiment plus aucune infrastructure, les populations vivent au jour le jour et sont extrêmement vulnérables aux aléas climatiques. D’autant que les Shabab refusent systématiquement toute aide humanitaire en faveur des populations qui vivent sous leur contrôle.
Enfin, si les organisations internationales ne la mentionnent pas, la République centrafricaine risque bien d’être le quatrième pays africain de la liste. En effet, les populations dans la majeure partie du pays restent sous la coupe des milices, qu’elles soient issues de la Seleka ou des anti-balaka. La sécheresse et l’impossibilité de cultiver pour des raisons sécuritaires, les vols et les abattages des troupeaux placent les populations dans une situation d’extrême précarité.
Une politique agricole désastreuse
Traditionnellement, les spécialistes considèrent qu’il y a trois phases concernant les pénuries de nourriture et d’eau potable. La crise alimentaire, l’urgence alimentaire et la famine, qui elle-même correspond à des critères adoptés par la FAO (l’organisation des Nations-Unis pour l’alimentation et l’agriculture) : « un certain nombre de facteurs doivent être réunis : notamment, plus de 30 % des enfants doivent être atteints de malnutrition aiguë, deux décès doivent être recensés chaque jour pour 10 000 habitants, une maladie pandémique doit s’être déclarée ; chaque jour, les habitants doivent avoir accès à moins de quatre litres d’eau et leur nourriture doit leur apporter moins de 2 100 calories ; des déplacements de population à grande échelle doivent également être observés, ainsi que des conflits civils, et la perte totale des biens des habitants et de leurs sources de revenus. »
Selon la FAO, vingt-huit pays africains nécessitent aujourd’hui une assistance alimentaire. Au-delà des conflits, cette situation reflète l’absence d’une réelle politique de soutien réelle à l’agriculture, la pêche et l’élevage qui emploient en moyenne près de 60 % de la population active.
Sous l’impulsion des institutions financières de Bretton-Woods, les gouvernements africains enchaînés par la dette ont dû obtempérer aux dictats économiques. En matière agricole, il s’agissait de se réorienter massivement vers une culture d’exportation, certes capable de ramener des devises fortes nécessaires au paiement des intérêts de la dette, mais incapable de nourrir les populations. Dans le même temps les caisses d’équilibrage des productions agricoles ont été supprimées. Si ces caisses ont souvent été un moyen d’enrichissement des élites, elles avaient le mérite d’apporter une certaine stabilité des prix, nécessaire pour les petits agriculteurs.
On ne compte donc plus aujourd’hui les faillites provoquées par la volatilité des prix sur les denrées alimentaires, liée aux spéculations financières qui se jouent notamment à la bourse de Chicago. Les programmes d’ajustement structurels ont anéanti tous les moyens de stockage que possédaient les pays africains, les laissant sans aucune défense devant les exigences des grands groupes de l’agroalimentaire. Même les petites unités de stockage nécessaires aux périodes de soudure pour les petits paysans ont été démantelées.
Or plus la situation agricole est précaire, plus le risque de famine est important. Comme en témoigne la situation en Ethiopie : « depuis plusieurs années les paysans du Tigray (est et centre), du Wollo, du Wag Hamara et du l’Harargué connaissent des déficits alimentaires réguliers qui les contraignent progressivement à liquider leur maigre capital. Engagés dans une spirale de paupérisation, ils deviennent structurellement dépendants d’une assistance alimentaire extérieure. »
Aujourd’hui en Afrique, ce sont avant tout les petits paysans qui sont les plus pauvres, et les aides des gouvernements locaux en soutien à leur paysannerie est désespérément faible en dépit des Accords de Maputo de 2003, qui prévoyaient de consacrer au moins 10 % des dépenses publiques en faveur du secteur primaire. Cette agriculture familiale a besoin d’aide, non seulement sur un plan financier mais aussi au niveau des infrastructures, des unités de stockage et de transformation des produits agricoles. Elle a aussi besoin de routes et de chemins de fer pour la distribution des denrées sur le territoire national ou au niveau régional. Il est « essentiel que les donateurs apportent un soutien accru aux programmes de gestion des risques de catastrophes comme les systèmes d’alerte précoce, à la constitution de stocks de denrées alimentaires, de médicaments et autres réserves positionnées de manière stratégique, et aux programmes d’irrigation. »2
Actuellement, la résilience après une crise alimentaire est quasiment nulle, et l’exode des paysans de leurs terres en Afrique est souvent définitif.
La plupart des gouvernements africains tournent le dos à une politique d’aide à l’agriculture familiale, préférant, sous les conseils des structures financières internationales, vendre les terres à de grands groupes industriels de l’agroalimentaire pour promouvoir une agriculture d’exportation. Ainsi ce sont des milliers de paysans qui se trouvent du jour au lendemain expulsés de leurs terres et victimes d’une insécurité foncière qui est volontaire de la part des autorités locales.
Comme l’indique le rapport de l’association Oakland Institute, qui a travaillé au Mali sur quatre investissements de terres arables : « la Banque Mondiale a organisé l’environnement économique, fiscal, et juridique du Mali de manière à favoriser l’acquisition de vastes étendues de terres fertiles par une poignée d’intérêts privés au lieu d’apporter des solutions à la pauvreté et à la faim généralisées dans le pays ».3
Certes, après chaque grande famine on entend, de la part des dirigeants des pays riches, le rituel « plus jamais ça » accompagné de déclarations de soutien à l’agriculture. C’est ainsi qu’un an après la famine de 2011 en Somalie, les pays du G8 se sont réunis à Camp David aux Etats-Unis pour lancer la « politique d’une nouvelle initiative de sécurité alimentaire et de la nutrition ». Au-delà des mots, cette politique a permis d’ouvrir en grand les portes des marchés africains aux trusts de l’agroalimentaire, comme le souligne un rapport conjoint d’OXFAM, Action contre la faim et du CCFD-Terre Solidaire : « notre étude de la Nouvelle Alliance nous a montré que le véritable objectif du G8 n’était pas de mettre fin à la pauvreté et à l’insécurité alimentaire en Afrique, mais de faire profiter leurs entreprises de perspectives de croissance et de profit. Nous avons par exemple constaté que de nombreux pays africains parmi les plus gravement affectés par l’insécurité alimentaire et nutritionnelle sont laissés en dehors de cette initiative. Ce sont plutôt les pays qui offrent le plus de perspectives de croissance et de profits pour les multinationales et les gros investisseurs qui ont été ciblés en priorité. » Nous commençons à entendre le même discours, en parallèle de l’appel à la mobilisation contre la famine actuelle, de la part des groupes industriels de l’agroalimentaire, qui s’efforcent de dénigrer l’agriculture familiale parce qu’elle représente pour eux une jachère financière.
Il est indéniable que les conséquences du réchauffement climatique en Afrique fragilisent l’agriculture et l’élevage, notamment dans les zones sahéliennes, et concourent à produire des conflits notamment sur la question du foncier et de l’accès au point d’eau. La lutte contre le changement climatique doit impliquer la solidarité avec la paysannerie africaine, une des premières touchées. Ce travail de solidarité est d’autant plus possible que depuis deux décennies des organisations émergent et se sont coordonnées. Leur lutte pour la défense des terres et de l’agriculture familiale respectueuse de l’environnement a parfois rencontré des succès. Elle représente la solution contre l’insécurité alimentaire, qui passe aussi par la lutte contre les dictatures en Afrique.
Paul Martial
- 1. « Boko Haram sur la défensive ? », Briefing Afrique de Crisis Group n° 120, 4 mai 2016.
- 2. Rapport OXFAM 2009, « Au-delà du "Band Aid" – S'attaquer aux catastrophes en Ethiopie 25 ans après la famine ».
- 3. Rapport Oakland Institute 2011, « Comprendre les investissements fonciers en Afrique – Le cas du Mali