Publié le Dimanche 15 avril 2018 à 20h09.

La révolte des femmes iraniennes

En ce début d’année 2018, la révolte de nombreuses femmes iraniennes contre le port obligatoire du voile islamique est venue ajouter spectaculairement au climat de contestation, marqué par les manifestations de masse contre la vie chère et la corruption.1

Conformément à l’article 368 du Code pénal islamique iranien, les femmes qui se montrent en public sans voile sont passibles d’une peine de prison pouvant aller jusqu’à deux mois. Cette loi s’applique dès l’âge de neuf ans. En pratique, les autorités imposent le port obligatoire du voile à partir de sept ans, c’est-à-dire lorsque les filles entrent à l’école élémentaire.

La première femme à avoir osé retirer son voile dans la rue, le 27 décembre dernier, a été relâchée au bout d’un mois d’emprisonnement, après avoir été obligée de verser une caution d’un montant équivalent à cinquante fois le salaire mensuel minimum. Son exemple a néanmoins été suivi par des dizaines d’autres femmes, dont plus de trente-cinq ont été arrêtées. Le mouvement par lequel des femmes diffusent depuis 2017 leurs photos sans voile sur les réseaux sociaux s’est amplifié depuis janvier. C’est la première fois depuis les grandes manifestations de 1979-1980 que la résistance des femmes prend une forme ouvertement anticonformiste et surtout illégale.

Au même moment, de nombreuses jeunes filles et femmes participaient aux manifestations contre la cherté de la vie, le chômage et la corruption, qui ont regroupé des centaines de milliers de jeunes chômeurs/euses et de travailleurs/euses. Cette vague de mobilisation, qui a commencé le 28 décembre, a duré dix jours. Elle a touché presque cent villes iraniennes, grandes et petites, ébranlant les bases mêmes du régime des ayatollahs. La seule réponse du gouvernement a été la répression, avec la mort dans la rue de vingt-sept personnes et l’arrestation de 5000 manifestants, dont au moins douze sont ensuite morts en prison.

L’ampleur de la mobilisation des femmes est un phénomène nouveau et marquant. Un bref retour sur l’histoire des relations entre le pouvoir islamique et les femmes iraniennes sera utile pour mieux en comprendre la portée.

Une oppression qui vient de loin

Même si la situation actuelle des femmes est le résultat direct de la défaite de la révolution de 1979, la misogynie de la société iranienne ne date pas de l’instauration du régime islamique. Le Chah Reza Pahlavi en était lui-même un exemple flagrant. Il l’avait assumé ouvertement en 1973, dans un entretien célèbre et dévastateur avec Oriana Fallaci2, où il expliquait que les femmes n’ont jamais rien accompli de grand, ne sont même pas bonnes à faire la cuisine (tous les grands chefs culinaires étant des hommes !) et « ne savent jamais se rendre utiles ».3

Un autre fait illustre la domination masculine existant à cette époque : au milieu des années 1970, la sénatrice Mehranguiz Manouchehrian avait proposé d’éliminer l’obligation pour les femmes mariées d’obtenir l’autorisation de leur mari afin de sortir du territoire. Non seulement cette demande a été violemment rejetée, mais M. Manouchehrian a été forcée de démissionner. 

Malgré les apparences, la monarchie et ses lois n’ont jamais étaient véritablement « laïques ». L’ombre de la Charia était présente, et les compromis du régime du Shah avec le clergé fort nombreux ! 

Les femmes, premières victimes du régime religieux

Socialement et politiquement, les femmes iraniennes ont été les premières victimes de l’installation d’un régime clérical. Khomeiny, même en exil, avait exclu de déroger aux règles de la charia. Cette attitude n’est pas nouvelle : le clergé iranien a toujours joué un rôle de premier plan contre les femmes.

De la révolution constitutionnelle de 1906 à la prise du pouvoir par le clergé en 1979, ce dernier n’a jamais cessé de combattre toute avancée des droits des femmes. En ce qui concerne Khomeiny, sa protestation contre le régime du Shah au moment de la « révolution blanche » et de la réforme agraire qui entrait dans son cadre (1963) était avant tout une opposition au droit de vote et d’éligibilité alors accordé aux femmes par le régime monarchique. 

Dans la vision du monde des ayatollahs chiites iraniens, les droits des femmes ne sont pas déterminés par les êtres humains et les conditions sociales d’une période déterminée, mais par leur « place naturelle et définie par Dieu ». Le rôle social de la femme est d’être avant tout une épouse soumise à l’homme qui lui garantit sa subsistance. Son devoir sacré est la reproduction. Un slogan favori des ayatollahs est « Le paradis est sous les pieds des mères ». Être femme et mère au foyer constitue le « travail divin » dévolu aux femmes, tandis que les hommes ont le pouvoir de « mettre fin au contrat » de mariage quand ils le souhaitent.

En bref, pour ces religieux l’inégalité est dans l’ordre naturel et divin des rapports entre les humains et, selon la volonté divine, les femmes sont inférieures en droit aux hommes. Ceci est codifié, entre autre, dans les lois et codes islamiques concernant le droit à l’héritage, l’accès à des responsabilités juridiques, le témoignage dans des affaires juridiques, le droit de garde des enfants, l’autorisation de voyager à l’étranger, etc.

La situation déplorable des femmes travailleuses

Les travailleuses subissent la double oppression du système capitaliste et de l’ordre patriarcal. Elles forment la majorité des démunis de la société. La plupart des emplois offerts aux travailleuses sont très mal payés et considérés comme dévalorisants. La quasi-totalité des emplois dans le tissage des tapis et les services de nettoyage privés et publics, sont occupés des femmes. 

A travail égal, il existe une énorme différence entre hommes et femmes en ce qui concerne les salaires, les primes et les augmentations salariales, quand bien même c’est interdit par la loi. 

On retrouve ces inégalités dans de nombreux domaines comme les critères d’embauches, la formation, les promotions, etc.

En raison de la séparation des hommes et des femmes dans les services publics, comme par exemple l’éducation ou les services de santé, le nombre de femmes fonctionnaires a certes augmenté. Mais le corollaire en a été la baisse du taux du travail féminin dans le secteur privé.

Une longue tradition de résistance

Les femmes iraniennes n’ont pas cédé face aux tentatives de mise à l’écart, aux intimidations directes et indirectes ainsi qu’à la répression féroce du régime islamique. Un de ses « records », par rapport au régime monarchique qui l’a précédé, est ainsi le nombre de femmes qu’il a emprisonnées ou mises à mort : presque 2000 femmes ont été exécutées depuis 1979, dont 79 depuis 2013.

L’islamisation de l’enseignement a poussé des familles traditionalistes à laisser leurs filles mener des études universitaires, ce qui a contribué à une plus grande féminisation du monde étudiant. Mais si de très nombreuses femmes poursuivent leurs études le plus loin possible, c’est avant tout parce que cela leur offre l’opportunité de sortir pour un temps de l’enfermement familial et ainsi de respirer.

Sur le plan politique, depuis l’avènement du discours « réformateur d’Etat », qui a culminé avec les victoires de Khatami aux élections présidentielles de 1997 et 2001, les militantes féministes se sont dans leur grande majorité limitées à soutenir les « réformateurs », en limitant leurs actions à ce cadre légal.

Juste après l’élection à la présidence de l’ultra-conservateur Ahmadinejad, elles ont organisé un grand rassemblement le 23 juin 2005, jour anniversaire de l’élection du président sortant Khatami. Elles voulaient ainsi exprimer leur volonté de défendre les droits des femmes qui semblaient être encore plus menacés avec le nouveau gouvernement formé par le clan d’Ahmadinejad et ses nombreux ministres issues des Gardiens de la révolution. Paradoxalement, la police a toléré cette manifestation. Mais un an plus tard, le 23 juin 2006, un deuxième rassemblement a été cette fois-ci brutalement dispersé. Les militantes ont été arrêtées et brutalisées. 

De là est sortie l’idée d’orienter le mouvement féministe vers d’autres façons d’agir. La « campagne d’un million de signatures » contre les lois en préparation visant à réduire davantage les maigres droits des femmes a alors été lancée.4 Les féministes et leurs soutiens ont fait du porte-à-porte afin de sensibiliser les femmes au foyer. Après une effervescence initiale et un succès réel auprès des femmes ordinaires, la répression policière s’est abattue sur les militantes et la campagne s’est arrêté net. 

Après cette phase particulière de lutte civique, de grandes personnalités de ce mouvement se sont mises au service presque exclusif des « réformateurs d’Etat ». Elles ont servi, avec « fierté et d’enthousiasme » selon leurs dires, les campagnes électorales de Moussavi et de Rouhani. Elles se sont de ce fait coupées du reste des mouvements sociaux, et le mouvement féministe indépendant iranien a cessé d’exister. Ses figures emblématiques, de Chirine Ebadi (prix Nobel de la paix) à l’avocate militante Nasrine Sotoudeh, sont toutes devenues des soutiens actifs des « réformateurs ». Elles ont condamné les actions se plaçant en dehors du cadre légal et se sont exprimées ouvertement contre ce qu’elles ont appelé « la subversion ». Cette orientation n’a débouché sur aucun résultat.

Une nouvelle ère pour les mouvements sociaux, dont celui des femmes

Les dix jours de manifestations contre la vie chère de ce début d’année ont été caractérisés par l’absence totale de slogans en faveur des réformateurs d’Etat, tels que Mir Hossein Moussavi ou Mehdi Karoubi, alors que ceux-ci ont été placés en résidence surveillée. On y a par contre entendu des slogans radicaux contre le régime, Guide Suprême inclus, et demandant le renversement du régime islamique dans sa totalité.

L’action publique et illégale des courageuses femmes iraniennes contre l’obligation de porter le hidjab islamique s’est également faite sans le soutien des fameux « réformateurs ». Ceux-ci n’ont même pas osé les soutenir verbalement. Le mouvement de ces femmes se caractérise par un dépassement immédiat du cadre imposé non seulement par les « conservateurs », mais aussi par les dits « réformateurs d’Etat » et leur discours stériles. Son caractère subversif, irrespectueux des cadres légaux, constitue même pour ces derniers une hantise. Les deux mouvements concomitants, contre la vie chère et la corruption et contre l’obligation de porter le voile islamique, signent une défaite pour le discours « réformateur » des vingt dernières années. 

Au-delà du nombre limité de ses pionnières, le mouvement de protestation des femmes est entré dans une nouvelle ère. Raison de plus pour qu’en France et ailleurs, la solidarité du mouvement ouvrier et du mouvement des femmes soit sans faille, face aux arrestations et aux emprisonnements. 

Par Behrooz Farahany

  • 1. Voir l’article de Houshang Sepehr dans notre revue n° 95 de février 2018. Plus généralement, se reporter au site de SSTI (Solidarité socialiste avec les travailleurs d’Iran), http ://iran-echo.com.
  • 2. L’écrivaine italienne Oriana Fallacci, née en 1929 et décédée en 2006, a longtemps été une féministe de gauche engagée et courageuse. Elle n’a pas toujours défendu les positions pro-impérialistes, pro-sionistes et violemment islamophobes qui ont tristement marqué la fin de sa vie.
  • 3. Ce très instructif entretien peut être relu, en anglais, sur https ://newrepublic.com/article/92745/shah-iran-mohammad-reza-pahlevi-oriana-fallaci.
  • 4. Ces lois se sont attaquées au droit de garde des enfants par les femmes en cas de divorce, et ont abaissé encore davantage l’âge du mariage pour les filles.