Les nationalistes sont à l’offensive dans plusieurs régions du monde. Les clivages selon l’origine (nationale, religieuse, « raciale ») sont instrumentalisés pour rendre plus difficile l’unité des dominéEs. Dans le même temps, certains peuples souffrent de situations d’oppression. Pour ne pas rester trop général sur ces questions, cet article traite avant tout de l’Europe de l’Ouest.
Pour les nationalistes, les nations s’ancrent dans un passé immémorial. Cette vision est largement démentie par les travaux historiques. Antérieurement au 18e siècle, existait seulement dans certaines populations le sentiment plus ou moins diffus d’appartenir à une entité dépassant les limites de l’environnement immédiat. Ce sentiment était probablement plus fort dans les couches sociales instruites et/ou mobiles ; il était moins prégnant dans les couches populaires, notamment paysannes, utilisant des parlers locaux, souvent illettrées et à l’horizon géographique restreint à leur village et à sa proximité.
Pas de nation avant le 18e siècle
Par ailleurs, les circonstances historiques ont pu jouer un rôle dans le développement d’un sentiment d’identité nationale. Il est ainsi soutenu que la Reconquista espagnole (l’avancée vers le sud des royaumes chrétiens unifiés sous la direction castillane, jusqu’à faire disparaitre les États musulmans), la rupture avec le catholicisme en Angleterre et en Allemagne, la guerre de de Cent ans en France ont contribué à la diffusion d’un sentiment de type national dans ces différentes contrées ; c’est-à-dire à la conscience d’une communauté allant au-delà de l’horizon immédiat et différente de celles que pouvaient constituer d’autres populations.
Selon divers auteurs, l’imprimerie a joué un rôle majeur dans la diffusion des sentiments nationaux en favorisant le primat d’une langue. En effet, les contraintes techniques et commerciales de l’imprimerie, l’obligation de rentabilité ont conduit les imprimeurs, pour ne pas multiplier les petits tirages, à privilégier les langues qui permettaient de toucher le public le plus large : des langues « moyennes » accessibles à ceux qui utilisaient dans la vie courante des parlers différents mais proches.
Dans chaque grand État ou groupe d’États (l’Italie et l’Allemagne étant encore fragmentées), un langage acquit peu à peu un statut commun même si une grande partie de la population ne le maitrisait pas : en France, sur 28 millions d’habitantEs en 1791, 3 millions parlaient couramment le français et 6 millions ne le comprenaient pas ; au moment de l’unification italienne, en 1860, seule une minorité limitée (de l’ordre de 12 % de la population) comprenait le toscan, base de l’italien.
Les transformations économiques et l’avènement du capitalisme jouèrent évidemment un rôle dans la constitution des nations et leur projection politique en États. Comme Marx et Engels le notaient dans le Manifeste du parti communiste : « La bourgeoisie supprime de plus en plus l’émiettement des moyens de production, de la propriété et de la population. […] La conséquence totale de ces changements a été la centralisation politique. Des provinces indépendantes, tout juste fédérées entre elles, ayant des intérêts, des lois, des gouvernements, des tarifs douaniers différents, ont été réunies en une seule nation, avec un seul gouvernement, une seule loi, un seul intérêt national de classe, derrière un seul cordon douanier ».
D’autres aspects pourraient être pris en compte mais la conclusion est claire : l’idée nationale, au sens de la revendication démocratique de populations qui pensent se ressembler à se trouver rassemblées sous l’autorité de gouvernants dont elles estiment qu’ils leur ressemblent, ne remonte guère qu’à la seconde moitié du 18e siècle. Les guerres entre la France révolutionnaire puis napoléonienne et les puissances monarchistes ont été à la fois des guerres « idéologiques » (entre le vieux et l’ancien monde) et des guerres d’annexion de la part de la France. Leur durée, le développement des armées de volontaires et de conscription (et non plus par des mercenaires comme souvent sous l’Ancien Régime) ont aussi contribué à la solidification d’une conscience nationale.
Droit au divorce et obligation du divorce
Au sortir des guerres de la Révolution et de l’Empire, les sentiments nationaux se sont donc renforcés. Certaines nations restaient divisées : Italie, Allemagne. Des États multinationaux englobaient des nationalités différentes : empire d’Autriche, empire turc (qui comprenait la Grèce et les Balkans). Le Royaume-Uni incluait l’Écosse et surtout l’Irlande. Les situations des nations n’ayant pas accédé à un État étaient très différentes. Le « mouvement des nationalités » allait marquer tout le 19e siècle et être à l’origine de révolutions (en 1848), de révoltes populaires (en Grèce, dans les Balkans, en Irlande), de guerres (autour des unifications italienne et allemande, puis entre les nouveaux États balkaniques devenus indépendants), de développement de partis politiques des nations minoritaires là où le débat parlementaire était possible (Autriche-Hongrie).
Avec la Première Guerre mondiale, les empires multinationaux (Turquie et Autriche-Hongrie) s’écroulèrent, de nouveaux États apparurent en Europe centrale et orientale, puis l’Irlande (du Sud) conquit son indépendance. Bien plus tard, la chute de l’URSS a été suivie de l’apparition de nouveaux États (de façon sanglante dans l’ex-Yougoslavie, dont la création avait pourtant répondu à une vraie aspiration). L’Europe de l’Ouest et centrale est maintenant pour l’essentiel englobée dans l’Union européenne.
Marx et Engels ont élaboré leur pensée en plein « mouvement des nationalités ». Sur la question nationale, leur héritage a deux lignes de force. D’abord, l’internationalisme : au-delà du célèbre « Les prolétaires n’ont pas de patrie », plus essentiel apparaît ce passage du Manifeste : « Dans les différentes luttes nationales du prolétariat, [les communistes] mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolétariat ». Ensuite, le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, qui apparaît dans des articles de Marx sur la Pologne (alors soumise essentiellement à l’empire russe) et l’Irlande. Analysant le Manifeste et d’autres textes, Roman Rosdolsky soulignait : « On peut tout aussi peu conclure du Manifeste qu’il y est question d’un "nihilisme" du prolétariat envers la question nationale, ni prêcher son indifférence envers les mouvements nationaux : "l’inexistence de la patrie" dont il parle concerne l’État national bourgeois… ».
Il convient de préciser qu’on ne trouve chez Marx aucune définition de la nation ; Engels, pour sa part, s’était lancé dans une distinction hasardeuse entre les nations ayant vocation à s’ériger en États et les « peuples sans histoire », ou survivants d’étapes passées de l’histoire, qui ne l’ont pas. Les marxistes ont dû apprécier les situations concrètes à la lumière de cet héritage. Rosa Luxemburg, au nom du primat de l’internationalisme, dénonça le combat des Polonais pour l’indépendance. Lénine, pour sa part, soutint le droit des Polonais et des nationalités opprimées à la séparation, en considérant que ce droit était inconditionnel : « L’éducation internationaliste des ouvriers des pays oppresseurs doit nécessairement consister en premier lieu à prêcher et à défendre le principe de la liberté de séparation des pays opprimés. Sinon, pas d’internationalisme ». Mais il n’en découlait pas que les communistes devaient se battre pour la séparation en toute circonstance : il pouvait être plus adapté du point de vue du prolétariat national et international de prôner une « union librement consentie ».
Séparatismes d’aujourd’hui
Au début du 21e siècle, la question nationale en Europe occidentale n’a pas disparu ; on peut même dire qu’elle connait un regain d’actualité. Les revendications nationales visent à obtenir un régime spécifique (des droits particuliers) au sein de l’entité étatique de rattachement ou bien la séparation. Quatre cas font actuellement l’actualité : l’Écosse par rapport au Royaume-Uni, la Flandre par rapport à la Belgique, la Catalogne (et le Pays basque) par rapport à l’État espagnol. L’Écosse a été indépendante (juridiquement, jusqu’à l’Acte d’union de 1707), de même que la Catalogne (indépendante au Moyen Âge, celle-ci avait conservé son autonomie jusqu’en 1714 et l’avait reconquise avec la République espagnole en 1932 avant de subir la répression franquiste), tandis que la Flandre a subi une oppression linguistique (durant le 1er siècle de l’État belge, créé en 1830).
Mais les séparatismes actuels ne sont pas simplement l’ombre portée du passé : ils se développent dans un contexte renouvelé, celui du capitalisme mondialisé, de l’Union européenne et de l’austérité. La capacité de décision des États semble s’évaporer tandis que les politiques d’austérité minent leur légitimité. Cela suscite une aspiration populaire à un pouvoir politique capable d’agir. C’est un des ressorts du vote pour le Brexit. Divers courants prétendent répondre à cette aspiration : des anticapitalistes (mais ils sont faibles), des courants réformistes de gauche, mais aussi des conservateurs nationalistes et l’extrême droite.
Les forces politiques séparatistes s’insèrent elles aussi dans ce paysage et promettent de faire mieux que les États actuels. D’anciennes aspirations prennent ainsi un nouveau visage : selon les cas, elles ont une réalité populaire plus ou moins forte et s’incarnent dans des forces politiques plus ou moins de droite ou de gauche, et aussi plus ou moins ouvertes vis-à-vis des populations provenant d’ailleurs. C’est dans ce paysage compliqué que doivent réfléchir de façon indépendante et agir les anticapitalistes et révolutionnaires.